jeudi 18 décembre 2014

JEFF KOONS. Inoxydable.

Vue d'exposition. Centre Pompidou.
Décembre 2014. Ph ©FDM.

"INOXYDABLE : adjectif et nom masculin.
* Se dit d'un métal ou d'un alliage remarquable par sa résistance à l'oxydation. (Les alliages inoxydables, surtout employés dans les industries chimique, aéronautique, navale et en coutellerie, sont constitués de 13 à 18% de chrome, éventuellement additionné de nickel.)
* Que rien ne peut altérer; qui est immuable : Une réputation inoxydable.
"
(Dictionnaire Larousse)

Brillance. Miroirs. Reflets. - Prolongeant l'aventure du pop art américain des années 1960-1980, Jeff Koons impose aujourd'hui sa marque esthétique et financière sur toute une part du monde de l'art - monde des collectionneurs, des galeristes, des maisons de vente et des musées qui (désormais) prennent le relais du business de l'art.

Tout brille et reluit dans ce monde qui - contre vents et marées et sous la forme d'un DENI de réalité (TOUT VA-T-IL SI BIEN EN CE MONDE ? Mais le déni de réalité n'a-t-il pas toujours été une des facettes irréductibles du monde de l'art ?) - travaille dans le clinquant, le kitch et le ludique.

"ENJOY" : le monde est une BD nous dit en souriant l'auteur du Balloon Dog. Cet univers est clean et chromé. Inoxydable et paré contre toute forme de corruption. La critique elle-même (cette fameuse critique d'ART qui ne cesse de courir après ses propres fantasmes et fantômes) alimente et nourrit la légende.

Haine et crachats de la critique : tout glisse sur les surfaces chromées. Les parois luisantes absorbent votre silhouette (et vos discours) à la façon d'un miroir. Votre image y est certes rapetissée, déformée, un brin rabougrie. Mais votre reflet aura eu l'inestimable impression d'appartenir quelques instants à l'œuvre pharaonique la plus chère du moment…

Trompe-l'œil, direz-vous. Attrape-nigauds et fariboles. - Le trompe-l'œil (et les fameux raisins de Zeuxis) sont, rappelons-le, à la source et origine de l'art occidental. Tout s'y est joué dans l'apparence et l'illusion.

ACIER. CHROME. NICKEL. - Les matériaux de Koons sont là pour nous rappeler la persistance de la facticité de l'illusion artistique. Ces œuvres, dont on a le sentiment qu'elles sont (comme les ballons de nos enfances) gonflables et donc perçables et en puissance de détumescence, sont de fait lourdes et en acier bien solide. Polies. Nickelées. - Et donc : immuables. Inamovibles. - Le ballon ne s'envolera pas.

QUID, maintenant, de l'essence de l'art ? On se trouve au cœur d'une des contradictions (et apories) de l'art contemporain : celle de la VALEUR de l'œuvre. ÉSTHETIQUE et/ou FINANCIÈRE. Affaire de goût ou de finances, de plaisir ou de pouvoir. - La question (qui n'est pas neuve) n'est, bien sûr, pas tranchée. Elle se trouve juste POSÉE. Et comme EXACERBÉE.

Histoire matérielle et immatérielle, édition de 2008.

samedi 13 décembre 2014

CASTELLUCCI. Le sacre de la poussière.

Romeo Castellucci, Le Sacre du printemps, ph. DR.

Grande Halle de la Villette.
Décembre 2014.

"… j'ai eu l'idée de faire danser de la poussière. Il s'agit de briser, d'atomiser les danseurs. Mais la danse reste là. Les mouvements, les pirouettes, les figures les plus traditionnelles de la danse sont exprimés à travers la poussière." (Romeo Castellucci, Entretien, mars 2014)

La poussière est entrée depuis longtemps dans le grand arsenal des arts plastiques. De l'élevage de poussière sur le Verre de Marcel Duchamp (photographié par Man Ray) au réemploi par Francis Bacon de la poussière de son atelier dans la palette (infinie) de ses gris, la poussière - cette matière sournoise, impondérable, et qui se décline en de multiples grains et coloris - a acquis droit de cité dans le champ de l'art moderne.

Transgressant les frontières et les genres, il revenait à Romeo Castellucci de révéler l'essentiel de la puissance théâtrale de la poussière. De sa grâce chorégraphique. - Le puissant dispositif mécanique imaginé par notre metteur en scène pulse, crache, éjecte, tisse, tresse, emmêle ou (tout simplement) laisse couler cette poussière d'os calcinés dont il s'empare ici comme du plus symbolique et du plus esthétique des matériaux.

Nous autres, visiteurs et récepteurs de l'œuvre, demeurons à l'abri derrière la rigide paroi transparente qui nous isole de la scène, du chœur, de l'abattoir et machinerie où tout se joue. Les tubes et orifices du dispositif crachent des projections de poussière comme encrées de noir, laissent filer de blanches ondulations, enlacent de longs rubans de matière fine…

Le danseur, l'humain a disparu… Il n'est plus là que par le truchement de ces pas, ces rythmes, ces entrelacs et vibrations d'une matière qui se délite ou se renforce au gré de la musique d'Igor Stravinsky, de l'électricité dégagée par les sons, les dissonnances, les stridences…. du Sacre du printemps (1913).

Castellucci pulvérise la scène théâtrale, entraîne la dissolution de toute chorégraphie. Le théâtre, la danse entrent dans le jeu de la PERFORMANCE, de l'aléa, certes programmé mais dont la grâce et la folle précision évoquent les esquisses de la peinture chinoise soufflée, pulvérisée… crachée sur un support.

Castellucci nous introduit au cœur d'une bulle. Graphique, atomique, pulvérisée.

La deuxième partie de l'œuvre - qui fait intervenir des humains en combinaisons étanches, à la façon de fossoyeurs de l'ère atomique - est presque de trop qui nous ramène à la réalité (fantômale certes, mais "insistante") de l'atome, de la calcination (fine, si fine) d'une poudre d'os animale qui rappelle d'autres abattoirs et d'autres calcinations (humaines celles-là). - Mais nous le savions, nous l'avions compris dès les premières "images" ou "presque images" ou filigranes de ce spectacle qui franchit toutes les limites du genre. - De Nijinski et des figures initiales, il ne reste que de la poudre d'os…

Cette danse de très fines particules est une danse de vie et de mort, un macabre fertilisant. C'est le Sacre du printemps. De ces printemps du monde qui n'en finissent pas de succéder à la mort des longs hivers - naturels, saisonniers, mais aussi (et sans doute au premier chef) historiques et sociologiques.

Entretien avec Castellucci

jeudi 4 décembre 2014

Fou. Fou. Fou. HOKUSAI.

Hokusai. Mont Fuji Rouge. Vers 1830. DR.

Né sur les rives de la Sumida, à proximité d'Edo, Hokusai (1760-1849) eut de multiples vies et quantité de noms sous lesquels il signa une œuvre protéiforme qui demeure une merveille absolue.

Impossible de résister à la puissance, l'élégance et l'humour, à la virtuosité de ses dessins. Nul comme lui n'a su maîtriser les aléas et circonvolutions, les accents et déclinaisons de la ligne. L'art nouveau européen en portera la marque indélébile.

Ce trait incomparable soutient une œuvre immensément riche sur les plans artistique et ethnographique. Ses célèbres estampes (comme Les trente six vues du Mont Fuji) et les milliers de croquis de ses mangas (15 cahiers de croquis publiés en 1814 et 1878) offrent un panorama de choix sur le Japon du XIXe siècle.

Faune, flore, mœurs du petit monde d'Edo et des différentes couches de la population. Sans oublier les techniques, les petits métiers et la peinture - précise, si précise - des façons d'être et de vivre du monde humain, animal… et végétal. Car la nature japonaise est une nature animée, peuplée de ces fameux "kamis", esprits ou dieux issus du shintoisme, qui rendent si troublante, si "flottante", l'appréhension de la civilisation japonaise.

L'œuvre d'Hokusai est un Monde. Foisonnant. Poétique. Précis et détaillé. Synthétique jusqu'à la perfection. — C'est assez dire que la très riche exposition du Grand Palais est un événement à ne rater sous aucun prétexte.

J'avais pu voir le premier volet de ce cérémonial présenté en deux temps (pour cause de fragilité des œuvres exposées). Je vais, comme beaucoup, me précipiter pour voir ce deuxième volet, partiellement renouvelé. Et me plonger dans les mille et une merveilles de ce fou (et plus que fou) de dessin.

PS. Se munir de patience (l'exposition est très courue) et de bonnes lunettes. Tant de choses sont dans le détail, l'extrême détail…, le pli et le repli de la ligne.

"Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner les formes des objets. Vers l’âge de cinquante ans, j’ai publié une infinité de dessins ; mais je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans. C’est à l’âge de soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la forme et la nature vraie des oiseaux, des poissons, des plantes, etc. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses ; à cent, je serai décidément parvenu à un état supérieur, indéfinissable, et à l’âge de cent dix, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens parole. Ecrit, à l’âge de soixante-quinze ans, par moi, autrefois Hokusai, aujourd’hui Gakyo Rojin, le vieillard fou de dessin."

Hokusai (dont le nom ferait référence à l'étoile polaire) disparaît de cette terre pour rejoindre les étoiles à l'âge de 89 ans.

Hokusai au Grand Palais
Du 01 Octobre 2014 au 18 Janvier 2015


Exposition à la BNF en 2008

Hokusai. Denshin Kaishu. 1817. DR.