lundi 28 septembre 2009

MARCEL DUCHAMP : LE READY-MADE ANONYME

Voici une série d'historiettes mettant en scène Duchamp et son fameux ready-made, le porte-bouteille acheté en 1914 au BHV, qui aura eu un tel impact sur l'histoire de l'art.

- Il y a une vingtaine d'années quelle ne fut pas ma stupeur de découvrir, dans un débarras d'Emmaüs, le porte-bouteille en question. Anonyme. Rouillé. Superbe. Perplexité et réflexion me firent louper l'objet en question, acheté je ne sus par qui : "amateur d'art" (comme moi) ou "simple particulier" ? J'entretins bien (et entretiens toujours) quelque regret ! Mais celui-ci ne fut pas bien vif. J'étais finalement contente d'avoir raté l'objet tant convoité !

- Cette histoire de porte-bouteilles "à la Duchamp" rebondit en mai 2008. Préparant une conférence sur l'objet détourné pour le Québec (et le 3e Imperial : salutations, au passage !), j'eus la curiosité d'aller sur le site de ventes aux enchères d'ebay. J'y découvris toute une série de porte-bouteilles, tous plus kitch les uns que les autres. Et, ô miracle, un porte-bouteille "à la Duchamp". Mis aux enchères. Une personne avait déjà enchéri : 9,99 euros !

Alors évidemment, je me tâte une fois de plus ! Mais la petite annonce est précise : le porte-bouteille est en banlieue parisienne, il ne sera pas envoyé par la poste, il faut aller le chercher ! - Je serai, à la fin des enchères, au Québec ! J'imagine pourtant le voyage jusqu'au lieu de résidence du porte-bouteille "façon Duchamp", "à la Duchamp", "de" Duchamp. Une action somme toute ! Une performance. Un pèlerinage à l'origine du ready-made.

Le ready-made, encore une fois, me resta inaccessible. C'était bien. Je souhaitais que le ready-made me soit à jamais inaccessible. Désiré, effleuré, contourné, mais jamais "possédé".

- Surfant récemment sur Internet, j'ai retrouvé deux fois le prototype anonyme en question. Sur ebay, tout d'abord, où il était, cette fois-ci, annoncé comme un "fameux porte-bouteille". Les consommateurs, on le voit, ont aujourd'hui des lettres et savent distinguer un "authentique faux Duchamp" d'un quelconque porte-bouteille.

- À quelque temps de là je repérai sur un site l'image de l'objet et le commentaire d'une jeune personne dont je me dis que "peut-être", elle avait acquis l'objet en question. Ou son double. Salut donc à l'heureuse élue, la propriétaire de ce "vrai faux Duchamp" que je continuerai à caresser sans jamais l'acquérir.

Nota bene
: je vous offre ici l'image ou le double d'un quelconque "vrai faux Duchamp". Mais allez donc savoir si ce double n'est pas le reflet de l'authentique Duchamp ? Ou de son exquis prototype ?

dimanche 20 septembre 2009

BOB WILSON ET LE "BERLINER ENSEMBLE"

Associées l'une à l'autre, la puissance du Berliner Ensemble et l'épure de l'esthétique de Bob Wilson font de cet "Opéra de Quat'sous" une expérience plurielle, complexe. Riche comme un millefeuille.

Deux esthétiques, deux mécaniques s'additionnent et s'entremêlent ici, donnant à cette mise en scène une brillance, une légèreté que l'on pourrait dire "sublime". Au sens que Kant donnait à ce terme. Ce qui n'empêche pas la pièce de déboucher sur une épaisseur, une profondeur tragi-comique qu'elle doit autant à la puissance du texte qu'à l'impressionnant travail, au "métier", de la troupe du Berliner.

Scansion géométrique des néons qui architecturent la scène, silhouettes et masques "surbrodés" des acteurs dont les figures se découpent fréquemment en ombres chinoises, gestuelle suffisamment décalée pour que l'on puisse évoquer le jeu de l'acteur expressionniste, étincellement rauque des voix et des "songs" : nous naviguons d'emblée au sein de cette légère outrance où nous entraîne tout opéra.

Riches et pauvres, banquiers et gangsters, hommes de pouvoir et petit peuple des rues : sur la scène se superposent, et se lisent, les unes dans les autres, la ville de Londres au XVIIIe siècle, le Berlin des années 1930 et ces autres mégalopoles de notre époque troublée.

ANTONIN ARTAUD (1896-1948) ET BERTOLT BRECHT (1898-1956)

"... j'avais, bien que désincarné, une sensibilité organique, celle de mon corps au-dessous de moi dont je n'étais pas détaché et qui me rappela.
Or on a sa conscience dans son corps et non ailleurs."
(Antonin Artaud)

Lors d'un débat sur la vie du poète, un spectateur un jour m'a demandé ce qu'il en était, de son vivant, des éventuelles relations d'Antonin Artaud avec Bertolt Brecht. J'avais été alors quelque peu désarçonnée.

Artaud effectivement ne fait jamais aucune allusion à Brecht. Rien ne semble montrer qu'il l'ait rencontré lors des séjours successifs qu'il a effectué à Berlin entre 1930 et 1932. Il ne semble pas avoir connu les recherches du metteur en scène allemand.

Seul lien, mais il est ténu : le tournage, à Berlin, avec Pabst (à l'automne 1931) de cet Opéra de Quat'sous (écrit et monté par Brecht en 1928). Artaud y campe un petit rôle. Brecht avait participé dans ses débuts à l'élaboration du scénario du film. Mais des divergences de vue étaient vite apparues entre lui et Pabst. Loin donc d'être un lien entre Artaud et Brecht, Pabst dut plutôt constituer un écran entre les deux hommes.

En 1932, Brecht monte "La Mère". Artaud (qui séjourne à Berlin en avril-mai 1932) eut-il l'occasion de voir la pièce ? Des échos lui en parvinrent-ils ? Nous n'avons sur ce point aucune information. Il ne semble pas que Brecht ait jamais, de son côté, évoqué une quelconque rencontre avec l'auteur du Théâtre Alfred Jarry.

Les deux hommes sont connus pour leurs divergences théoriques. On a coutume d'opposer (sans doute un peu rapidement) la théorie brechtienne de la "distanciation" à cet autre point de vue que défend l'auteur du théâtre de la cruauté, de totale "participation" de l'acteur et du spectateur à ce qu'ils vivent par le truchement de la scène.

Cette radicale opposition serait à nuancer. Ce sentiment d'"étrangeté" que Brecht souhaite maintenir - sous forme d'une "distance" diamétralement instaurée entre l'homme et ce qu'il éprouve - Artaud le vit bien, mais de l'intérieur. Artaud habite l'étrangeté.

La forme de "mystique" théâtrale et païenne qu'Artaud développe dans les années 1923-1935 se complète, à partir des années d'asile, d'une forme de conscience suraiguë qui appelle dissociation, distanciation, dédoublement. Ces processus sont d'ailleurs constamment à l'œuvre chez Artaud. Il n'y aurait, sur ce point, qu'à relire les Lettres à Jacques Rivière.

Son passage (entre 1937 et 1946) par les asiles d'aliénés, le fait d'avoir à supporter des traitements psychiatriques lourds comme l'électrochoc, tout cela l'amènera à développer une tout autre conception du théâtre. Autour de 1939-1945, le Mômo brûle toujours, mais sur le bûcher de l'asile.

Une forêt de doubles l'accompagne désormais, qui le regardent brûler... Telle cette figure qu'il décrit, cette forme de lui-même qui l'observe du fin fond de ce qu'il nomme "le Bardo de l'électrochoc".

samedi 12 septembre 2009

LOUIS-FERDINAND CÉLINE : L'ARRIVÉE SUR NEW YORK

New York, 2008 ©FDM

"Figurez-vous qu'elle était debout leur ville, absolument droite. New York c'est une ville debout. [...] chez nous, n'est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s'allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là, l'Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. [...] Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur."
(Voyage au bout de la nuit).

La touche célinienne. - On voit bien comment Louis-Ferdinand Destouches passe outre à toute formulation qui serait purement esthétique. Pétrie d'humanité, taillée dans l'épaisseur des passions et des sentiments, New York est d'emblée perçue de manière anthropomorphe.

De l'humain. Rien que de l'humain. - Mais attention : rien de nonchalant, de tordu ou de reptilien. La valeur fondamentale y est celle du "droit", du "vertical", du "raide". New York se présente d'emblée comme une grande puritaine. Dressée du sol au ciel. Comme si toutes les formes de rigidité morales s'étaient cristallisées dans les verticales de son architecture.

Aucune autre ville ne donne une semblable impression. Notons qu'à l'époque, New York est approchée par bateau. Tout autre, aujourd'hui, en est l'approche aérienne. Dans une plongée, qui plaque les verticales au sol.

La présence de la mer toutefois et des nombreux bateaux qui la sillonnent, distingue cette expérience de l'approche aérienne hallucinante de Sao Paulo. Ville minérale. Univers urbain porté au carré dont l'habitat (serré, si serré) se démultiplie à l'infini, constituant le seul horizon d'une planète envahie par l'humain.

jeudi 10 septembre 2009

ALAIN VIRMAUX, Sur L'AFFAIRE ARTAUD (EUROPE, août-septembre, 2009).

Un "bon papier". Ils ne sont, dans mon cas, pas légion et sont d'autant plus appréciables. Je ne ferai à leur auteur que de très légères remarques sur quelques points de "résistance".

1° La rigueur et la question "ethnographique"

"pouvait-on concilier cette ambition historique et "ethnographique", qui suppose un minimum de rigueur, avec la subjectivité débridée qu'implique le pamphlet ?" (A.V.)

- L'ouvrage, rappelons-le, accumule les faits, les citations de documents - articles, livres, archives (dont beaucoup d'inédites) -, opinions attestées des uns et des autres. Ce n'est certainement pas, à ce niveau, le manque de rigueur qui peut m'être reproché. Certains pourront d'ailleurs estimer (sur ce point, comme au niveau des conclusions qui en découlent) une rigueur trop grande...

- "Journal ethnographique" : pourquoi ? - Parce qu'à partir de 1981, j'entre dans l'Affaire et en fait désormais partie. Gommer ce point aurait été une grande malhonnêteté et c'est alors que l'on aurait pu me reprocher une subjectivité "débridée". - Que l'on m'explique ensuite précisément sur quels points ma subjectivité est "débridée" ! Je ne manque sur tout ce que j'aborde ni de documents, ni de faits, ni d'arguments.

2° Les Lettres ouvertes au Monde et à Libération (1994-1995)

Alain Virmaux me précise qu'il n'en a alors pas eu connaissance. Doit-on pour autant affirmer, avec lui, qu'elles "restèrent sans écho" ?

Ce sont bien autour de "2000 personnes" qui à l'époque ont "lu" ma Lettre ouverte au Monde. Un ample article de Jean-Pierre Thibaudat dans Libération fait état en 1995 de ma position. Un débat organisé par France Culture (et retransmis sur les ondes) pris place, la même année, en ouverture du Salon du Livre au Grand Palais. Un autre débat eut lieu au Salon du livre du Mans en octobre 1995. J'ai participé à ces deux débats et ma lettre au Monde y fut beaucoup plus qu'évoquée. Les documents et le récit de tout cela figure dans L'Affaire Artaud.

3° La question de l'"amitié" et de la "fidélité"

"Le lecteur de son livre acceptera difficilement l'acharnement déployé par exemple contre Bernard Noël, coupable surtout d'avoir été le destinataire de la "Lettre à un ami" (lettre de Paule, faut-il le rappeler ?), et d'être ensuite resté fidèle à une mémoire." (A.V.)

Je consacre deux chapitres de l'ouvrage à cette redoutable question de la fidélité et de l'amitié. Il n'est pas question pour moi d'attaquer ce principe de "fidélité à une mémoire" (celle de Paule Thévenin). Je suis, par contre, en désaccord total avec le contenu des écrits et prises de position de Bernard Noël qui me paraissent constituer une infidélité radicale à l'œuvre d'Artaud.
Est-ce moi qui m'acharne ou Bernard Noël et tous ceux qui l'ont relayé ? - J'aurais bien souhaité le voir encombrer moins souvent les pages de ce livre. Nier cette omniprésence du discours de Bernard Noël n'aurait manifestement pas été très "objectif".

4° Raison et déraison de l'Affaire Artaud

"Difficile d'être en accord avec tous les chapitres de ce "Journal" effréné, déraisonnable, mais souvent instructif. Comme tel, il mérite d'être lu." (A.V.)

Il n'y a pas consensus sur ce livre. Tant mieux. - Est-il maintenant "déraisonnable" ? Ou, au contraire, par trop "RAISONNABLE". Et inquiétant par cela même. C'est ce que beaucoup de lecteurs me disent. La "déraison", c'est dans le détail de l'Affaire qu'elle se situe et là, croyez-moi : on est gâté.

lundi 7 septembre 2009

AFFAIRE ARTAUD : Une lettre de LAURENT DUBREUIL

Laurent Dubreuil m'autorise à reproduire la missive qu'il vient de m'adresser. À la condition expresse que celle-ci soit reproduite "intégralement". - Dont acte!

Lettre de LAURENT DUBREUIL (05/09/09)
"Je trouve hier votre "journal ehtnographique", avec le délai dû à mon habitation transatlantique, et lis avec surprise les commentaires que vous accordez à quelques pages (que vous ne cherchez pas à comprendre) de mon premier ouvrage, "De l'Attrait à la possession". Pour que votre critique porte en quelque manière, il faudrait que vous soyez capable d'entrer dans la logique d'ensemble de ce livre. Manifestement, vous en êtes surtout restée au chapitre Artaud (et encore), et je doute que vous ayez eu l'application suffisante (je ne parle ni de la patience ni de l'aptitude) pour saisir l'argument. D'où les erreurs en rafale, sur mon "blanchotisme" (il suffit de lire la troisième section pour saisir l'écart), sur la consistance théorique de mon hypothèse, etc. Là-dessus, tant pis pour vous, le livre existe indépendamment de votre non-lecture, je n'ai pas à redire en peu de lignes ce que j'y dis en plus de trois-cents pages.

Me gênent davantage les fausses intentions que vous me prêtez : "Sauvons la martyre Thévenin !" (598), que, d'après moi, "elle seule peut lire" Artaud (599), qu'il serait nécessaire pour éditer Artaud de pratiquer l'art "médiumnique" (599), que je suis en gros dans le même bateau que Bernard Noël. Il y a là vraiment un problème. Au contraire, dans mon ouvrage, je soutiens très exactement que l'édition de l'inédit par Thévenin est une reconstruction indue, qu'elle met sens dessus dessous le texte, le travestissant et l'altérant d'une manière scandaleuse et "interloquante". Toutes choses dont on peut s'apercevoir en regardant les manuscrits (au passage, j'en ai évidemment vu d'autres que lestrois cahiers que j'étudie) ; ou, plus finement, en comparant la poétique des derniers textes publiés par Artaud, et les transcriptions posthumes des cahiers. (Quant à Noël, l'une de mes deux communications à Cerisy en 2004 était intitulée, à son encontre, "Plus Artaud que Paule". Assez univoque, non ? Le texte est encore à paraître, mais je n'y suis pour rien.)

Seulement, à votre différence, j'ajoute que tout le scientisme de l'ITEM n'aboutirait pas à une édition parfaite d'un texte, qui, dans sa scripture même, était censé maintenir le corps vivant d'Artaud. Du coup, si ce corpus est traité comme chose morte (ce que vous proposez p. 597), alors cette "meilleure" édition du point de vue diplomatique (avec fac-similé idéalement, comme je le disais aussi dans De l'Attrait à la possession, p. 219) ne serait, au mieux, que la moins imparfaite possible. J'ai en revanche clairement soutenu, dans le livre et lors de plusieurs colloques (à Cerisy en 2004, à Minneapolis en 2009), que beaucoup d'éditions (pas toutes) seraient préférables à celles dont nous disposons pour les cahiers. J'avais avancé, en 2003, qu'il existait des options de transcription "plus ou moins mauvaises" (p. 219 de mon livre). Les parages du plus mauvais, évidemment, c'est, pour l'instant, Thévenin. Et justement parce que, tout comme vous, elle prétendait à la fois pouvoir accéder à la vérité absolue d'Artaud plus que tout autre et se contenter d'éditer le texte sans le lire (ce qui est une absurdité).

D'où la question : dans la mesure où j'étais il y a six ans déjà extrêmement critique avec l'édition Gallimard (et ce malgré ma proximité intellectuelle et personnelle avec des gens qui la tenaient pour remarquable, en particulier Jacques Derrida), pourquoi aviez-vous besoin de prendre récemment de telles distances avec ma réflexion, et de diffamer les positions que je tiens ? Vous correspondez assez bien, finalement, à cette pulsion d'appropriation par effet de possession que je décris dans mon essai, et qui pourrait vous apparaître - si vous lisiez Artaud plus que la presse mondaine - comme l'un des pièges tendus par l'œuvre.

Autre réponse, plus triviale, vous êtes très vexée, ouh là là très vexée, que je ne cite pas votre lettre ouverte au Monde et quelque autre libelle de vous. Donc j'avoue : lorsque j'ai publié mon livre, je n'étais simplement pas au courant de vos lettres ouvertes. Dites que j'ai mal fait ma recherche, si cela vous chante, mais inutile d'en parler au jury du " thésard " que vous me faites redevenir à plusieurs reprises - ô jouvence ! -, j'ai soutenu ma thèse il y a une paye, et je ne serai donc pas puni par mon " patron " (c'est apparemment votre intéressante conception de l'enseignement, madame l'ex-chargée de TD). Pis : contrairement à ce que vous laissez entendre, ni Florence de Lussy ni Serge Malausséna n'ont jamais évoqué votre nom lorsque je les rencontrais au début des années 2000. Peut-être que votre influence n'est pas celle que vous croyez, allez savoir si cela peut tenir à la qualité de vos livres.

- "Artaud est pour moi un champ de recherches important" dites-vous en préambule de votre pavé (17). Considérez ici les différences. Ceux qui s'intéressent à Artaud (ses lecteurs, critiques ou pas) sont sans doute moins convaincus que vous de l'importance de votre "recherche". Et "pour moi", Artaud est le nom d'un texte et d'une expérience extraordinaires, qui me permettent de penser mieux. Sûrement pas ce "champ" que vous revendiquez, cette pitoyable spécialité médiatico-universitaire dans lequel vous, et tant d'autres, semblez vainement chercher à le cantonner.

L.D.
Réponse de FLORENCE DE MEREDIEU

Votre mise au point est importante. Je vous répondrai en deux temps. Sur le contenu de votre lettre, tout d'abord. Et ensuite sur le fond, en revenant sur la lecture que j'ai faite, et fais toujours, de votre livre de 2003.

- "Non-lecture" dites-vous dans cette lettre manifestement écrite sous le coup de la colère. Ce que je peux comprendre, même si elle s'accompagne de propos quelque peu outrés. Mais vous jugiez les miens de même...

Il n'y a pas de "non-lecture". Il n'y aurait que des lectures biaises ou erronées. Se situer dans une non-lecture, c'est faire en sorte d'échapper à toute analyse, toute critique et toute "interprétation". Ce qui vous conduit à ramener toute "lecture" de votre texte, que vous n'approuveriez pas, à un processus de "diffamation". Ce qui est un processus curieux.

Il ne s'agissait pas pour moi de traiter, dans L'Affaire Artaud, de l'ensemble de votre livre. Dans ce que vous dites de Blanchot, seul m'importait ce que vous en articuliez par rapport à Artaud et à la question de la transcription et ce qui me semblait en résulter sur un plan "théorique" (C'est l'objet du chapitre où vous figurez). Telle cette fameuse problématique du "livre impossible" qui fait pour moi problème dans la mesure où elle débouche dans votre livre sur un processus que je dirai de "transcription impossible". Les pages dans lesquelles je parle de votre livre étant au nombre de 9, Blanchot n'étant pas cité à toutes les pages, les supposées "erreurs en rafales" (lesquelles ?) correspondent à une trajectoire bien courte.

Mon livre ne peut évoquer vos communications de 2004 et 2009 (je n'y ai pas assisté ; elles ne sont pas publiées) mais exclusivement votre livre publié en 2003. Votre pensée a manifestement évolué. Votre critique s'est précisée. Il est donc important que votre lettre soit ici présentée. Elle aura l'avantage de clarifier les choses. En présentant votre actuelle position.

Ce qui m'avait frappée dans votre premier ouvrage, "De l'Attrait à la possession", c'est que vous évoquiez bien ces lacunes, ces éléments interloquants de la transcription (5 CITATIONS DE VOUS FIGURENT SUR CE POINT DANS MON LIVRE, p. 592). Je le dis d'ailleurs "Il y a bien distorsion ; l'auteur en convient." (p. 592) Mais vous multipliez tout aussitôt des arguments qui contrent, effacent ou diluent ces critiques (LÀ AUSSI, LE LIVRE VOUS CITE). C'est d'ailleurs un processus que j'ai retrouvé à l'époque de manière quasi constante chez les "intellectuels". On voulait bien dire, mais sans dire. Ou tout en enrobant. - En étiez-vous conscient ? Était-ce de votre part intentionnel ? Je ne le pense pas.

Ces éléments-là, déterminants pour comprendre ma position, votre lettre ne les évoque nullement. J'y reviendrai.

Les thèmes que vous développez en 2003 recoupent ceux-là mêmes que l'on trouve, à l'époque, chez Bernard Noël, Simon Harel et bien d'autres : la lectrice, l'œuvre impossible, le lire-écrire, la lecture-témoignage, la lecture-envoûtement, la lecture-possession, etc. Que vous ne les traitiez pas de la même manière ni sur le même plan, c'est certain. Je précise d'ailleurs de votre livre qu'il m'apparaît "au demeurant fort honorable" ! Mais cette convergence thématique demeure symptomatique et c'est cela qui, au départ, m'a alertée.

Vous étiez peut-être "déjà", il y a six ans "extrêmement critique" vis-à-vis de l'édition Gallimard, mais croyez-moi cela n'était pas toujours dans votre texte d'une absolue limpidité. En témoigne ceci (qui est cité dans mon livre, p. 592) : "L'œuvre derrière l'œuvre, le labeur extraordinaire de Paule Thévenin sont littéralement remarquables. Il reste qu'on peut, qu'on doit discuter la méthode adoptée." Vous ne disiez rien non plus de votre désaccord, sur ce point, avec Derrida.

Votre texte multiplie les nuances. D'une manière que l'on pourrait dire très blanchotienne. Cela relève certes d'une qualité d'analyse. Mais la multiplication de ces nuances dilue et brouille le fond de vos critiques. Cela pèse sur l'appréciation globale que l'on peut avoir de votre conception de la transcription des inédits. On a tellement l'impression, à vous lire, que cette transcription est impossible, strictement impossible, qu'on en vient à se dire que vous vous résignez finalement à la relativisation du "plus ou moins mauvais"(comme vous dites).

Pour ce qui est de la "presse mondaine" qui ferait le fond de mes lectures, vous êtes bien amusant. Je vous conseille de vous attaquer à la lecture des bibliographies qui concluent mes différents ouvrages. Qu'il s'agisse de Sur l'électrochoc, le cas Antonin Artaud, de la biographie d'Artaud publiée en 2006 chez Fayard, etc. Vous risquez quelque surprise.

Pour ce qui est maintenant d'Artaud, que vous me reprochez de ne pas lire, cette simple information : de janvier 2003 à juillet 2006, j'ai fréquenté assidûment et régulièrement les cahiers manuscrits d'Artaud à la Bibliothèque nationale, consultant et étudiant quelque 230 cahiers manuscrits d'Artaud.

Mais sans doute faites-vous allusion à la bibliographie "médiatico-mondaine" de ce dernier ouvrage, L'Affaire Artaud, dans lequel votre livre de 2003 figure à sa juste place ? Un intellectuel appartient à son temps ; les journaux jouent un rôle fondamental dans le mode de propagation et de transformation des idées. Les décrypter et les analyser fait partie intégrante de la vie intellectuelle.

La non-citation par vous de ma lettre au Monde ? Non je n'étais pas "vexée" (qui donc est "vexé" ?), ni même étonnée. J'avais très bien compris que personne ne vous avait parlé de cette lettre, qui relevait à l'époque du "secret défense" (sic). Personne ne souhaitait la voir réapparaître. - C'est le silence des autres (ils sont nombreux) qui est visé par mon livre et pas du tout "Vous" !

"Thésard" est-ce forcément péjoratif ? N'était-ce pas votre thèse ? - C'est assez "light". Je ne pense pas que cela puisse s'apparenter à une injure ou une diffamation. - Quant à mon "influence" ! Je l'ai toujours dit : je ne suis pas une "femme d'influence". Vous me confortez dans ce sentiment rassurant.

Pour ce qui concerne la transcription des Cahiers, le pire, voyez-vous, c'est que la position que vous défendez AUJOURD'HUI (position qui n'existait que très brouillée dans votre texte de 2003) et ma propre position se recoupent très largement ! - De quoi enterrer la hache de guerre de cette bataille pichrocoline ? Et d'entamer un vrai débat de fond.

ARTAUD. "POSSESSION" ET TRANSCRIPTION.
Une divergence de FOND.


La possession : beau thème que vous traitez avec brio. Mais il y a bel et bien entre vous (votre livre de 2003) et moi une divergence théorique fondamentale (et de taille) qui explique la lecture que je fais de votre ouvrage. Je pense l'avoir lu et avoir saisi le fond de cette redoutable question de la possession. J'ai lu vos conclusions, qui débouchent tout de même sur une reconnaissance obligée de l'empathie de toute lecture. Vous-même vous admettez "possédé". Et je ne pense pas qu'il s'agisse d'une simple boutade. Il n'y aurait d'ailleurs là aucun problème si l'on en restait à la seule "lecture". Mais qu'en est-il lorsque l'on considère la question de la "transcription" ou de l'établissement éditorial d'un texte ?

Dans votre chapitre concernant Artaud, il y a pour moi confusion entre "lecture" et "travail de transcription". Et là on n'en sort pas. Surtout si cette lecture est envoûtée, possédée. C'est ce qui me semble, chez vous et en arrière-plan, justifier DE FAIT tout le travail de Paule Thévenin ("travail remarquable") et donc (d'une certaine manière) sa transcription. Êtes-vous conscient de cela ? S'agit-il de votre part d'une "intention" ? Je ne crois pas. D'autant que derrière tout cela se profilent les théories de Derrida, de Blanchot, tout ce que j'explique par ailleurs dans mon dernier livre.

Aucune "transcription" ne peut, de mon point de vue, s'effectuer dans le sillage d'une "lecture" empathique et de possession. - On en viendrait presque à défendre ce point de vue que vous appelez "scientifique" des chercheurs en manuscrits. Ceux-ci, au moment initial de leur parcours en tout cas, se doivent de fonctionner comme de simples "machines" et instruments d'enregistrement.

Il y a un passage qui, dans votre livre, m'a beaucoup gêné : "Si Artaud a effectivement donné sur papier timbré la responsabilité de la constitution des textes à Paule Thévenin, ce qui est loin d'être certain, il ne s'est pas trompé. Il a très exactement décidé de son échec par la littérature, prolongeant ses désirs d'une impossible lecture-témoignage et l'accord de principe qu'il avait donné à la constitution de ses Œuvres complètes." Je sais bien qu'il y a le "si". Mais ce que votre livre développe ensuite, ce sont les implications d'une "lecture" de "possédés", dont on se sort pas.

Artaud, selon vous, aurait lui-même (et par avance) orchestré son échec ou son suicide littéraire et les avatars de cette transcription ou trahison posthume. C'est un point sur lequel je ne peux en aucune manière vous suivre. D'abord, parce qu'il n'y a pour moi, dans l'écriture d'Artaud, ni suicide, ni échec. Et pas du tout de "volonté" de suicide dans l'écriture. De longs développements seraient ici nécessaires.

Ce passage de votre livre est, à mon avis, extrêmement ambigu et pourrait ouvrir la porte, en ce qui concerne la transcription des cahiers, aux justifications les plus fantaisistes. C'est cet argument qui explique l'essentiel des quelques pages que je consacre à votre livre.

L'Antidote à tout cela (et je vais lourdement insister), réside dans la "matérialité", la "littéralité" des 406 Cahiers d'Artaud. Des signes, des dessins, des lettres, des mots y figurent, en un certain ordre (ou désordre) agencés. Ce contenu-là du support manuscrit n'est pas "vivant", ne change pas au gré de l'humeur des lecteurs qui parcourent les allées de la Bibliothèque nationale. On serait sinon en plein Borges.

L'idée même d'un corpus de manuscrits "vivant", mouvant, et qui parle, ouvrirait la porte à dix-mille Paule Thévenin, chacune retranscrivant sa lecture de possédée du moment. - Il faut absolument sortir de cette nasse et ce piège de la lecture-possession.

Je comprends bien qu'à un certain niveau, vous cherchiez à me voir rejoindre le clan des "possédés d'Artaud", attachés (très paradoxalement, puisqu'ils la nient précisément) à la "Vérité Absolue d'Artaud". - Je ne crois à la Vérité Absolue d'aucun auteur. Je souhaiterais simplement, et pour ce qui concerne l'approche des manuscrits, un peu de bon sens et le respect (élémentaire) de la "matérialité" de ce support.

Cela n'empêche pas l'œuvre d'Artaud d'être vivante, mais à un autre niveau. Sur un autre plan. Il nous faut redescendre de Coucou-les-nuages, revenir à la "terre" des manuscrits, seuls fondements de l'établissement d'un texte et seuls garants de toutes les "lectures" et les pensées qui viendront - ensuite - s'y développer en étoiles.

F.M.