lundi 16 janvier 2012

JEAN-CLAUDE LEMAGNY. VAN GOGH. LA MONNAIE, L'OR ET L'ARGENT.

Après lecture de mon ouvrage sur Van Gogh, L'Argent, l'Or, le Cuivre, la Couleur (Blusson, 2011), Jean-Claude Lemagny m'adresse cette 2ème missive dont il m'autorise à reproduire de larges extraits.

Jean-Claude Lemagny
à Florence de Mèredieu
le 20 novembre 2011

Chère Amie,

J'ai lu votre second livre sur Van Gogh avec autant d'intérêt et de plaisir.
Quelques réflexions en passant :

- Il y avait dans la monnaie métallique une matière vraie et donc une poésie possible. Lorsque la monnaie est devenue presque totalement abstraite le monde a été privé d'une forme de sensualité. L'argent des financiers, celui qui mène notre société, n'est même plus du papier, rien qu'un échange électronique. Van Gogh a fait passer la poésie de l'or dans la peinture. Mais Rembrandt, né lui aussi dans la société hollandaise marchande, avant lui.

- Chaque fois que je recevais un photographe je le pensais comme un travailleur. Un artiste c'est d'abord un travailleur. Tout le capitalisme moderne tend à cacher ce fait premier que c'est le travail des travailleurs qui constitue la réalité de la société. Que le travail est donc la base de tout droit et de toute autorité. Or l'artiste est le modèle même de ce qu'est un travailleur : celui qui modifie le réel pour le rendre vivable. Dans le capitalisme il faut donc, par tous les moyens, faire oublier que l'artiste c'est un travailleur, en en faisant un baladin, un clown destiné à amuser la société, au service de la société. Alors qu'il est à son origine. Il faut lutter tout le temps et partout pour rappeler que l'art n'est pas un phénomène social divertissant (au sens de Pascal) mais une raison d'être, et pas seulement pour quelques semi-dingues mais pour tout le monde. La sociologie n'a pas ici à mettre son nez, mais seulement l'ontologie. Et encore : comme effet.

- On prend toujours à l'envers le problème de l'alchimie. Il ne s'agit pas de faire de l'or, métal stupide, car si on y parvenait l'or ne vaudrait plus rien. Si l'alchimiste réussissait à faire de l'or il serait forcé d'en garder le secret. Le chemin royal est inverse. Il s'agit de trouver quelque chose qui puisse remplacer l'or. Pour Van Gogh ce fut la peinture. J'ai lu l'article d'un économiste qui expliquait que dans le cas du tableau de Van Gogh acheté si cher par les Japonais, l'économie s'était mise à fonctionner à l'envers. Alors que plus on paye cher et plus une monnaie se déprécie, ici il s'agit de donner à l'argent un statut noble. L'or mérite d'acheter un chef-d'œuvre. Tentative vaine mais qui est l'aboutissement de ce que vous dites. Ces tableaux invendables ont valorisé l'argent. Mais après avoir été cavés, d'avoir été œuvre « mise à la garde » dirait Heidegger. [...]

- L'or comme excrément : pour les Aztèques cela s'appelait « la merde des dieux », sans rien de nécessairement péjoratif. D'où leur effarement devant l'avidité des conquistadors, qui leur fit croire que ceux-ci s'en nourrissaient.

- Il est un immense problème de la religion catholique qui, d'une part, adore un dieu qui fut pauvre parmi les pauvres (St François) et, d'autre part, multiplie les autels et les chasubles couverts d'or. J'ai vu, au Mexique, de misérables indiens se traîner à genoux jusqu'aux retables croulants de dorures. Mais il y a là une dialectique mystique à approfondir. [...]

- Dans son admirable livre L'Éloge de l'ombre, Junichiro Tanizaki s'en prend aux lumières dures et clinquantes de la modernité européenne. Il évoque la façon dont la lumière extérieure vient toucher l'intérieur du temple et de la maison japonaise, éveillant dans l'ombre les ors atténués. Vous avez bien fait sentir la complicité profonde qu'il y a, chez Van Gogh, entre la profondeur du noir et le rayonnement solaire.

Réponse de Florence de Mèredieu.

Cher Jean-Claude Lemagny,

Nous nous rencontrons sur l'importance comme sur l'étrangeté des rituels consacrés par les sociétés et les artistes à l'or et à l'argent. En Van Gogh coexistent le flamboiement solaire et la puissance de ces ténèbres d'où il extrait une abondance de richesses picturales.

Il m'est agréable de vous voir évoquer cette merveilleuse méditation sur les pouvoirs de l'ombre, de la salissure et des matériaux les plus humbles que l'on trouve chez Junichiro Tanizaki.

Vincent, à qui il arriva de se penser à l'instar d'un « Japonais », connut tous les degrés qui mènent des ténèbres à la lumière. Il sut enlacer et tisser la rude fibre des matériaux les plus terrestres au ruissellement mordoré de cette « monnaie céleste » qu'il put découvrir à la lecture des écrits de Bossuet.

* Jean-Claude LEMAGNY
Conservateur au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France. D’abord chargé de la gravure française du XVIIIe siècle, il prend, en 1968, la direction du Service de la photographie. Créateur de la galerie de photographie à la Bibliothèque nationale de France en 1971. Commissaire de nombreuses expositions consacrées à la gravure et à la photographie.

Van Gogh. L'argent, l'or, le cuivre, la couleur

Lettre de J.-C. Lemagny sur les « Souliers » de Van Gogh

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