mardi 29 novembre 2011

ANTONIN ARTAUD. ET LE CONCEPT DE DÉFIGURATION.

Des lecteurs me demandent quand et comment j'ai utilisé, à propos d'Artaud, le concept de "défiguration". - Je réponds bien volontiers à cette question.

La première utilisation de ce terme remonte pour moi à ce texte que je publiais en 1978 dans La Nouvelle Revue Française (revue de Gallimard dont Georges Lambrichs était alors le rédacteur en chef) sur les dessins d'Antonin Artaud. - Une exposition de ces dessins venait d'avoir lieu à la librairie-galerie Obliques à Paris.

Ce texte ayant été republié sur mon blog, j'y renvoie le lecteur (lien ci-dessous).

Je fis ensuite un usage abondant de cette notion dans l'ouvrage que je consacre aux dessins d'Antonin Artaud en 1984. Cette notion intervient tout particulièrement dans le chapitre intitulé "Figurer l'infigurable": "La contradiction est {…] flagrante entre les dessins du visage, où nulle déformation, nulle destruction, manifestes, n'interviennent - dessins si réalistes et si près du "modèle" - et ces autres dessins qui, eux, défigurent le corps. Corps éclaté, morcelé, analysé et disséqué." (Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris, Blusson, p. 55).

La relation à ce que l'on nomme "figure", à ce qui fait face et se donne en présentation ou re-présentation est fondamentale dans l'œuvre du Mômo. Mais elle entre aussitôt en résonance avec les puissances de destruction et les forces de ce qu'il faut bien nommer "l'innommable". Les lignes bougent alors, entrent en conflit, en tension.

Ce terme de DÉFIGURATION reparaît ensuite dans l'Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne que je publie en 1994. Dans un chapitre intitulé "Figuration, défiguration". - Il s'agit alors pour moi de mettre en lumière les relations qui existent entre la forme et l'informe. Et de montrer comment cette question de la figure (et de sa déstabilisation dans l'art moderne et contemporain) renvoie à des questions que l'on retrouve en philosophie (Gilles Deleuze), dans les arts plastiques (Francis Bacon, Antonin Artaud, Lucian Freud, Giacometti, etc.) et jusque dans la littérature.

Arts plastiques et littérature s'appellent alors et se rejoignent dans le trouble jeu de ce qui a nom "figure". - "Vivante, sculptée, burinée. Épure formelle que ni Beckett ni Giacometti n'auraient reniée." - Quelques pages plus loin, Henri Michaux, la tache et l'informe entrent en jeu…

Ce concept prend appui sur des problématiques qui sont communes à la littérature, la philosophie et les arts plastiques, domaines qui ont toujours été mes trois lieux de prédilection.

La Nouvelle Revue Française

Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris

Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne

lundi 28 novembre 2011

ANTONIN ARTAUD, LES COUILLES DE L’ANGE.

« Oui, je suis fait de la même matière organique que les anges, mais j’ai cette supériorité sur eux de ne pas me croire éternel dans cette forme de la matière, de savoir qu’elle n’est pas moi, et de pouvoir me payer le luxe de cracher sur cette charogne que j’habite et qui m’habite. » (Antonin Artaud. O.C. –VIII-23)

Deux pôles écartèlent en permanence l’œuvre et la pensée d’Antonin Artaud : une aspiration à l’angélisme et une conscience de la chair, d’un côté le rêve d’un corps abstrait, d’une chair sublimée, allégée et - tout à l’opposé – une pensée puissamment, violemment incarnée dans un corps sexué. Le thème de l’ange amène à se poser la question, complexe, du catholicisme d’Artaud. Celle aussi de son athéisme, tout aussi fondamental. Et de son rapport à la psychanalyse.

Telles sont les questions que le présent essai aborde, au travers de la médecine, la maladie, le théâtre, la musique et la voix, l’alchimie, l’inconscient…

TABLE DES MATIÈRES

1- Le scandale de la pensée


une science des écarts. - le corps, l’esprit, la matière. – le catholicisme d’Artaud. – Artaud/Bataille : le clos et l’ouvert. – la scène de l’inconscient. – l’éternelle conscience. – l’inconscient-dieu.

2- Les ruines de l’Occident, les franges de l’Orient. Bribes, traces, fragments

Artaud/Uccello. – Artaud/Descartes. – Artaud/Freud. – Artaud/Borges. – Artaud/Hegel. – Artaud/Mishima. – Artaud/Rivière. – Artaud/Masson. – Artaud/Tanizaki. – Artaud/Burroughs. – Artaud/Lacan. – Artaud/Jean de la Croix. – Artaud/Balthus. – Artaud/Guyotat. – Artaud/Picasso.

3- Médecine et chirurgie dans l’œuvre d’Antonin Artaud

médecine et rationalisme. – expérience et manipulation. – psychosomatique et retour à l’unité. - l’Occident malade de sa culture. – dimension métaphysique de la maladie. - la tradition orphique. – le corps préadamique. – guérir la médecine. – acupuncture et homéopathie. – un athlétisme affectif. – la métaphore électrique. – la peste.

4- Les couilles de l’Ange

la figure de l’Ange. – l’angélisme et la chair. – la tradition historique. – virginité et chasteté. – la chair. – le Vampire, la Momie. – le poids de la chair. – sexualité et langage : la crudité des mots. – opacité et transparence : souffle de l’Ange et corps fluidique. – Satan le feu.- les Cathares ou le refus de l’existence. – les limbes du virtuel. – le nombre des Anges. – l’inachevé dans la création. – l’Ange et l’archétype.

5- Corps solaire/Pierre de lune : lecture d’Héliogabale

6- Musique, voix, cri : la pensée émet des signes, le corps émet des sons.

Florence de Mèredieu, "Les Couilles de l'Ange", Blusson, 1992

dimanche 27 novembre 2011

JOACHIM BONNEMAISON. PORTRAITS HOLISTIQUES. PORTRAITS-MONDES.

Louise, Portrait holistique, 2011.
Courtesy Galerie Michèle Chomette, Paris.

Mon précédent blog (du 25 novembre 2011) s'ouvrait sur la photographie d'un lancer de ballons multicolores dans le ciel du Japon. Action menée par le Groupe Gutai en 1960, lors de l'International Sky Festival d'Osaka.

Je voudrais rester avec cette image de Louise dans un système d'échos et de redondance formelle. Ballons. Aquarium. Bulles. Rotondité et circularité où se plaît Joachim Bonnemaison.

Ce dernier a toujours aimé les formats photographiques incongrus : panoramas, anamorphoses et ici ces portraits photographiques qui utilisent un dispositif déformant. La perspective y est circulaire ; l'image ramassée en son centre, les premiers plans accentués.

Le savant mélange d'étrangeté et de familiarité, de réalisme du détail et de monstruosité douce conduit à un monde délibérément poétique. - Décalé.

Cette série de portraits "holistiques" (constituant un "tout" ou un "monde"), notre photographe la conçoit comme un hommage au Parmigiano, peintre italien de la première moitié du XVIe siècle qui, ayant découvert chez son coiffeur un miroir concave, fit construire pour peindre un dispositif susceptible d'en reproduire les effets.

Ce que l'on sait par un récit de Giorgio Vasari : "et puisque tous les objets qui s’approchent du miroir grossissent et que ceux qui s’en éloignent rapetissent, il y fit une main qui dessinait un peu grande, comme la montrait le miroir, et si belle qu’elle paraissait très vraie; et comme Francesco avait belle apparence et le visage gracieux, plus celui d’un ange que d’un homme, son effigie sur cette boule avait quelque chose de divin. ”

L'image finale - cet autoportrait du Parmigiano - me permet ainsi de me tenir dans la redondance des figures circulaires. Gageons que, dans la totalité de mon blog, il y en a bien d'autres.

Exposition Joachim Bonnemaison. Galerie Michèle Chomette. Jusqu'au 22 décembre 2011.

Parmigiano, Autoportrait, 1524

vendredi 25 novembre 2011

SHIRAGA [GUTAI]. "DANSER SA VIE". DANSER DANS LA BOUE.

Exposition "Danser sa vie" au Centre Pompidou. - Une exposition dense et magnifique sur les relations des arts plastiques et de la danse. Il faudra y revenir.

Aujourd'hui je voudrais insister sur la présence du groupe japonais GUTAI dans l'exposition. Tout particulièrement de l'un de ses meilleurs représentants : Kazuo Shiraga. Plusieurs de ses œuvres figurent dans l'exposition. Comme les photographies témoignant de cette performance qu'il réalisa en 1955 : Ramper dans la boue. Ou cette danse du Sambaso ultramoderne, le Sambaso étant traditionnellement dans le théâtre No une danse de vieillard…

Ailleurs, suspendu à une corde et les pieds dans la peinture, Shiraga trace sur la toile posée au sol des méandres qui ne sont pas sans évoquer les drippings de Jackson Pollock.

Ce mouvement Gutai fit l'objet, en 1999, d'une exposition et de conférences au Musée du Jeu de Paume et - dans la foulée - d'un livre que je co-réalisais avec l'un des conservateurs des archives Gutai, Atsuo Yamamoto, et Ming Tiampo, historienne d'art canadienne.

Cet ouvrage fut pour moi l'occasion de recherches, de rencontres et de découvertes passionnantes au Japon.

Fondé dans les années 1950 dans la région d'Osaka, Gutai a tout pratiqué : la performance, le théâtre plastique, le rapport au matériau et à la nature, l'œuvre in situ, etc. On comprend que ses membres aient travaillé sur des matériaux mouvants, sur ces fluides que sont la fumée, l'eau et les gestes des humains.

Gutai. Moments de destruction. Moments de beauté. - On pourra dans la librairie adjacente à l'exposition feuilleter ce livre et retrouver les fêtes, danses et performances que cette exposition ressuscite.

Livre Gutai

Kazuo Shiraga. Archives Gutai. DR

samedi 5 novembre 2011

BOB WILSON, LOU REED : UNE LULU ÉLECTRIQUE.

"Lulu", Théâtre de la Ville, 2011.

Nietzsche plaçait l'œuvre d'art et la tragédie sous le patronage de deux figures mythiques : Apollon, symbole de la belle apparence, de l'harmonie, de la beauté pelliculaire et du monde des images ; Dionysos, qui représente la démesure, l'ivresse, la part chaotique et cruelle d'une vie en permanence exacerbée. De l'union des deux naît la tragédie antique, Dionysos nourrissant de sa puissance la perfection de la belle apparence.

Depuis ses origines - et son fabuleux Regard du Sourd (1971) - le Grand Œuvre de Robert Wilson n'a cessé d'incarner le versant apollinien de la tragédie grecque, nourrissant le spectateur de visions hallucinées mais glaciales.

L'univers wilsonien demeurait cependant, au départ, très proche de l'image surréaliste et de l'inconscient freudien. La dimension artisanale de son théâtre renforçait alors cet aspect.

Au fil des ans et des spectacles, Bob Wilson n'a cessé de renforcer la perfection d'une mécanique théâtrale aujourd'hui totalement cadrée, mise en boîte, millimétrée et finalement très "design". Compartimentée. Minutée. Et que l'on croirait tout droit sortie d'un ordinateur et du monde des images de synthèse.

Ce monde-là atteignit sa perfection dans L'Opéra de quat'sous, monté en 2009 au Théâtre de la Ville. Les chants et la modulation métallique de la langue allemande apportait un contrepoint parfait à la rigueur de la mise en scène. Le Berliner Ensemble se jouait alors magnifiquement de l'expressionnisme, en portant celui-ci à l'un de ses sommets.

La LULU aujourd'hui proposée nous interroge. - Ce monde parfait, et devenu on ne peut plus parfait, cadré, contrôlé, de la mécanique wilsonienne, on souhaiterait le voir perturbé, entamé. Brutalement et de fond en comble.

Cela aurait pu être ici le rôle de la musique. - Le rock très électrique de Lou Reed perturbe la belle image. Mais l'effet n'est pas celui que l'on en attendrait. La musique explosive, sèche, percutante - et très réussie - du mythique rocker vient comme assommer l'image et la tuer. La perfection, l'hygiénisme géométrique cèdent sous les coups répétés - et furieux - des basses et des accents de la guitare électrique.

Ces explosions sonores représentent ici cette part dionysiaque dont parlait Nietzsche. La vie, le chaos, le mouvement et la cruauté passent de ce côté.

On aurait souhaité voir naître un équilibre, une tension, un chaos soudain organisé entre ces deux mondes - de Lou Reed et de Bob Wilson. Mais l'un comme l'autre se développent en parallèle et semblent ici s'ignorer.

Le jeu même du Berliner se laisse distancer par la puissance et le phrasé musical de Lou Reed.

UN NÔ TRANSFORMÉ EN SCÈNE DE ROCK : telle était la gageure à tenir pour ce spectacle. Il n'est pas sûr que Bob Wlson, metteur en scène et maître des cérémonies, y soit totalement parvenu. La scène reste froide. Glaciale. À mille lieues d'une musique délibérément électrique. Et comme en apesanteur.

L'Opéra de quat'sous (2009)

mercredi 2 novembre 2011

THÉÂTRE. MÉDECINE. LES ORIENTS D'ANTONIN ARTAUD.


LA CHINE D'ANTONIN ARTAUD

Très tôt marqué par l'emprise d'un Orient qu'il découvre au travers des danses cambodgiennes (1922) et du Théâtre balinais (1931), Artaud est fasciné par la civilisation millénaire de la Chine. celle-ci lui apparaît comme le symbole même de l'Orient. - La fréquentation, dans les années 1930, du grand sinologue que fut Georges Soulié de Morant lui fait prendre connaissance du théâtre chinois. Celui-ci sera un des modèles du théâtre qu'il entend promouvoir. Le Dr René Allendy et Soulié de Morant l'initient également à la médecine chinoise et à l'acupuncture. cette dernière lui inspirera cette forme d'"acupuncture théâtrale" qui (par le truchement des formes, des couleurs et des sons) vient atteindre le spectateur en des points précis de son organisme.

TABLE DES MATIÈRES

- Entre Chine de légende et chine européenne
- Les ombres chinoises et le Théâtre de Séraphin
- "Chinoiseries"
- Une Chine Théâtrale très européenne
- Mei Lan-Fang
- René Allendy (1889-1942)
- George Soulié de Morant (1878-1955)
- George Soulié de Morant et le théâtre chinois
- Artaud et le théâtre chinois
- Des séances d'acupuncture
- Théâtre et acupuncture
- Utopies chinoises : Artaud, Segalen, Soulié de Morant
- Cinéma, Cinémas
- "Notes sur les cultures orientales" : une sagesse millénaire
- 1932 : une année très chinoise
- Chinoiseries post-mortem
- Lao-Tseu et la doctrine du vide
- Le Taoïsme et la doctrine du non-agir
- Le Chinois de l'écliptique


LE JAPON D'ANTONIN ARTAUD

Les années 1920-1930 sont, en Europe, marquées par un cosmopolitisme et un goût pour l'exotisme, qui amènent les revues culturelles (Comœdia, Pour Vous, Je sais Tout, etc.) à s'ouvrir largement aux cultures asiatiques. C'est à l'atelier de Charles Dullin qu'Artaud (1896-1948) découvre la stylisation des masques et du théâtre japonais. mais le jeune homme lit aussi Lafcadio Hearn, découvrant la légende de Kwaidan, qui lui inspire un texte. Il se montre fasciné par les idéogrammes, découvre le haïku et s'intéresse à la philosophie japonaise. - Les Japonais eux-mêmes ne seront pas en reste. Ils s'intéressent dès la fin des années 1920 aux surréalistes et, tout particulièrement au surréaliste "non communiste" Antonin Artaud.

TABLE DES MATIÈRES

- Orient-Occident
- Lafcadio Hearn (1850-1904)
- "Hoïchi le pauvre musicien"
- Artaud et les théâtres orientaux
- Le théâtre japonais
- Charles Dullin et le théâtre japonais
- Artaud et le théâtre japonais
- Le Japon de Victor Segalen et de Paul Claudel
- La relation de la scène et de la salle
- Le jeu de l'acteur
- Cinémas japonais
- Médecine et civilisation
- Artaud et le Japon : un jeu d'influences réciproques
- Un Japon post-atomique

(aux Editions Blusson, 2006)

La Chine d'Antonin Artaud / Le Japon d'Antonin Artaud

mardi 1 novembre 2011

ARTAUD, PORTÉ, DÉPORTÉ, TRANS-PLANTÉ.

"A Pierre Bousquet, déporté en Allemagne durant la dernière guerre, Artaud écrit en 1946 et depuis l'asile de Rodez, avoir été lui aussi mis en "état de déportation".

- "Être brutalement sorti de son pays, pour être transplanté dans un autre comme une plante en prévention de carie est affreux, et il est affreux d'être brutalement et sur ordre tout à coup dépaysé. Plongeur qui perdrait l'axe d'un paysage et dans le paysage un lambeau de son corps, comme s'il voyait tout à coup son corps passer dans le paysage comme le rouleau d'un kaléidoscope tournant." (Œuvres complètes, XI-271) C'est que pour Artaud tous les processus d'éloignement, de délocalisation, de dépaysement ne peuvent être vécus de manière positive ou enrichissante et cela parce que nous sommes d'emblée expulsés et expropriés, déportés hors de nous-même. […]

Si la vie se trouve comparée à un gigantesque périple, le voyage fondamental est alors celui par lequel nous quittons l'être et sortons de l'unité primitive. Car voyager, c'est passer. D'un lieu en un autre. D'un état à un autre état et - pourquoi pas - d'un être à un autre être. Cette sensation d'inconnu, ce sentiment d'étrangeté qui apparaissaient comme la dimension fondamentale du voyage, gagnent ici le moi. L'étrangeté devient toute intérieure.

Mais il ne s'agit pas, en cette aventure, d'être mû par un autre que soi. Car alors il s'agira d'exil et de déportation au sens strict du terme, d'une véritable main-mise sur le corps. Artaud ne veut à aucun prix de ce voyage ou déplacement obligé. C'est ainsi qu'à l'asile Sainte-Anne il refusera violemment - jusqu'à être encamisolé de force - le transfert à Ville-Evrard contresigné par les médecins en février 1942 : "je protestais contre un nouveau transfert (le 4e en 17 mois) et contre le fait de voir depuis tout ce temps l'administration disposer de moi comme d'un colis, QUI N'A PAS LA PAROLE…" (F de M, Extrait de Antonin Artaud, Voyages, 1992)

"Antonin Artaud, Voyages", Blusson, 1992