jeudi 23 novembre 2023

PARIS PHOTO 2023. Portraits.

William Klein, Gainsbourg, « Love on the Beat »,
couverture d’album, 1984.


PARIS PHOTO 2023.
Grand Palais Éphémère, Paris,
du 9 au au 12 novembre 2023.

L’Histoire de la photographie est dominée par deux grandes thématiques : l’art du portrait, l’art du paysage, thématiques bien présentes dans le dernier PARIS/PHOTO 2023. Nous laisserons de côté l’art (si souvent sublime) du paysage pour nous tourner aujourd’hui vers le PORTRAIT.

Le portrait - et tout spécialement la figure humaine : laissons de côté les figurations et portraits animaliers - pullule dès le 19e siècle, dans un large panel qui va de Disdéri et ses cartes de visite multiples dont la fonction sociale et de communication est évidente, jusqu’aux représentations éthérées et à l’esthétique du beau de Julia Margaret Cameron. Du portrait en pied à la représentation fidèle (ou sublimée du visage) la représentation que l’homme et la femme se font d’eux-mêmes évolue au gré des modes et du développement des techniques.

Le 20e siècle n’a pas failli à la règle et révélé l’humaine condition sous toutes ses facettes. Le laid, le beau, le ridicule, le monstrueux (Diane Arbus), l’exotique (la photographie coloniale), l’érotique (le stand d’art brut de Christian Berst expose cette année des montages de Polaroïd de Tom Wilkins, My Tv Girls : toute une myriade de seins de femmes photographiés sur l’écran de télévision), etc. Les photographes ont ajusté l’image aux modes et aux usages, usé de tous les styles et de toutes les techniques pour mieux cerner, traquer et capter le moindre frémissement des traits d’un visage ou des formes d’un corps (cf. Les miroirs et déformations de Kertesz)

Parmi les images repérées cette année dans les allées du Grand Palais éphémère, l’étonnant portrait de Serge Gainsbourg, cliché par William Klein en une sorte de Rrose Sélavy aux accents très pop. Une Rrose Sélavy à l’œil charbonneux et aux lèvres soulignées d’un fard rouge et brumeux, mais qui n’en disparaît pas moins dans le nuage du mince cigarillo qu’elle tient comme un trophée. Les ongles mêmes (de faux ongles…) sont manucurés et vernis. La demande était venue de Gainsbourg lui-même qui, pour relancer sa carrière, souhaitait se faire photographier en travesti. Et non pas comme « une vieille pute ». Il voulait « être belle ». Message reçu et exaucé à 100% par le photographe. (Propos de William Klein, Entretien sur France Culture)

Tseng Kwong Chi,
Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, 1985.


Autres portraits d’artistes, le beau doublé du photographe chinois Tseng Kwong Chi qui réussit un des nombreux portraits croisés d’Andy Warhol et de Jean-Michel Basquiat. Les deux artistes posent devant une de leurs œuvres à quatre mains. Ici : Félix the Cat. - Peinture, graffiti et bandes dessinées s’associent à l’art du portrait. On ne sait plus ce qui passe alors au premier plan : de la peinture du fond ou bien des deux artistes qui nous font face.

Valérie Belin, Cassiopée (Lady Stardust), 2023.
Tirage pigmentaire. Galerie Nathalie Obadia.


Écho à "Lady Stardust", chanson de David Bowie, et en hommage à Marc Bilan chanteur de « glam rock » aux allures androgynes (1972), Valérie Belin campe une image très moderniste ; le modèle est ici photographié dans un contexte artificiel et reconstruit. La figure devient inséparable de son décor.

Julio Bittencourt
In a window of the Prestes Maia Building 911,
2005-2008, Détail.


De Julio Bittencourt, artiste brésilien, on retiendra cet extrait d’un impressionnant photomontage embrassant les fenêtres de la barre d’immeuble d’un quartier populaire de Sao Paulo (22 étages- devenu au fil du temps un des plus grands squats d’Amérique du Sud, regroupant jusqu’à plus de 700 familles). Chaque fenêtre présente une famille ou un individu particulier. Méditation photographique sur l’un et le multiple : Julio Bettencourt traque l’existence de formes de singularités au sein d’un grand ensemble de fenêtres - et d’humains. Dans l’embrasure de chaque fenêtre, on découvre une explosion de sentiments et une personnalité propre.

On terminera la promenade par un portrait "lumineux", intimiste et décalé, de Boubat, à la « Boubat », dans la désuétude et la poésie du noir et blanc. Portrait féminin adossé et fondu dans un paysage mixte. A la fois intérieur (le chambranle de la fenêtre grande ouverte faisant cadre, ponctué d’une plante élancé qui attrape le soleil irradiant la chevelure) et extérieur: vue en avalanche sur les toits de Paris. Lucarnes, toitures de zinc et immeubles s’échelonnant dans le lointain. Tout est gris. Et blanc. Et noir. Avec des dégradés, des camaïeux lumineux.

Edouard Boubat, Leila à la fenêtre, Paris, 1948.


Podcast Klein/Gainsbourg sur France Culture.


Lien vers Paris Photo 2023.


vendredi 17 novembre 2023

Colette THOMAS, Fragments posthumes. CETTE FOIS-CI, LA FORÊT…

Couverture de « Cette fois-ci la forêt était vierge »,
Antonin Artaud, Colette Thomas, Portrait 21 mai 1947.


Colette THOMAS
CETTE FOIS-CI
LA FORÊT ÉTAIT VIERGE

Editions Prairial, Paris, 2023.
Préface de Gaspard Maume.

"Ces vagues comme des ailes à l’envers du flot (…)
par-dessus tout ces vagues à l’envers du rivage"

(Colette Thomas).


L’œuvre et l’existence de celle qui se présentait à l’instar d’une « fille morte » s’inscrivent dans un incessant mouvement de retour - et contre retour - vers une sorte de texte ou de parole des origines.

Née en 1918 à Draguignan, Colette Gibert/Thomas décèdera à Fréjus, dans le sud de la France, en 2006. Dans l’espace-temps de ce « siècle » s’épanouit une enfant éveillée, une jeune femme lumineuse. Douée pour la pensée, les jeux de langage et le théâtre, elle fit à La Sorbonne des études de philosophie, fut initiée au théâtre par Louis Jouvet, épousa Henri Thomas (proche de Gide) et rencontra Antonin Artaud à l’Asile de Rodez en 1946.

S’ensuivront des échanges épistolaires entre la jeune femme et Artaud. Ainsi que la constitution de liens plus étroits à partir du retour du poète à Paris en mai 1946. Une sensibilité poétique particulière et partagée, une troublante similarité dans leurs rencontres de la folie et des traitements psychiatriques (qu’ils ont tous deux subis) les amènent à se ressentir comme deux âmes sœurs. Tous les deux sont des vivants-revenants, attelés dans l’écriture et confrontés aux Souvenirs (fuyants) de la maison des morts

Lors de la Soirée ARTAUD au Théâtre Sarah Bernhardt, en juin 1946, Colette Thomas - en transe - lit un texte du poète. La salle est subjuguée et Denise Colomb se souviendra longtemps de « cette petite jeune fille, avec sa p’tite jupe écossaise, son chandail blanc », son visage d’Ange.

Dans la vie de Colette, deux événements traumatiques ont vraisemblablement ponctué le premier semestre 1941 : une fausse couche (ou un avortement) et la disparition brutale de son père. Durant l’été, elle présente des crises d’angoisse. La jeune femme entreprend une retraite chez les Bénédictines. Exaltations et visions se concluront par un internement au Bon Sauveur de Caen où elle subira un traitement au cardiazol (traitement de choc caractérisé par l’angoisse extrême qui s’emparait des patients : le médecin d’Artaud, Gaston Ferdière jugeait ce traitement particulièrement éprouvant… et pour le patient… et pour le médecin…).

Lorsqu’Artaud meurt, le 4 mars 1948, Colette Thomas est déjà internée, à la Clinique du Vésinet, où elle subira des électrochocs. On sait aujourd’hui qu’Artaud avait écrit à Henri Thomas, pour lui demander d’épargner à sa femme les affres de ce traitement qu’il avait lui-même connu. Rien n’y fit. La jeune femme continuera à subir - deux ans durant et dans d’autres institutions médicales - les traitements psychiatriques en usage (insuline, cardiazol, etc.).

"... au matin, entraient deux ou trois femmes, et Celui qui, armé d'une seringue, prétendait réintroduire ou chasser (il ne savait trop) l'âme de mon corps. On exhumait alors d'un des sacs un des bras et il enfonçait au creux du coude, dans l'artère directement, sa seringue. On appelle ça provoquer un coma".(...) quand on l'exécutait je souffrais mille morts car le coma naturel est une extinction normale de l'être, mais là j'assistais à son meurtre et je le subissais dans une impuissance absolue." Le traitement se répète et répète… "Tout cela, précise Gaspard Maume (dans sa Préface) est "présenté à la famille avec un inimitable détachement : "Elle supporte bien le traitement à l'insuline et fait régulièrement son coma, tous les jours"."

En 1950, elle retrouve la vie parisienne. Des pans entiers de sa mémoire lui manquent ; il lui faut renouer avec des amis qu’au départ elle ne reconnaît pas toujours. Elle rassemble ses écrits et ses papiers. Et s’attelle à la finition et publication du « Testament de la fille morte ». Le livre paraîtra chez Gallimard en 1954. Et reparaît, en 2021, aux Editions Prairial.

Photo : Colette Gibert en 1939 (Archives Gibert).


Les textes, rassemblés aujourd’hui par les même Editions, sous le beau titre de Cette fois-ci la forêt était vierge, sont des textes et des aphorismes, des poèmes et des fragments, contemporains pour une part de l’ouvrage précédent, mais qui demeurent bruts. Présentés tels qu’ils furent écrits, tracés sur le papier, raturés souvent ou corrigés.

On sera ainsi sensible à cette gestation et ce mouvement de la langue qui parcourt les pages. Celles-ci sont denses. Aiguisées. Précises. Il y a, chez Colette Thomas, un sens aigu de la perfection et de l’épure. Une recherche du mot (ou de l’expression) juste. ADÉQUATE. Mais l'écriture aussi dérive et se transforme en onomatopées et jeux sonores de la langue.

Des adages. Des poèmes. Des contes. Des récits. Le tout apparaît bien comme un ovni. Comme une pensée et une expression qui vient trouer tous les brouillards existentiels.

Cette écriture surgit alors (comme l'être et le personnage même de Colette Thomas) du fin fond d’un territoire apparenté à ce que l’on nomme des limbes (lieu où séjournent les enfants nés sans baptême, sorte de poche à la dimension indistincte et floue). L’écriture y est renversée. Comme le sont les vagues de la mer, et le souvenir qui disparaît, s’effiloche. Pour ne plus laisser qu’une absence même de trace.

"Oubli sans recherche_recherche d'oubli ! Pastilles froides à la menthe contre la dent sous le palais_ Une étoile était filante_le temps était arrêté_)"

Il n’y a là aucun trop plein. Une absence absolue de fioriture. L’Absolu.

Le silence. Le vide. Une forme d’expression nouée, resserrée, close. FERMÉE. REFERMÉE.

La « fille morte » vit cela comme une libération. Un allègement fondamental. La mémoire est un poids (ce que Borges savait bien : mais cela c’est nous qui l’ajoutons). Oublier est salvateur. Le corps, les oiseaux, les éléments, les mots eux-mêmes ne sont plus que des épures, des sortes de galets légers qui roulent en dansant les uns au-delà des autres.

La relation même qu’elle entretient avec l’aimé, l’ami mort (Antonin Artaud dont elle fréquente alors assidûment la tombe, à Ivry) est de l’ordre de l’accomplissement et de l’allègement. Ils se survivent l’un en l’autre. Mais de manière impondérable. Légère. Cet amour est plus que platonique, « platanique », dit-elle, et en apesanteur. Comme ces feuilles de platanes qui courent dans le vent d’automne.

« O mon ami, mon aimé, mon oubli_ oui toi qui n’est qu’une absence _ que moi ! »

Vivre devient alors une ascèse, un retour aux gestes quasi-monastiques de l’enfance : « J’apprends à me passer de tout et à vivre comme si je ne me passais de rien ».

Bibliographie:
* Le testament de la Fille morte, Postface de Pacôme Thiellement, Editions Prairial, 2021. * Michel Camus, "Colette Thomas ou la fin du narcissisme, in OBLIQUES, n° 14-15, 1er janvier 1977, La Femme surréaliste. * Jacques Prevel, En compagnie d'Antonin Artaud, Paris, Flammarion, 2015. * « Littérature et Psychiatrie », in Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, le Cas Antonin Artaud (Blusson, 1996). On y trouvera des informations sur les traitements (insuline, cardiazol, électrochoc), ainsi que le récit de certains patients décrivant leurs réactions aux traitements qui corroborent ce qu’en écrivent et Colette Thomas et Antonin Artaud, ainsi qu'une analyse des "Cahiers de Rodez" d'Antonin Artaud publiés dans le sillage de l'administration des électrochocs (répétition et succession des comas).

Podcast "À la recherche de Colette Thomas" sur France Culture (avec Pacôme Thiellement).

Extrait d’une lettre d’Antonin Artaud
à Colette Thomas (4 mai 1946) :
« La parole peut miner la vie. - Je sais que vous parlerez mes textes avec la semence de votre cœur. »
A vous de tout cœur
. Antonin Artaud.


jeudi 26 octobre 2023

PARIS+ART BASEL 2023. Un jardin de sculptures…

Zanele Muholi, The Politics of Black, 2023,
Jardin des Tuileries. Photo ©FDM, 2023.


PARIS+ART BASEL 2023
PARIS, GRAND PALAIS ÉPHÉMĖRE
Du 19 au 22 octobre 2023.
« Une cinquième saison » au Jardin des Tuileries.

La deuxième édition de Paris+Art Basel vient de fermer ses portes. Durant quelques jours, elle fut comme une bulle, un de ces univers parallèles qui entrent en dissonance et en résonance (parfois) avec une actualité internationale aux accents tragiques.

Paris, en cette rentrée 2023, est extraordinairement gâté en expositions de qualité. 1001 dessins de Picasso au Centre Pompidou, une flamboyante exposition Rothko à la Fondation Vuitton, le dernier van Gogh au Musée d’Orsay,les Trésors du Musée de Capodimonte (Naples) au Louvre, une myriade de Galeries et de lieux investis par l’art.

Cosmopolite et résolument international, le monde de l’art se presse donc, cet automne, dans les Foires et les lieux multiples qui foisonnent en plein cœur et à la périphérie de Paris. Depuis des années, les Tuileries sont devenus, à proximité du Louvre, un foisonnant jardin de sculptures. La FIAC avait déjà investi les lieux. En 2017, j’avais reproduit, dans la réédition de mon ouvrage, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain (Larousse) une sculpture, transparente et ajourée, faite de ressorts métalliques d’Eric Baudart (Cubikron, 2016) au travers de laquelle se lisait le paysage de l’Allée centrale du Jardin des Tuileries. On mesure ainsi le chemin parcouru et par l’art et par la redécouverte en France de l’art des jardins.

Ordonnée, cette année, autour d’un projet de la curatrice Annabelle Ténèze, « La cinquième saison » (synthèse, entrelacs et tissage des œuvres de 26 artistes de tous pays) rejoint cette aventure paysagère, végétale, florale et minérale que représente le fameux jardin conçu par André Le Nôtre, Grand jardinier de Louis XIV.

Ce jardin, d’extrême élégance et magistralement dessiné, a toujours synthétisé et mêlé art, artifice et nature. Les buissons et les arbustes y sont taillés comme des sculptures. Allées, bosquets, bassins, escaliers et terrasses s’y répartissent de manière architecturale et symétrique autour d’une allée centrale - que prolonge la grande perspective s’étendant du Louvre aux Champs-Élysées et au-delà.

Depuis plusieurs années, les bosquets ont été réhabilités et « végétalisés » sur leur pourtour ». Une légion d’arbustes - soigneusement taillés et en instance de parfait ordonnancement - sont en train d’être plantés, qui souligneront et accompagneront magnifiquement la double courbe de l’entrée du Jardin donnant sur la place de la Concorde.

Vojtech Kovarix, Arès, 2023. Jardin des Tuileries.
Photo ©FDM, 2023.


Tout est fait pour que s’exprime une mise en scène et théâtralisation du Jardin. Les sculptures ou installations de cette année - Paris+ Art Basel 2023 - sont plus que jamais PLANTÉES dans un sol d’où elles sortent et qui semble les enfanter. Comme ces énormes racines qui surgissent en plein cœur d’une pelouse entourée d’arbres (Henrique Oliveira, Desnatureza 5, 2022), et d’où il semble qu’elles pourraient provenir. Ou ces figures de Zanele Muholi (The Politics of Black, 2023) dont certaines se fondent dans le paysage ou sont littéralement plantées dans le sol, têtes et tronc émergeant seuls.

Ou encore, cet Arès (dieu de la guerre) de Vojtech Kovarix (2023), figure mythologique à la rotondité parfaite, sculpture de couleur sable qui se fond dans le sable d’où elle émerge - sable qui habille naturellement les allées des Tuileries, tout en fusionnant avec les coloris d’automne du paysage et constitue un écho aux nombreuses statues mythologiques qui peuplent l’espace des Tuileries.

Non loin de là, on trouvera l’arbre foudroyé en bronze de Giuseppe Penone (L’Arbre des voyelles, 1989), sculpture pérenne du Jardin qui entre ici en échos aux œuvres nouvellement nées (et éphémères dans leur présentation) de « La cinquième saison ". Les Jardiniers du Louvre et des Tuileries ont souhaité, cette année, associer les coloris de leurs massifs à ceux de certains tableaux de l’actuelle exposition sur le Musée Capodimonte de Naples - coloris d’huîtres, jaunes de certains dahlias en échos aux coings d’une Nature morte aux huîtres et aux coings de Giovanni Battista Recco (vers 1650), ainsi qu'aux contrastes lumineux des œuvres du Caravage ou de Ribera. Cette dernière entreprise fait écho à un travail complexe et similaire récemment mené par le personnel du Jardin des Plantes (de Paris), qui avaient réussi la gageure de transformer leurs massifs en des sortes de « peintures en devenir »,les coloris des plantes étant soigneusement choisis en fonction de thématiques, mais aussi en raison de leur évolution dans le temps.

Joël Andrianomearisoa,
Serenade, Serenade, Installation, 2023.
Jardin des Tuileries, Photo ©FDM 2023.


Les vagues, l’eau (Installation, de verre et de métal dans le bassin des exèdres de Joël Andrianomearisoa, Serenade, Serenade, 2023), les pigments (purs ou mêlés), les terres ocres et crues ou cuites, le bois, le bronze, la pierre et divers matériaux, nous les retrouvons Place de la Concorde (Urs Fischer, La Vague, 2018), mais aussi - à FORTE DOSE - dans les allées du Grand Palais éphémère, là où nous attendent l’art et la peinture dans leur quintessence et densité : les Picasso, Rothko, Soulages, Fontana, Tapiès, Dubuffet…, Tetsumi Kudo (et ses plantules déjantées), les sculptures à facettes d’Anthony Gormley, l’horloge « lunaire » et en mouvement de Niki de Saint-Phalle, Les « jambes de bois » monstrueuses de Baselitz si bien équarries, les « devinettes » de Barbara Kruger. — Tout cela nous aura, cette année encore, tant éblouis.

Cette Foire nous reviendra en 2024. Au Grand Palais, cette fois-ci qui fêtera sa réouverture. Et sous une forme qui suscite bien des rumeurs et toutes nos curiosités. - Longue Vie à Paris + Art Basel.

Programme de Paris+Art Basel 2023.

Henrique Oliveira, Desnatureza 5, 2022.
Jardin des Tuileries. Photo ©FDM, 2023.


jeudi 12 octobre 2023

Une Guerre Continuée : ARTAUD. Clausewitz.



Couverture d'Antonin Artaud dans la guerre,
"L'homme clous", dessin d'après Antonin Artaud.


DE LA GUERRE :
Artaud, Breton, Céline, Hitler et Clausewitz.


« Ce sont les fous au pouvoir qui ont maintenu l’actuelle anatomie humaine qui ne cesse de perdre jambes et bras au milieu de toutes les guerres que depuis toujours on lui fera» (Antonin Artaud, Suppôts et Suppliciations, 1946-48)

Le 21 mars 2022, je publiai - sur ce même blog - un papier intitulé « Guernica/Marioupol. Pour l’Ukraine ». — Papier constitué du texte consacré par Artaud au « Guernica » de Picasso, qui n’en finit pas d’illustrer des guerres et des massacres sans nom, et demeure de « constante actualité ».

Notre monde est entré depuis des décennies dans ce que l’on peut nommer (à la suite de Clausewitz) une « guerre continuée ». Les périodes de paix (limitées et partielles) ne servent plus qu’à préparer et précipiter de nouvelles guerres. Et de nouveaux massacres, le phénomène de « brutalisation » de la société que pointaient déjà les chercheurs dans l’entre-deux guerres de 1914-1918 et 1939-1945, étant plus que jamais de « perpétuelle actualité ".

Placé sous le signe du philosophe et stratège prussien, Carl von Clausewitz (1780-1831), aussi bien que de l’œuvre (en partie posthume) de Michel Foucault, cet ouvrage dit et redit un message que la forte voix de Paul Virilio (1932-2018) n’est plus là pour porter.
"L'homme-canon", dessin d'après Antonin Artaud.


Du nazisme et des deux grandes guerres mondiales (de 14-18 et de 39-45), " sommes-nous sortis ? L’accélération de le violence et de ses effets, la banalisation de l’horreur et de la terreur répercutées par des médias qui sont désormais en prise directe avec l’événement et qui y participent, la mondialisation qui rend chaque état solidaire et responsable plus que jamais de l’équilibre mondial : tout cela tend à la généralisation d’un état de guerre permanent. "  (FDM, Antonin Artaud, dans la guerre, p. 307.)

Restent le CRI. La révolte. Les deux bras dressés. La violence d’un NON. Pas de résignation.

Le dessin de Picasso, le texte d’Artaud, offerts aux victimes, aux souffrants.

« Vieille pétarade de boue, de sang, de sperme, de transpiration et de de salpêtre » (Antonin Artaud, Note sur la peinture surréaliste en général.


Guernica/Marioupol - Pour l'Ukraine

Picasso, Guernica (détail).


lundi 28 août 2023

L’ARGENT DANS L’ART.



L'ARGENT DANS L'ART
Exposition à La Monnaie de Paris,
jusqu’au 24 septembre 2023

Quelques semaines encore pour découvrir la savante et belle exposition de la Monnaie de Paris, consacrée aux avatars et aventures de la monnaie et de l’argent dans l’art.

Jean-Joseph Goux signe un des articles du catalogue. Une occasion pour relire ou pour découvrir les ouvrages fondateurs de ce philosophe-économiste. Une grande part de ses réflexions porte sur la nature et les avatars précisément de l’argent dans la culture (littérature, sociologie, arts plastiques, histoire des idées, etc).

Envisagée dans une perspective historique, qui remonte fort loin, aux origines mêmes de la monnaie et se poursuit jusque dans les formes d’art les plus contemporaines, l’exposition de la Monnaie de Paris est érudite et assez complète.

Il est dommage cependant qu’on n’y retrouve aucune référence à l’œuvre et au travail de van Gogh, chez lequel l’argent, la monnaie et la question du « commerce d’art » (son frère travaille chez Goupil, marchand d’art, et lui-même y officiera un temps) jouent un rôle que j’avais contribué à mettre en lumière lors d’un cycle de conférences au Musée d’Orsay en octobre 2010,

Cette conférence avait alors étonné et surpris. Car elle allait à contre-courant de l’image que l’on se faisait de van Gogh. Lecteur de Bossuet et situé à mi-chemin du protestantisme (la religion de son enfance) et le catholicisme qu’il découvre, van Gogh est en effet écartelé entre les deux religions.

Ce qu’il recherche, c’est une peinture tout à la fois pauvre, ascétique, (celle des Mangeurs de pommes de terre) mais aussi bien riche et dorée. Une peinture de « diamantaire », évoquant cette « céleste monnaie » dont nous entretient Bossuet. L’artiste est bien alors celui qui transmue la réalité en une œuvre solaire, nous offrant ses "Tournesols" et l’ensemble de ces couchers de soleil où le disque doré s’apparente à un « louis d’or »

Ce livre, (Van Gogh, l’argent, l’or, le cuivre, la couleur) a depuis fait son chemin, jusqu’à influencer certains travaux qui finiront (bien évidemment à tort) par voir en van Gogh l’équivalent (secret, caché et raté) d’un « capitaliste ». - Il serait urgent donc de « relire cet ouvrage ».
Lien vers la Monnaie de Paris


mardi 4 avril 2023

En revenant de l'exposition Germaine RICHIER...

Germaine Richier dans son premier atelier.
Rétrospective du Centre Pompidou, 2023.
Vue d’exposition. Photo ©FDM.


Entretien avec
les Guides et les Bénévoles du Plateau d’ASSY


Christiane BAILLET
Anne-Marie DETRAZ

bénévoles à l’Eglise du Plateau d’Assy

Véronique DIVE
Catherine SOOLE
Claire TRONCHET

guides du Patrimoine

À l’occasion de la Rétrospective du
CENTRE GEORGES POMPIDOU, Paris,
qui a lieu du 1er mars 2023 au 12 juin 2023.



Florence DE MÈREDIEU:
Vous faites partie des Guides ou des Bénévoles qui préservent et font vivre le site exceptionnel du Plateau d’Assy, où fut construite Notre-Dame-de-Toute-Grâce, église construite entre 1937 et 1946. Entre autres œuvres précieuses du XXe siècle, celle-ci héberge ordinairement Le Christ de Germaine Richier, qui avait fait l’objet d’une commande spécifique (en 1949-1950) de la part du Chanoine Devémy et du Père Couturier. Cette œuvre maîtresse se trouve actuellement exposée au Centre Pompidou (Paris) avant de gagner, durant l’été,le Musée Fabre de Montpellier.

Vous venez de visiter cette exposition en compagnie d’Ariane Coulondre, Commissaire de cette exposition. - Je vais me permettre de revenir avec vous - par le truchement de quelques questions - sur l’impression que vous a faite cette mise en scène des œuvres de Germaine Richier, et de son fameux Christ d’Assy, dans les salles du Musée d’art moderne du Centre Pompidou, à Paris.

1) Est-ce, tout d’abord, « la même » œuvre - et « le même » Christ en croix - que vous avez pu admirer au Centre Pompidou ? Quel effet vous a fait cette mise en scène muséale, qui tranche sans doute avec la manière dont vous abordez ordinairement cette œuvre avec les visiteurs de l’Eglise Notre-Dame-de-Toute-Grâce ?

Christiane BAILLET:
La mise en scène fait apparaitre Le Christ plus proche. Elle le met en valeur par son « isolement ». Il prend ainsi toute son ampleur dans le travail de sculpture et cette approche avec la nature donne l’impression qu’il est en bois.

Anne-Marie DETRAZ:
J’ai découvert Le Christ en croix sous un autre angle, car présenté dans l’ensemble de l’œuvre de Germaine Richier. Cela m’a permis de comprendre d’où il venait et comment Germaine Richier ne sépare pas l’homme de la nature. J’ai ressenti une grande émotion en entrant dans « la salle du trésor », la seule œuvre présentée de cette façon. Le visiteur ressentira peut-être l’envie de le découvrir dans son milieu originel et non muséal et le verra ainsi sous tous les angles.

Véronique DIVE:
En effet étonnant de voir la sculpture dans un musée et loin des autres œuvres de l’église du plateau d’Assy. Elle me semblait privée de son histoire comme étrangère au lieu qui l’accueille.

Catherine SOOLE:
C’est certainement la même œuvre, il n’y en a qu’une et elle est immanquablement reconnaissable. J’ai apprécié que Le Christ soit considéré comme « la star » de l’exposition, une petite salle lui étant réservée.

Sa présentation sur un fond noir, est assez semblable à sa position dans le chœur de Notre-Dame-de-Toute-Grâce. Mais le fait qu’il soit illuminé avec l’ombre de sa croix se détachant sur le fond m’a plu.

Claire TRONCHET:
Le Christ est seul dans sa niche. De fait il apparait presque plus grand et majestueux que dans l’église d’Assy, où il est dans un ensemble…. Un seul regret, il n’est pas installé de biais et le spectateur se rend moins compte « de son propre corps qui fait sa croix », qui est un des effets majeurs de cette œuvre.


Florence DE MÈREDIEU:
2) À quelles autres œuvres de Germaine Richier vous êtes-vous particulièrement attachée durant la découverte de cette exposition ? Et pourquoi ?
Ces œuvres ont elles bouleversé l’image que vous aviez de leur auteur, Germaine Richier ?

Christiane BAILLET:
Toutes les œuvres mais plus particulièrement:
- les bustes, par leur variété et leur travail sur l’expression.
- L’Ouragane, par son allure et sa force d’une femme campée dans la vie.
- La Montagne, par la grandeur et le dynamisme qui s’en dégage.
L’importance du mouvement dans toute l’œuvre:
- La Chauve-souris, pour la réflexion sur le modèle, et l’innovation que la technique représente afin de rendre au mieux la légèreté du modèle.
- Le Couple peint avec l’utilisation d’une nouvelle technique, mais aussi pour la tendresse qui se dégage de cette œuvre.

Ces œuvres m’ont fait découvrir l’œuvre de Germaine Richier et vont me permettre d’insister sur les techniques utilisées par l’auteur.


Germaine Richier, Le Griffu, bronze, 1952.
Vue d’exposition. Photo ©FDM, 2023.


Anne-Marie DETRAZ:
Le Griffu a particulièrement retenu mon attention car il aurait remplacé à merveille l’acteur de la pièce de théâtre que je venais de voir à Paris : « Akedia, le diable au désert ». Le Griffu (Germaine Richier s’est référée à un dragon), avec ses membres effilés terminés par des griffes, est prêt à s’infiltrer dans ses proies. De plus, la suspension dans les airs lui donne un élan plus incisif. Bravo ! Les pièces du Jeu d’échec sont également mises en valeur par un plateau surélevé. Ces œuvres m’ont fait découvrir le lien que faisait Germaine Richier entre mondes animal, végétal et humain. Les techniques et rendus multiples : lisse/trituré, bronze/couleur, œuvre monumentale /sobriété (menhir), figuratif/abstrait, imposant/effilé, bronze/bois, feuille, pâte de verre, ardoise… émail.… Grande découverte pour moi.

Véronique DIVE:
- Loretto, qui marque une facette moins connue et les débuts de Germaine Richier.
- La Vierge folle que je vois régulièrement lors de mes visite au musée Gianadda à Martigny, en Suisse.
- Les petites œuvres en bronze, peintes ou émaillées, de la fin des années 50 qui m’ont touchée.

Catherine SOOLE:
Mon préféré est Le Cheval à Six Têtes, qui semble surgir des contes fantastiques comme ceux de JRR Tolkien, où de l’univers magique d’Harry Potter, une œuvre en mouvement, en plein galop, un peu effrayante. J’ai aussi aimé La Montagne qui, pour moi, évoque la puissance des soulèvements hercyniens, l’affrontement entre la terre, les rochers, les arbres et les animaux réduits à l’état de fossiles ; ainsi que La Chauve-souris, véritable résille en dentelle d’or. Ses bronzes naturels nettoyés donnent de la chaleur à ses œuvres.

Je n’apprécie pas beaucoup les insectes, donc ses sculptures entomologiques m’ont moins parlé. J’ai aussi découvert ses œuvres tardives, ses alliages de plomb et verre coloré m’ont interpellée. Toutes ces réalisations m’ont donné envie de mieux connaître l’artiste.


Florence DE MÈREDIEU:
3) Que pensez-vous des espaces d’exposition du Centre Pompidou ? Qu’est-ce qui vous a frappé dans la scénographie des différentes œuvres ?

Christiane BAILLET:
Les œuvres sont abordées sous toutes leurs faces, ce qui permet au visiteur de bien cerner le travail de l’artiste. La mise en scène chronologique permet également de suivre l’évolution tant dans la recherche de la forme que dans l’utilisation des matériaux. Les éclairages renforcent encore la puissance d’œuvres comme Le Christ ou Le Griffu.

Anne-Marie DETRAZ:
Exposition agréable car bien aérée. Quand il le faut, assez de recul. Pour Le Christ, la présentation incitait au recueillement. Mais arrive en tête la suspension du Griffu.

Véronique DIVE
J’ai aimé l’aménagement de plus petits espaces dans un grand espace dans un écrin magique. Tout permet de rentrer dans l’univers de l’artiste, ce qui favorise une approche sensible de son œuvre.

Catherine SOOLE:
J’ai trouvé l’exposition très bien présentée, laissant à chaque œuvre tout l’espace pour tourner autour avec un grand soin pour leur mise en valeur ; la lumière sur les surfaces blanches et les panneaux noirs renforçant l’aspect impressionnant de chacune. J’ai particulièrement apprécié la présentation aérienne du Griffu.

Claire TRONCHET:
Cet étage consacré à l’œuvre de Richier (200 oeuvres exposées) paraît presque petit ! La clarté y est appréciable. Et bravo à Mme Coulondre, commissaire d’exposition, d’avoir su et pu préserver les différentes périodes d’évolution artistiques de la sculptrice, tout en nous emmenant du début à la fin sur son cheminement de force et d’énergie…

Le Christ d’Assy est parfait dans sa niche ecclésiale, avec ce coin où le visiteur découvre la polémique qu’il a engendré malgré lui. C’est important d’avoir pu garder cette intimité dans cette immensité.


Florence DE MÈREDIEU:
4) La découverte (ou l’approfondissement, à l’occasion de cette exposition) de la biographie de Germaine Richier, vous paraît-elle importante pour votre pratique de guide et d’accompagnement des visiteurs du Plateau d’Assy ?
Qu’en retiendrez-vous essentiellement ?

Christiane BAILLET:
C’est une découverte pour moi.

C’est important pour enrichir la signification du Christ, notamment dans le choix des matériaux. Et permettre d’insister davantage sur son rôle (et son statut) dans l’ensemble de la création artistique proposée par les autres artistes présents dans l’église. On ne se limite pas ainsi à la polémique provoquée initialement par cette œuvre.

Je retiens la volonté d’une femme d’aller jusqu’au bout de ses idées et de rechercher toute sa vie à faire évoluer son œuvre.

Anne-Marie DETRAZ:
Je partais avec peu de connaissance, et en plus erronée, puisque je croyais qu’elle était élève de Giacometti. Sa fascination pour le règne animal m’a impressionnée ainsi que l’accumulation et la collection qu’elle faisait d’objets naturels récoltés entre la Suisse et le Midi. Enrichie de tous ces éléments, je serai désormais plus fidèle au parcours de cette artiste et plus armée pour le faire découvrir et donner envie aux visiteurs de mieux la connaître.

Véronique DIVE:
Oui, elle est importante parce qu’elle enrichit l’approche, même si j’aime laisser déjà, dans un premier temps, à chaque visiteur un moment d’échange personnel avec la sculpture du Christ. L’opportunité pour la sculpture de continuer à vivre sans l’enfermer dans un discours unique.

Catherine SOOLE:
Toutes ces œuvres m’ont fait découvrir une Germaine Richier que je ne connaissais qu’à travers son Christ et la polémique qui a suivi. J’ai rencontré une artiste généreuse, profondément éprise de son art, une femme de caractère qui, sans en faire des tonnes, a su s’imposer dans un milieu très masculin. J’avais toutefois, avant d’aller à Beaubourg, lu le Télérama hors-série. J’ai acquis la BD qui retrace sa vie de façon pittoresque et suis plongée actuellement dans le gros catalogue. Toutes ces lectures vont me permettre d’étoffer ma présentation du Christ aux visiteurs de l’église.

Claire TRONCHET:
Bien sûr et grand merci à vous et aux biographes qui nous apportent souvent un éclairage nouveau, une compréhension plus fine et émotionnelle du travail de l’artiste, que l’on remet dans un contexte et « Dieu sait » que le contexte de Germaine Richier était dense….

Dans l’exposition, les photos plus personnelles et intimes de l’artiste dans son atelier nous permettent également cet échange… Cette exposition majeure est un magnifique hommage à une femme dans un monde d’hommes, de sculpteurs, qui a certainement par son travail et son engagement marqué son temps et le nôtre…


Germaine Richier, Le Christ d’Assy, bronze, 1950.
Vue d’exposition de la Rétrospective, Centre Georges Pompidou, 2023.
Photo ©FdM.


Florence DE MÈREDIEU:
5) Comment inviteriez-vous les lecteurs de ce blog à venir doublement visiter :
- et cette exposition du Centre Pompidou, et l’Eglise du Plateau d’Assy,
Le Christ reviendra, une fois son périple muséal accompli?

Christiane BAILLET:
Les inciter à :
- Venir à l’exposition pour connaitre une artiste « oubliée », en insistant sur la diversité des œuvres, leur puissance et la recherche constante d’une évolution.

- Venir au Plateau d’Assy pour découvrir l’Église, créée par des artistes différents et voir que Le Christ s’intègre dans cet ensemble qui peut paraitre « hétéroclite » à certains mais qui dégage une grande sérénité.

Anne-Marie DETRAZ:
Par toutes les réponses faites sur ce blog, ou alors on a tout faux.

Véronique DIVE:
Chaque œuvre de chaque artiste est un échange avec ceux qui la regardent. Aller voir Le Christ à Beaubourg, c’est en connaître un peu plus sur son histoire dans la vie de sa créatrice. Aller voir Le Christ dans l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy à Passy, c’est en connaître un peu plus sur son histoire dans le contexte de l’époque en tant que femme, face au fléau qu’était la tuberculose, face à la religion et l’histoire humaine de la décoration de cette église par les plus grands artistes de l’époque.

Catherine SOOLE:
Oui, j’encouragerai fortement vos lecteurs à visiter l’exposition, même s’ils ne sont pas particulièrement attirés par l’art moderne, (je l’ai déjà fait autour de moi), et à venir voir Le Christ à Assy, où il a sa place parmi les grands artistes qui ont décoré Notre-Dame-de-Toute-Grâce, joyau du renouveau de l’art sacré.

Claire TRONCHET:
C’est une première. Cette exposition par son ampleur (200 œuvres) et sa thématique (une femme sculptrice entre deux guerres) est un remarquable et sensible hommage au travail d’une femme engagée, créatrice et tenace. Dans un monde où la sculpture était réservée aux hommes. En cela il faut aller à Beaubourg pour découvrir le parcours artistique de cette artiste.

Pour Assy, c’est différent d’abord parce que vous rentrez dans une modeste église de montagne et que vous êtes être abasourdi(e)s par le nombre d’œuvres créées par les artistes incroyables de cet époque, artistes croyants, non croyants parfois, et même de confessions différentes (Chagall, Matisse, Braque, Léger, Lurçat…).A l’époque, en1950 c’était révolutionnaire !!

Ensuite, avec la biographie de Mme Richier, vous découvrirez, grâce aux guides et ambassadrices de cette église, l’histoire incroyable des sanatoriums du Plateau d’Assy ainsi que leur architecture grandiose au service des malades de la Tuberculose.

En fait, c’est la même Energie, le même message d’Espérance et d’Humanisme qui vous transporteront dans ces deux lieux…..


Florence DE MÈREDIEU:
6) Auriez-vous une question à me poser, à votre tour ?

Christiane BAILLET:
Comment peut-on envisager la suite de cette exposition pour que, au niveau des visiteurs de l’église, il y ait une certaine continuité afin de ne pas « oublier » une nouvelle fois ?


Florence DE MÈREDIEU:
Des idées et des « solutions de continuité » entre l’Église du Plateau d’Assy et le monde muséal surgiront sans doute spontanément, durant le passage de l’Œuvre par le Centre Pompidou et le Musée Fabre de Montpellier. Outre les traces - tangibles, nombreuses et riches (livres, catalogue, articles de journaux, radios, etc, nombreuses visites des œuvres exposées) - il y a toujours, dans ce type d’évènements, des effets de traîne et prolongements.

Et ensuite, les évènements, cela se provoque… Cela dépendra du désir et de la volonté des individus… et des institutions…

Catherine SOOLE:
Je n’ai pas de questions particulières à vous poser, par contre j’ai beaucoup apprécié votre article sur Le Christ dans le catalogue, qui apporte un éclairage nouveau sur la sculpture ainsi que sur la polémique qui a suivi son installation à Assy ; tout cela enrichira ma propre présentation aux visiteurs. L’exposition est déjà en train de nous attirer du monde ; comme l’a dit l’une d’entre nous (Françoise Eiberlé peut-être) : « Le Christ de Germaine Richier n’a jamais été aussi présent que depuis qu’il est parti ! »

Claire TRONCHET:
Et vous Florence, pourquoi vous êtes-vous intéressée de si près à Germaine Richier et son oeuvre ?


Florence DE MÈREDIEU:
Mes premiers contacts avec « Germaine Richier » datent de la période où j’écrivais l’Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain (entre 1990 et les tout débuts de 1994). À cette époque-là, son œuvre connaissait une période d’oubli et il était très difficile, voire même impossible de « voir » ses œuvres. D’où de grandes difficultés pour des historiens qui - comme moi - tenaient alors à être en contact direct avec la plupart des œuvres sur lesquelles ils (ou elles) travaillaient. Par la suite, il semble que certains chercheurs se soient heurtés, lors de la publication de leurs recherches, à des interdictions de reproduction des œuvres.

Fort heureusement, maintenant tout a changé : cette exposition en est la preuve éclatante. Lorsqu’Ariane Coulondre (et sa fidèle assistante, Nathalie Ernoult) m’ont demandée de participer au catalogue, elles avaient pensé à moi pour traiter « de la matière » dans l’œuvre de Richier. Sujet passionnant, mais un peu trop large et important pour un « article » de catalogue.

J’étais, par ailleurs, tombée en arrêt devant les reproductions du fameux Christ d’Assy. Sa singularité (dans le champ même de l’histoire de l’art) m’a stupéfiée. Je souhaitais donc une confrontation directe avec cette œuvre. C’est ce qui m’a amenée sur le Plateau d’Assy, en mai 2022, et à la rédaction ensuite d’un texte pour le catalogue de l’exposition.

Il y fut aussi, bien sûr, question de « matière » (en 2018, dans un « blog » très « matiériste » consacré au sculpteur César, j’avais évoquée Germaine Richier), mais aussi de « dogme », de "création", et d’un contexte où se mêlaient la guerre de 1939-1945 (d’où l’on sortait à peine en 1949-1950) et l’histoire toute vive des sanatoriums du Plateau d’Assy. Je me suis alors lancée passionnément dans cette aventure.

Celle-ci - dans le contexte politique et mondial qui est aujourd’hui le nôtre, et dans cet autre contexte de l’actuelle pandémie qui a touché la planète - m’est apparue comme entrant en total écho avec ce que nous vivions aujourd’hui.

Anne-Marie DETRAZ: Merci à vous de nous avoir donné la parole.


Florence DE MÈREDIEU:
Vos paroles feront partie de ces traces, de ce sillage qui restera… Elles continueront d’accompagner la haute figure du Christ, lors de son retour à Passy.


Vidéo sur Germaine RICHIER, Sculptrice

L'Église d'Assy, un film


mardi 14 mars 2023

Germaine RICHIER et le Christ d’ASSY.

Église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, Plateau d’Assy.
Le Christ de G. Richier et la tapisserie de Lurçat.
Photo DR.


Entretien Françoise EIBERLÉ


En écho et prolongement à la Rétrospective du Centre Georges Pompidou, Paris. (1er mars 2023/ 28 juin 2023) et à l’écriture du texte : « Le Christ d’Assy. Une œuvre. Un contexte. Une polémique. »


F. de Mèredieu : Bonjour Françoise, vous êtes la présidente du FORUM du Plateau d’Assy, association 1901 qui regroupe un certain nombre de bénévoles, soucieux de préserver et faire vivre ce site exceptionnel qui héberge Notre-Dame-de-Toute-Grâce, église construite entre 1937 et 1946 et qui contient, entre autres œuvres précieuses du XXe siècle, le Christ de Germaine Richier qui se trouve actuellement exposé au Centre Pompidou (Paris) avant de gagner, durant l’été, le Musée Fabre de Montpellier.

Vous avez découvert, ces derniers jours, cette nouvelle scénographie - muséale - dans lequel le Christ de Richier se trouve aujourd’hui « exposé ».

Quelle impression en retirez-vous, alors que vous êtes habituée à un tout autre rapport à cette œuvre, plus familier, mais aussi marqué par un certain nombre de procédures et de rituels très différents de celles et de ceux des musées ?
Françoise EIBERLÉ: Bonjour Florence, je suis effectivement présidente de l’Association «Forum d’Assy » qui est née en avril 2022, pour mutualiser les énergies pour ce site exceptionnel de Notre-Dame-de -Toute-Grâce et des 2 villas attenantes, dont une du même architecte que l’église Maurice Novarina : « Préserver les œuvres, poursuivre la vocation d’accueil et faire vivre ce site » sont les buts de cette association.

Le Christ d’Assy, une des pièces maitresses de l’église, a une histoire très forte et mouvementée puisque ce Christ qui a été accueilli et consacré en 1950, a dû être retiré en 1951 et n’a retrouvé sa place qu’en 1969. L’exposition Pompidou et le chapitre que vous y avez consacré dans le Catalogue (2023) ainsi que le livre de Laurence Durieu, L’Ouragane (2023), retracent très justement cette « querelle de l’Art Sacré » qui a prévalu pendant toute cette période.

Nous autres, bénévoles qui côtoyons ce Christ, savons comme il est maintenant tellement bien accueilli.
Personnellement, j’ai été très touchée de la place particulière qui lui a été réservée au Centre Pompidou.
Cette « alcôve-chapelle », installée par respect pour cette « œuvre sacrée » a été aussi, sans nul doute, la réponse aux multiples contraintes - dont la sécurité-, auxquelles le musée devait répondre.
Néanmoins, elle m’a aussi déroutée, car elle est présentée de face comme un tableau ou une icône, au fond d’une alcôve sur fond noir, alors que je la côtoie, ici au Plateau, dans un espace ouvert qui permet de l’apprécier dans ses 3 dimensions.

Cette sculpture, Germaine Richier l’a voulu « vivante », les bras immenses du Christ grands ouverts, penchés vers toute la souffrance du monde. Germaine Richier se réfère d’ailleurs aux versets d’Isaïe, du serviteur souffrant, Ch 53 : où il est question « de plante chétive, de racine dans une terre aride…sans apparence ni beauté… ». Je regrette qu’il n’ait pas été présenté avec 20 ou 30° de rotation sur son axe pour que le visiteur puisse apprécier ce mouvement. Le jour du vernissage où je l’ai découvert, il y avait, semble-t-il, un problème d’éclairage, résolu depuis. Des visiteurs qui l’ont vu à Pompidou et qui le connaissent à Assy dans son «  environnement » n’ont pas tous partagés mon appréciation.
Le Christ dans son alcôve, Exposition Germaine Richier
Centre Pompidou, 2023. © ADAGP, 2023. Photo FDM, 2023.


FDM: Il est certain qu’il y a un monde entre le contexte du musée et celui de l'Église d'Assy pour lequel cette œuvre a été très précisément conçue. L’exposition muséale des œuvres permet d’en révéler d’autres aspects. Ce que vous ressentez ici tient au caractère vivant des œuvres qui se transforment et changent en raison du contexte où elles sont placées. Beaucoup d’œuvres de Germaine Richier paraissent ainsi merveilleusement sublimées dans la nature.

Tout processus d’exposition et de nouvelle présentation scénique d’une œuvre la renouvelle et la transforme, nous offrant finalement une multitude d’approches auxquelles nous sommes plus ou moins sensibles. Il est vrai que dans la présentation du Christ d’Assy au Centre Pompidou, il y a quelque chose de la « présentation d’une icône ». Ce qu’elle est aussi devenue, sans que cela doive exclure d’autres aspects. Une œuvre d’art est (de bien des points de vue) inépuisable.

Vous m’avez accueillie au printemps 2022 sur le Plateau d’Assy, alors que je travaillais à l’écriture d’un texte pour le catalogue de la rétrospective Germaine Richier qui a lieu actuellement à Paris. Il s’agissait d’un article consacré exclusivement à ce Christ.

Entrer dans un réel contact avec cette œuvre et son contexte m’était absolument nécessaire. Votre aide (ainsi que celle de vos collègues), m’a été précieuse. De par les connaissances que vous avez du lieu et de son histoire, mais aussi pour l’atmosphère, la description et la visite du contexte médical du lieu. Nombre de sanatoriums (dont Sancellemoz, 1929) ayant été construits dans la région dans les années trente et après.

Cela m’a permis de comprendre cette église et ces lieux, marqués par la maladie. J’ai alors saisi ce que Germaine Richier a pu appréhender lors de ses premières visites sur le Plateau. Cette « vie », ce « climat » de la maladie et des sanatoriums, qui a, nul doute, contribué à influencer et modeler la figure si singulière de son « Christ d’Assy ».

Peu de mois avant sa mort, en janvier 1959, et alors qu’elle est atteinte d’un cancer, Germaine Richier reviendra quelque temps à Sancellemoz, à l’invitation du Dr Degeorges. C’est dire quelle importance il convient d’accorder à l’ensemble des relations qu’elle a entretenues avec les gens du Plateau, dans le milieu ecclésiastique, mais aussi dans le milieu médical. Cela, je ne pouvais le percevoir de loin et à distance. Vous m’avez aidé à comprendre ce contexte particulier. Pouvez-vous revenir sur cette période des années 1950, ces années qui se situent de surcroît au lendemain de la guerre et où tant de choses neuves se dessinaient…
FE: J’ai découvert le Plateau d’Assy en 1976, justement parce que la station sanatoriale vivait sa reconversion, après la période de la Tuberculose qui a prévalu de 1924 à 1972…
Sancellemoz se reconvertissait en centre de rééducation fonctionnelle et je suis venue y travailler pendant 32 ans.

Ce que je sais de la période sanatoriale antérieure à la reconversion, je le dois à la communauté de dominicains qui faisait vivre Notre-Dame-de-Toute-Grâce. Ils étaient, pour certains d’entre eux, aumôniers dans les sanas. Ils ont donc eu un rôle très important pour l’accompagnement des malades dont les séjours étaient longs, mais aussi des soignants et de leurs familles.

Sancellemoz fut le sanatorium où le Chanoine Devémy, fondateur de l’église, était aumônier. Ce sanatorium fut le « quartier général » du projet et des rencontres qui ont prévalu au patrimoine de l’église. Le Docteur Terrasse permettant la rencontre avec Pierre Bonnard, le Docteur Degeorges permettant les liens avec Claude Mary, disciple de Germaine Richier, qui mena le Père Marie Alain Couturier et le Chanoine Devémy vers elle pour la réalisation du Christ d’Assy. Ce ne sont que des exemples.

La vie sanatoriale - plus de 2300 malades sur les « hauts plateaux d’Assy » dans une quinzaine de sanatoriums -, est racontée dans divers ouvrages : la vie des malades avant la découverte des antibiotiques, les années de guerre qui ont valu aussi bien des drames (par exemple : le Dr Jacques Arnaud qui paya de sa vie de ne pas donner le nom des juifs tuberculeux aux allemands…), quelques noms illustres : Marie Curie, Igor Stravinski…

Je dois l’essentiel de ce que j’ai appris principalement à Anne Tobé (La famille Tobé fonda et dirigea Sancellemoz jusqu’en 2010). Anne, médiateur culturel et guide du patrimoine avait fondé l’association CREHA. Elle a joué un rôle essentiel et constitué un fonds documentaire très important sur l’histoire du Plateau ; Son fils gère ce fonds depuis le décès d’Anne et permet d’y accéder. La mairie prépare également un Centre d’Interprétation pour transmettre et sauvegarder tout ce trésor de l’histoire du Plateau, lié à celle de l’église.
Toutes les personnes qui ont construit ce siècle d’histoire au Plateau (1924-2023) : le monde médical, la vie des sanas, les artistes qui ont contribué à ce patrimoine, la vie « bouillonnante » du monde de la musique, de la littérature, du théâtre etc., ont été recueillis dans les numéros du CREHA ou par une documentation conservée par des familles du Plateau.
C’est également en côtoyant les personnes, de souche, vivant sur le Plateau et tous ceux venus se faire soigner et étant restés ensuite que j’ai été « baignée » dans cette histoire « unique ».
FDM: Il est important de savoir que tous ces fonds sur l’histoire du Plateau (livres, film, publications diverses, etc.) pourront être à la disposition des chercheurs. J’ai déjà eu moi-même à disposition une documentation si riche (en provenance de l’Évéché d’Annecy…) que j’ai dû largement couper un « article » beaucoup trop long » pour figurer en entier dans le catalogue de l’exposition…

Le Christ de Richier est une œuvre complexe. C’est d’abord une œuvre d’art et une sculpture qui hérite de tout l’ensemble de la formation artistique de Germaine Richier, passée par l’atelier de Bourdelle, mais qui obéit aussi à des procédures qu’elle s’est peu à peu forgées.
Sur le plan du « sens » et du « contenu », il est certain que cette œuvre porte la marque de cette guerre de 1939-1945 dont, à l’époque, on sort à peine. Des traces de ce conflit demeuraient, bien présentes, « vivantes » parmi la population des divers sanatoriums et aussi parmi les artistes choisis par le Chanoine Devémy et le Père Couturier, lequel est aussi artiste et maître verrier et produira deux vitraux pour « habiller » Notre-Dame-de-Toute-Grâce.
Pouvez-vous évoquer la présence de ces artistes spécifiquement retenus par les commanditaires du projet, artistes qui avaient appréhendé, de très près et dans leur chair, la réalité de la Shoah ?
FE: Je ne me sens pas vraiment habilitée à parler de tout ce qui s’est joué avec le Chanoine Devémy et le Père Marie Alain Couturier avec les artistes qui ont répondu « présents » pour « habiller » Notre Dame de Toute Grâce, selon les termes de Dominique Ponnau, lors du cinquantenaire de la consécration de Notre-Dame-de -Toute -Grâce.
C’est dans le livre «  Le chanoine Devémy et ses amis parlent de l’Eglise d’Assy » qu’on peut revenir aux sources de ce qui s’est joué entre les artistes et les commanditaires.

C’est sûr qu’il faut garder présent à l’esprit le climat de l’époque entre, d’une part, la déferlante de la Tuberculose et ces milliers de patients à isoler, à soigner et essayer de sauver par la création du Plateau sanatorial, et d’autre part, les prémices puis les années de la 2e guerre mondiale, dont toute l’horreur du nazisme.
Le Christ de Richier est édifiant sur ce chapitre de la souffrance des tuberculeux et aussi d’une certaine figure de la Shoah, et Germaine Richier a été fortement inspirée. Claude Mary, à qui l’on doit le Christ de la crypte et les 2 chandeliers, en parle de très belle manière dans le film : « La révolution d’Assy » de Pierre François Degeorges.

Ladislas Kijno à qui l’on doit « la Cène » de la crypte, dit avoir peint les portraits des apôtres à partir des visages de patients, anciens déportés, venus en soin au sanatorium.
Nous pouvons aussi pointer, sans avoir la prétention d’être exhaustif, ce qui s’est joué avec le séjour du Père Marie Alain Couturier, parti en 1940 à New York et Montréal et y rencontrant les exilés juifs : entre autres, Chagall et Liptchtiz qui « habilleront » aussi Notre Dame de Toute Grâce. La dédicace de leurs œuvres est tout à fait dans cet esprit :
«  Au nom de la liberté de toutes les religions » pour la céramique où Chagall illustre le passage de la Mer Rouge, «  Jacob Liptchitz, juif fidèle à la foi de ses ancêtres, a fait cette vierge pour la bonne entente entre les hommes sur la terre afin que l’Esprit règne » est gravé sur sa sculpture Notre Dame de Liesse.

On peut évoquer aussi tous les vitraux qui sont en résonance avec le thème de la passion du Christ (Rouault), de la maladie et l’espoir de guérison (Notre Dame des 7 douleurs, Raphael : l’archange qui guérit, Ste Thérèse de l’Enfant Jésus : morte à 24 ans de la tuberculose jusqu’à St Louis et les écrouelles, St Pierre qui guérit des malades au temple de Jérusalem, St Vincent de Paul qui fonde les filles de la charité pour s’occuper des enfants abandonnés, St François d’Assise et le lépreux etc… aucun de ces saints n’est là par hasard !
Les malades pouvaient se sentir compris et soutenus !

Quant à la tapisserie de Lurçat, qui se déploie sur tout le cul de four de l’église, illustrant le chapitre 12 de l’Apocalyse de Jean : cela tient du miracle que l’artiste communiste ait finalement accepté de la réaliser, lui tellement engagé dans la guerre d’Espagne donc contre la position de l’Eglise, et ayant aussi vécu le drame de la guerre avec la mort de son fils….
Je crois que la liste peut s’allonger, mais d’autres pourront bien mieux en parler que moi.
FDM: Vous montrez très bien comment les différentes œuvres se trouvent réunies et tissées au sein d’un discours qui devaient parler directement aux malades. Les différentes œuvres choisies pour l’Égiise d’Assy forment donc un ensemble, duquel tend à se détacher - d’un point de vue formel, cette fois-ci - le Christ de Germaine Richier, dont la singularité demeure assez parlante.

Il y ainsi comme un fossé entre la flamboyance et le baroque de la tapisserie de Lurçat et le caractère humble et comme délité du Christ de Richier. Vous montrez bien toutefois comment des relations se sont tissées entre la tapisserie circulaire de Jean Lurçat (L’Apocalypse 12, 1947) et le positionnement du Christ en arrière de l’autel, la sculpture de Germaine Richier devenant comme le 3e « arbre », sec, de la tapisserie qui l’auréole et l’intègre dans un paysage global. - Pourriez-vous préciser ce point…
FE: C’est du Père Ceppi, prieur des dominicains, qui a défendu le Christ de Richier auprès de l’évêque, pour empêcher son retrait en 1951, que je tiens cette « lecture » du Christ de Richier. Le Père Ceppi s’exprime à ce sujet dans le film cité plus haut « La révolution d’Assy » pour expliquer comment Lurçat, communiste, a été attentif et très respectueux  sur la composition de sa tapisserie: L’Apocalypse au centre, l’arbre du Paradis : arbre de la « chute » à gauche, l’arbre de Jessé « arbre de la rédemption par la généalogie de Joseph, donc de Jésus, Fils de David » à droite.

Le Christ de Richier, tel « une racine desséchée » représente le 3e arbre : celui du supplice qui annonce la résurrection et Richier de dire : «  je suis plus inspirée par une racine desséchée que par un pommier en fleurs »
Tout cela est redit avec mes propres mots, donc… ce n’est pas « parole d’Evangile !!! »
FDM: De quelle manière la découverte de l’œuvre globale de Germaine Richier - grandement méconnue et peu exposée dans ces dernières décades - a-t-elle rejailli sur votre compréhension de ce Christ d’Assy que vous aviez déjà beaucoup fréquenté ?
Y a-t-il une œuvre récemment découverte par vous qui vous parle précisément et laquelle ?
FE: Découvrant l’œuvre de Richier rassemblée au Centre Pompidou, ce qui m’a frappée c’est ce lien avec la nature. Sa créativité si audacieuse et toutes les passerelles qu’elle établit entre l’homme, le monde animal, le monde minéral et la nature ! Tout est lié !
Je connaissais bien La fourmi que je fréquente régulièrement au musée de Grenoble… mais de voir en particulier le Cheval à 6 têtes, la Chauve-souris, et bien sûr, l’Ouragane : cela m’a vraiment saisie.
J’irai probablement revoir l’exposition à Montpellier pour en apprécier, avec davantage de disponibilité, tout le « cœur », car lors du vernissage ce n’était pas le meilleur moment pour cela.
FDM: Un grand merci, Françoise, pour la richesse de toutes ces précisions que votre témoignage et votre récit permettent de saisir sur le vif. - La référence aux documents que vous citez permettra à tout un chacun d’entretenir la connaissance de ce lieu qui n’a pas fini de s’enrichir et d’évoluer.

Et l’on vous souhaite (durant l’été) une excellente « seconde  visite » (à Montpellier cette fois) de cette Rétrospective Germaine Richier. Que vous puissiez à nouveau retrouver cet indispensable contact avec les œuvres réelles, vivantes…
PRÉSENTES.


L'exposition Germaine Richier au Centre Pompidou

L'Église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d'Assy

Germaine Richer face au Christ
remisé dans La Chapelle des morts, 1954.
Photo DR. Article publié dans L’Intransigeant, 1964.

dimanche 1 janvier 2023

2023. Vibrato Cantabile.

2022-2023

En signe de glissement et de passage à ce que l’on souhaiterait présenter comme une RUPTURE.
Pour replier et refermer cette année 2022, que l’on n’aurait pas souhaité voir se dérouler.

Pour appeler à tout autre chose… pour 2023
à d’autres courants, d’autres pensées,
d’autres actes

D’autres respirations
et la fabrique d’autres mondes…

Embarquez dans l’univers troublant de la voix, des sons et de leurs sortilèges.
Oscillations. Vibrations. Distorsions.
Modulations. Pertes, Reprises et ruptures.

Le son, la voix - soudainement ou par à-coups - disparaissent, s’évanouissent…
et puis reparaissent, surgissent on ne sait d’où…

On ouvrira ce vaste champ par les vibrations et oscillations magiques d’Astor Piazzolla et son « bandonéon », cet instrument dont il a tiré des merveilles.
Le son, comme un souffle, part et puis revient, se referme et se déplie à la façon d’un poumon.

Bandoneon Concerto with Astor PIAZZOLLA

On se souviendra des Milongas, ces mélopées populaires, appréciées par Jorge Luis Borges. Et du tango argentin, auquel Astor Piazzolla a tant apporté.

On reviendra vers d’autres « folies » musicales et vocales. Comme la prestation mise en scène et orchestré par La Flûte enchantée de Mozart. Ici chantée et modulée par Nathalie Dessay.

MOZART, La Flûte enchantée, « La Reine de la nuit »

Il y aurait tant de fabuleux chanteurs à rappeler : CARUSO
Ella FITZGERALD
Edith PIAF
Et, plus récemment, Nina HAGEN

On terminera le voyage par deux merveilles :
Oum Kalthoum, tout d’abord, dont les mélodies et les subtils vibratos touchent à la mystique.

Oum KALTHOUM, « Enta Omri »

Et La Callas, enfin, dont le répertoire regorge d’inoubliables vibratos.

Maria CALLAS, «  Vissi d'Artre », Tosca, Puccini

mercredi 7 décembre 2022



ARTAUD. Paysages.

Antonin Artaud, Voyages, 1992

La Chine/Le Japon d'Antonin Artaud, 2006


"Le soleil, les astres, la terre, le vent sont des échappées d'une réalité merveilleuse" (Œuvres complètes, XX-245)

L’imaginaire et la réalité du voyage : des Tarahumaras aux Iles d’Aran et aux chemins irlandais.

Le périple oriental : A la recherche de mondes arpentés, rêvés, perdus. Entretenus jusqu’à l’os.

La Chine de Victor Segalen, Paul Claudel, Pierre Loti et George Soulié de Morant. Du théâtre et des masques chinois jusqu’au taoïsme et à l’expérimentation de l’acupuncture.

Le Japon de Lafcadio Hearn, Paul Claudel et Charles Dullin. Des samouraïs et la calligraphie à l’antique tradition du nô.

lundi 28 novembre 2022

PARIS PHOTO 2022. Peintures.Trompe-l’œil.

Jean-Baptiste Huynh, Flower Children,
Portrait 75, 2021.


PARIS PHOTO 2022.
Paris, Grand Palais éphémère.
Du 10 au 13 novembre 2022.


Cette année, Paris/Photo s’ouvre - plus que jamais - sous les auspices de l’audace, de la transgression. Et du trompe-l’œil. Comme si les milieux de la photographie, demeurés jusque là plus « feutrés » que ceux des arts plastiques, cherchaient à leur tour un affranchissement et des codes de la profession et des balises de leur territoire. Tout semble fait pour que l’on oublie que l’on se trouve en présence d’un travail utilisant le médium photographique.

La référence à la peinture est non seulement omniprésente, mais « affichée ». Comme ces sortes de "papiers peints", que l’on pourrait dire modernistes et dont certains rappellent certains des grands décors de David Hockney.

L’image numérique et ses multiples avatars acquièrent également de plus en plus droit de cité au salon. Jeu sur le réel et le virtuel : Radiance, l’installation de Sabrina Raté, est révélatrice de cette explosion de l’utilisation du numérique…

Auparavant, on se sera arrêté devant cette double image (plus ancienne et raffinée) d’un canoë glissant sur un plan d’eau d’Irving Penn (Two in a Canoë, Long Island, 1954). Deux images dans des tons et des colorations différentes. Comme une sorte de clin d’œil aux recherches de la peinture impressionniste. Tout particulièrement aux « impressionnantes » variations de Claude Monet (Série des « Cathédrales de Rouen ». 1892-1894).

Des galeries de peinture renommées présentent des œuvres « d’artistes-photographes ». Comme Le stand de la Galerie Lelong où nous attend une exposition solo de Jean-Baptiste Huynh. Là encore, les pigments colorés - utilisés par les peuplades de la Vallée de l’Omo en Ethiopie, à des fins de maquillages et de peintures corporelles - renvoient à une expérience picturale.

Cela mène aussi à redécouvrir l’usage des photographies rehaussées de couleurs apposées à la main. Ce qui donne l’occasion d’un hommage à la société ukrainienne des années 1980. Le degré d'intégration de la couleur est tel, dans cette image, que l'on imagine difficilement cette même image en noir et blanc. Le maquillage n'est plus seulement celui d'un corps que l'on peint, mais d'une image et de "corps de papier" que l'on colore.

(Victor & Sergiy Kochetov, Untitled, 1982).


Entre toutes, l’image que je retiendrai, cette année, et à rebours de la tendance générale de ce salon, est ce plan miraculeux, cet instant décisif, ce cliché happé au vol à Glasgow en 1980 par Raymond Depardon, durant le reportage (finalement non paru) qu’il y effectuait pour le Sunday Times. Un grand moment de poésie. Cru. Épinglé sur le vif.

Lien vers le site de Paris Photo 2022.

Raymond Depardon, Glasgow, Scotland, 1980.


dimanche 6 novembre 2022

MADÉ : Le Ciel et la Mer comme palette. ENTRETIEN.

Madé, L’Atelier GRIS. Le Havre, août 2022.
Photo © FDM.


L’approche de Madé est à ce point évidente, subtile, que l'on souhaiterait éviter tout bavardage. En rester à l'essentiel d'une approche intuitive. Nourrie de déclinaisons conceptuellement "souples". Sensoriellement attrayantes. Gaies et vivantes.

Des formes simples, muent, se déboîtent et se transforment en sortes de pochettes surprises. Des couleurs franches - mais pas toujours - et que certains dispositifs ne livrent que sous la forme de halos.

Le CUBE ou le CARRÉ s'y dévissent et transforment.
Un PLAN ou PAN COUPÉ s'avère plus retors qu'il n'y paraît, révélant la couleur sous forme d'un reflet, d’une « réfraction ».
Les formes ont des PLIS.
Et les PLIS eux-mêmes s’ouvrent ou se referment.

Le MOUVEMENT est entré dans la couleur.
Ce que l'on prend pour un tableau est en réalité un VOLUME. Avec des arêtes, une épaisseur. Des dénivelés. - La couleur bouge, entre en osmose avec la lumière et le contexte ambiants.

Depuis son arrivée dans un nouveau territoire - celui de la Seine maritime et de la ville du HAVRE -, tout a bougé, s'est transformé encore. La PALETTE de Madé, c'est désormais le ciel, sa profusion de nuages, ses innombrables et dérangeants reflets dans l'eau.

L'eau désormais est PARTOUT. L'eau dans le ciel de la mer et des nuages. Inextricablement liés.

Le TOUT flotte dans le GRIS, déployé dans une multitude d'impressions colorées, diluées, estompées, patinées. Fondues. Ces GRIS y sont roses, jaunes, blancs, presque noirs, presque blancs. De tous les noirs, les blancs, les mauves, les jaunes, les roses, les verts, les bleus.

Madé parle du GRIS comme d'une couleur INSTABLE. On est entré dans l'ordre de l'éphémère, d’une couleur incessamment transformée. Lumières. Impressions. La PALETTE est forcément changeante. Habitée par toutes les couleurs.

Ces couleurs s'ouvrent sur des transparences, des opacités, des couches, des strates de matière colore. Apparaissantes. Disparaissantes.

Le gris est dans l’épaisseur, les échanges, la rencontre d’autres couleurs. De toutes les couleurs.

Gris caméléon.

Il y a là une sorte de ruse de guerre. Aborder le gris, « travailler » le gris conduit à une amplification considérable de la problématique de la couleur. Aucune couleur n’est abandonnée. Bien au contraire, car le champ de recherche est immense, toutes les variations du spectre coloré pouvant être convoquées, mêlées et mélangées, greffées les unes aux autres, en des proportions à chaque fois différentes.

Cette couleur, Madé ne la copie pas. Elle la fabrique. De manière patiente. Au travers de gestes innombrables.
Couches. Ajouts. Rabats. Escamotages.
Gommages. Estompages. Lissage de la matière-colore au tampon de feutre.

Et au final : toujours une surprise. LA SURPRISE.
DU BLANC. DU BLEU. DU GRIS.

Ce soir - de l’autre côté de la baie de Seine où je me trouve - le GRIS est ROSE.
A peine rosé, estompé.
Saupoudré d’un nuage.

Les « GRIS » de Madé me parviennent - eux - par Internet. Sectionnés. Silencieux et feutrés.

FDM, 19 H 02 en ce 17 octobre 2022.

« L’Atelier blanc », Le Havre, août 2022.
Photo ©FDM.



F. de Mèredieu : Quelques mots sur l'Atelier blanc seraient les bienvenus. Quels furent l'idée, l'origine, le soubresaut premier qui ont conduit à la mise en œuvre de ce lieu de travail, qui est aussi un lieu de vie. Mis en pratique de longues années durant à Champlay en Bourgogne, et qui fut récemment transplanté au Havre ?
Madé: L’Atelier blanc.

Son origine.
Le village dans lequel j’ai choisi de vivre seule à Champlay, était celui d’un charron devenu après la guerre, vendeur et réparateur de tracteurs. Il laissait de nombreux espaces de travail : la forge dans la maison d’habitation et dans les dépendances ateliers et entrepôts. Dès mon arrivée, en décembre 1992, j’ai investi cette forge où je pouvais me réchauffer tout en bénéficiant d’une belle lumière traversante. Par contre, impossible de fixer des oeuvres sur les murs de cet espace recouverts d’enduits fragiles et de noir de fumées. Dans la cuisine, un mur solide, lavé et peint en blanc, a très vite servi de support aux recherches sur lesquelles je travaillais pour finaliser une exposition à Paris. L’idée d’avoir un lieu propre et bien éclairé pour voir mon travail, est née à ce moment-là.

Le Projet
Après cette exposition, j’ai posé mes pinceaux pour relever les plans de cette maison carrée. Pour mieux voir les volumes du premier étage et des greniers lors de mes nombreuses déambulations, j’ai dû les débarrasser de tout ce qui les encombrait : les voir nus. Ensuite, j’ai pu dessiner les plans des possibles pour faire circuler la lumière différemment.

À petit pas
C’est donc une partie du premier étage que j’ai confiée au menuisier du village en 1994, pour qu’il la transforme. Je l’ai ensuite peinte en blanc y compris le vieux plancher. Blanc pour apporter à cet espace une sérénité mais surtout parce que dans mon travail, la simplification de mes volumes peints, présentés sur un mur blanc, donnait à celui-ci le rôle de fond, lieu de réverbération des couleurs ou d’ombres portées. Ainsi, je pouvais de nouveau travailler dans l’ancienne forge que j’ai très vite nommée atelier du bas et installer mes peintures terminées, dans l’atelier du haut ou atelier blanc pour les mettre en situation, les d’observer, les analyser et réfléchir à d’autres recherches dans la continuité de mes questionnements, structurant ainsi ma méthode de travail.

Au final
….En 2000, la lumière, apportée par trois fenêtres posées dans le toit circule du haut en bas en passant par le volume du premier étage, délesté des cloisons et des portes et d’une partie de son plafond. 2006 inauguration. Au spectaculaire s’ajoutait, pour moi, la prise de conscience de toute l’architecture que j’avais mise en place dans la maison d’habitation comme dans les dépendances où j’ai créé l’atelier des presses et celui des machines à bois et même un entrepôt pour mes oeuvres, sans oublier l’organisation des plantations dans le verger et la cour. En fait, j’avais donné jour à l’atelier blanc. L’enseigne au nom éponyme signait cet aboutissement. Puis tout naturellement j’ai invité de temps en temps des amis artistes à y exposer leurs oeuvres, en leur donnant carte blanche pour quelques semaines.

Mon atelier blanc était une création en Bourgogne, je ne l’ai pas transporté au Havre. Un atelier est un lieu qui prend corps, s’invente, surgit en fonction de sa situation, son espace, sa lumière et de la déambulation qu’il offre entre ses murs, mais le re-créer, lui donner une âme, est de l’ordre de l’espace mental. D’autant que pour moi atelier et espace de vie ne font qu’un. Quand j’ai éprouvé plusieurs mois après mon arrivée au Havre, la sensation forte et inexplicable d’être « en atelier » dans mon appartement, fixer l’enseigne sur ma porte d’entrée s’est imposé.
Madé dans sa maison-atelier du Havre. août 2022.
Photo © FDM.


FDM: Parlez-nous de ce cheminement vers le GRIS et de votre changement d'habitat de la Bourgogne jusqu'au port du Havre. Comment le ciel, la mer, la ville et ses paysages sont-ils entrés dans une œuvre qui se tisse et se trame désormais autour de ces nouveaux éléments - au double sens du mot "élément" ?
Madé: Été 2016, un besoin très fort de prendre quelques jours de vacances me conduit au Havre pour découvrir la rétrospective des oeuvres d’Eugène Boudin présentée au Musée André Malraux et l’oeuvre architecturale d’Auguste Perret. Dès mon arrivée, je n’ai vu que les gris à peine roses, à peine jaunes, à peine blancs des façades des immeubles de la ville basse. Au Musée, j’ai découvert la grande exposition des oeuvres de cet artiste, qui avait attiré mon attention des années auparavant par son écriture des gris sur les bords de nuages qui ne tombaient pas !

J’ignore ce qui s’est passé en moi durant les trois jours denses et lumineux que j’ai vécus en découvrant la ville, la plage, la mer, l’immensité du ciel, l’estuaire, les bords du port ou les alentours dans la verdure, tout en m’étonnant de l’attention bienveillante des Havrais envers la touriste que j’étais. Quelque chose d’indicible et dynamique m’a habitée pour conclure en m’adressant à moi-même : je peux quitter l’atelier blanc.

DES GRIS.

Les premiers gris que j’ai vus apparaître dans mon travail provenaient de blancs ombrés. Cette normalité ne m’a pas étonnée. Par contre, ceux qui se sont infiltrés dans ma dernière expérience nommée Écume, initiée quelques mois avant mon séjour au Havre, m’ont interrogée, dérangée même. Comment ne pas voir des gris qui me narguaient ? Sur mon support habituel, j’avais peint des bandes de glacis blanc. Le nombre des couches diminuait progressivement de la bande supérieure à la bande inférieure. Or, se sont affichés sur les dernières bandes, trois gris. Je n’ai rien compris.

Quel est le rôle des grains de lumière qui habitent des couches différentes de glacis blanc - du même blanc de titane - et produisent à un moment donné, si c’est eux qui en sont responsables, trois gris différents ?

Face à ce gouffre, j’ai choisi de vivre dans le gris pour essayer de comprendre cette couleur. Le Havre me faisait signe.

Les Gris de Madé, 2/3, 2021, détail.


Ici, je ne fais rien d’autre que d’observer les gris. Ils sont partout : de l’eau aux nues en passant par l’architecture, la ville n’est qu’une palette de gris ! Légers, discrets, fragiles, sages, dangereux, coquins, câlins, joyeux, lumineux, vagabonds, suspendus, furtifs, tristes, insolents, prometteurs, ternes, violents, épais, mouillés, bavards ou muets, mais toujours en mouvement, prêts à se transformer ou à disparaître à toute vitesse me laissant bouche bée. En tout cas, jamais installé, le gris ne sait pas se poser.

Jour et nuit, je suis habitée par des gris qui se bousculent dans le labyrinthe de mon imaginaire. Je ne cherche pas à représenter un nuage, un ciel, une surface grise. Non, j’essaie de créer des morceaux de gris, une atmosphère, un climat. J’essaie de toucher du doigt l’infini de cet univers vertigineux.

Cézanne n’a t-il pas dit : tant qu'on n'a pas peint un gris, on n'est pas un peintre ?
Madé, Les Gris de Madé, 1/3, 2021, détai


FDM: Les lectures, l'histoire de l'art, l'œuvre des peintres (et de manière plus générale des "artistes") ont-elle donc eu une influence sur votre parcours et - en particulier - certaines des inflexions de ce parcours. Parmi ces "impacts" pouvez-vous insister sur quelques-uns d'entre eux ?
Madé: Mes lectures personnelles et celles menées autour de l’histoire de l’art et des artistes m’apportent une aide, un élan inattendu, une ouverture me permettant d’avancer, d’être éclairée à un moment précis de mon parcours. Comment ferais-je sans ?

En déroulant la liste des noms d’artistes qui spontanément me viennent à l’esprit, je prends conscience que ce n’est pas toute l’oeuvre entière de ces artistes mais une seule « œuvre » qui, en me faisant face, m’a saisie, bouleversée, bousculée. Un impact physique qui a marqué à jamais un instant tout en m’indiquant des voies inattendues à explorer.

À Cergy-Pontoise, alors que j’étais bien installée dans un fauteuil lors de la projection sur grand écran d’une série d’oeuvres d’art, la découverte de Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevich m’a littéralement assommée, abasourdie lors de son surgissement. À Florence, au couvent San Marco, le blanc tout nu entre l’ange Gabriel et la Vierge de la fresque de Fra-Angelico, m’a comme happée, absorbée, me transportant dans un ailleurs perturbant. À Paris, au Grand Palais, le carré blanc pourtant pas très blanc de Robert Ryman, m’a soudainement ancrée au sol tout en m’expédiant dans un univers dont je ne connaissais pour ainsi dire rien. À la Fondation Vuitton, j’ai ressenti le chaud-lumineux du sable rose peint en 1892 par Paul Gauguin à Papeete, un impact tout doux et puissant comme une caresse, et récemment, au Muséum du Havre, c’est le frais-mouillé d’un poisson mort en 1758 que j’ai perçu en observant l’aquarelle de Charles-Alexandre Lesueur, peinte en Nouvelle Hollande, aujourd’hui nommée Australie.

Méduse Rhizostoma octopus
(Charles-Alexandre Lesueur 1778-1846)
Aquarelle sur vélin, non datée entre 1804 et 1815.
Muséum d’histoire naturelle du Havre.


Donc pour toute question concernant le presque-rien-grandiose, le silence éclatant, la notion d’espace, l’écriture la plus libre, la plus discrète, la plus simple ou la magie d’une couleur… et la liste est longue, je m’envole et voyage en pensée pour recouvrer ces instants extra-ordinaires qui renouvellent en moi des chocs exceptionnels, à la fois dynamiques, créatifs, uniques et à ce jour toujours actifs.

Différemment, tout le parcours d’Aurélie Nemours impacte le mien par ses qualités : unique et poétique, rigoureux et ambitieux, installant des programmes de recherche comme un scientifique aurait pu les concevoir, créant des séries et des ensembles d’oeuvres tout en affirmant sa liberté sans avoir peur de prendre des risques.

Et ceux de Paul Klee et d’Henri Matisse ne cessent de me consoler : c’est si difficile d’être artiste !
FDM: Comment évalueriez-vous la dimension "artisanale de votre œuvre ? Quelle fut votre relation aux matériaux (comme le bois…), à certaines techniques précises ? Quelle fut votre relation aux "gens de métiers" et artisans avec lesquelles vous avez travaillé ? Que vous ont-ils appris et quel fut leur apport ?

Quelle fut la part d'incarnation et d'aide à la réalisation qu'ils ont pu vous apporter ? - Inversement, que leur avez-vous "appris" ?
Madé: J’entretiens depuis longtemps un rapport privilégié au bois. J’avais à peine 15 ans lors des premiers cours de peinture que j’ai suivis à Annecy. Acquérir une toile sur châssis épuisait vite mon escarcelle. Acheter un paquet de chutes de panneaux d’aggloméré bois/résine, beaucoup moins. Mais très vite, je me suis posé la question suivante : pour quelles raisons des artistes acceptent, depuis des lustres, de peindre sur des châssis entoilés aux dimensions définies par le marché ? Pour moi, c’était instinctivement incompréhensible comme un manque insoutenable de liberté. C’est ensuite devenu pour moi impossible : le rapport forme/couleur est primordial en art. J’ai donc suivi le chemin que me proposait ce matériau, D’autant que j’ai très vite aimé la résistance qu’il opposait à mes pinceaux et le parfum dont il m’entourait quand je le sciais ou le ponçais. Je n’ai donc jamais peint face à un chevalet mais toujours debout, au-dessus d’un surface horizontale. Plus tard, j’ai pu constater que le temps de sa préparation est minime par rapport à celui que demande l’écriture de la peinture.

De tous les artisans que j’ai sollicités, j’ai reçu bienveillance, attention, générosité et souvent, le bonheur de partager avec moi des méthodes de travail. J’ai appris à plier le bois ce qui m’a permis d’obtenir des valeurs de couleurs sans les peindre, me procurant ainsi une sorte de signature dès 1996. Je n’oublierai jamais la disponibilité d’un artisan verrier qui a déréglé ses machines pour tester devant moi la faisabilité d’une de mes demandes. Je n’oublierai jamais celle du menuisier de Champlay, apprenant qu’un architecte célèbre avait acquis une de mes œuvres à Art Basel - deux bouts de bois que nous avions sciés ensemble - et le changement de son regard sur cette cochonnerie comme il disait en évoquant les panneaux d’aggloméré que j’utilisais, (mdf ou médium), par l’aura qu’il lui a soudain attribuée, proche de celle du chêne !

Mon rapport à la porcelaine est récent. De Jean-Marc Fondimare, céramiste grand professionnel, j’ai beaucoup appris sur cette matière qui de surprises en surprises m’ouvre des voies que je ne soupçonnais même pas. Nous travaillons en binôme, par la mise en commun de chacun de nos savoirs. Les étiquettes artiste artisan nous rassemblent dans nos ateliers géographiquement éloignés et ce sont bien deux têtes et quatre mains qui sont à l’origine d’expériences ou créations, qui depuis 2014, nourrissent simultanément nos pratiques respectives.
FDM: On pourrait aussi évoquer un élément que l'on néglige souvent dans les entretiens avec les artistes, à savoir ce que fut la part des amitiés et des échanges, au cours des années et des rencontres. Certaines de celles-ci furent-elles marquantes ? Et à quel titre ?

Quel aspect de la création se trouve-t-il alors impacté ? Au détriment d'autres aspects de la construction d'une œuvre qui resteraient, eux, indissolublement plus intimistes et personnels ?
Madé: Quelques-unes de mes rencontres au sein de mon parcours, se sont inscrites dans ma mémoire pour toujours. J’ai la chance inouïe de vivre cela et la plus récente, je la dois à Stéphanie Le Follic-Hadida, docteur en histoire de l’art, commissaire d’exposition, spécialiste de la céramique de la fin du XIX ème, XX et XXI ème siècle…. et à Jean-Marc Fondimare, céramiste.

Stéphanie me rencontre en 2008. Elle souhaite découvrir l’oeuvre de Chantal Morillon présentée dans mon atelier blanc. Quelques mois plus tard, elle me demande de la recevoir pour découvrir mon travail. Naissent alors nos échanges qui vont nourrir le texte BLANC SUR BLANC « entre pareil et presque » que Stéphanie écrit pour mon exposition en 2010. Été 2014, elle me demande de porter une attention soutenue à la céramique dans le but de me présenter en octobre à un céramiste qu’elle connait et apprécie pour son engagement et ses réalisations. Je m’étonne ! Mais bon, notre amitié grandissant, je lui fais confiance. J’ai donc rencontré comme prévu, Jean-Marc Fondimare qui ce jour-là, m’a tout appris de la porcelaine qu’il moule, Y compris les erreurs qu’il faut éviter. Et personnellement, j’ai beaucoup aimé les défauts que les erreurs produisent. Dans le presque parfait, là était toute la poésie de cette matière. Ce fut le début de notre amitié qui a grandi et fait grandir nos connaissances autour de la porcelaine en partageant nos acquis, nos projets.
FDM: Parlez-nous de votre travail en céramique. Qu’avez-vous effectué comme travail dans ce matériau nouveau pour vous. Et qu’y avez-vous trouvé ? S’agit-il d’objets ou d’éléments plus abstraits, de volumes, de sculptures ? Pouvez-vous en décrire quelques-uns ?
Madé: Réfléchir aux mouvements des photons, ces grains de lumière qui animent toute mes recherches de peintre et sculptrice, en pensant porcelaine et non bois, n’a pas été évident mais Jean-Marc Fondimare a su aplanir mes inquiétudes, en me dévoilant un par un tous les secrets de cette nouvelle matière. Dès nos premières rencontres, nous avons compris que notre attention à la lumière était similaire. Ensemble nous avons imaginé et mis à l’épreuve la porcelaine et les pigments dans leur épaisseur et leur surface en créant des dispositifs pour cacher la couleur sur un angle rentré et la restituer en halo coloré sur le blanc de la porcelaine. Ainsi, dans la lumière naturelle de la salle capitulaire de la 18ème Biennale de Châteauroux, les liens immatériels de la couleur-lumière réunissaient 85 modules, donnant corps à une installation que nous avions nommée Les photons voyageurs. .

Dans notre élan et le prolongement de notre première création, nous avons expérimenté le faire-simple-efficace avec Trois points de suspensions. L’introduction de la courbe a impacté la place de la couleur-lumière qui de cachée est devenue pleinement offerte sur un des éléments de La Forme, tout en caressant joyeusement les deux autres. Le Cube puis Cube 2 fixé sur son roulement à bille tout en développant une aura orangée à la moindre impulsion, sont de la même famille. Nés de questionnements autour de l’architecture, sont tous deux des volumes quelconques à neuf facettes ! Et pourtant leur fonction n’a pas changé. Ils sont toujours les réceptacles de la lumière-couleur, une lumière-couleur fragile et douce qui jamais ne se reproduira à l’identique quelle que soit la place de l’observateur.

Et c’est toujours ensemble que nous avons créé des assiettes pour répondre aux souhaits d’amis communs, une belle aventure qui nous a plongés dans l’écriture de l’engobe coloré de trois motifs répétitifs, tout en respectant les contraintes que leur destination imposait.

Nos créations sont à la fois, des expériences, des oeuvres, des objets, des choses, des sculptures, mais quelle que soit leur étiquette, elles dégagent toutes une belle présence.

J’apprends toujours de la porcelaine : à deux, les choses se sèment plus vite, les décisions emboitent le pas. L’économie des regards et des mots est vaine. Partager c’est s’enrichir.

J’ai appris à envisager des volumes vides et à les aimer. Une sorte de connotation péjorative brouillait ma perception du vide, liée sans doute à mon rapport au bois car tous les volumes que j’ai conçus et fabriqués, je ne les ai imaginés que pleins, c’est à dire « massifs ».

Aujourd’hui, plus je regarde Cube 2 qui est installé non loin de mon bureau, plus je m’interroge. Le vide de ce volume ne serait-il pas plein de grains de lumière qui auraient traversé la matière porcelaine ? Mon incertitude est grande. La porcelaine m’augmente
Madé, Prototype du pli et son socle, 1995-2022.


FDM: L’essentiel de votre démarche semble se situer dans un certain rapport privilégié à la COULEUR. Quelles furent - au long des années - les grandes mutations que vous avez pu (sans doute après coup) constater ?

Là encore quelques artistes ou approches" théoriques" ont pu vous marquer. Cette appétence pour la couleur s'accompagne d'un grand souci "formel". Votre œuvre s'avère très structurée. Comment décririez-vous cette relation très particulière qu'entretiennent en permanence "la FORME et la COULEUR" au sein de votre démarche artistique?
Madé: Dès ma petite enfance, j’ai aimé regarder la couleur. Longtemps, j’ai joué avec elle mais en grandissant, un cours d’optique m’apprend tout d’elle. J’ai alors cru tout savoir, ai peint de toutes les couleurs. Aucune ne me faisait peur. J’ai peint et peint encore avec pour outils, pinceaux ou brosses. Mais l’ennui ayant mis fin à cette course sans but, une foultitude de questions m’a assaillie. J’ai suivi des cours, assisté à des conférences, appris à lire une oeuvre et à découvrir la longue histoire de la Peinture. Ensuite, j’ai repris mes pinceaux mais tout geste provoquait de nouveaux questionnements. Puis petit à petit la place de la lumière est devenue primordiale, j’ai fait des expériences. Un jour, en posant un petit panneau rouge sur un grand du même rouge est apparue une ligne d’un autre rouge que je n’avais pas peint et qui changeait au gré de la lumière. Selon le même principe, avec un jaune clair, j’ai découvert une aura jaune éclatante sur le mur. Cette aura, sans trace ni marque, était exactement ce que je souhaitais obtenir depuis des années comme qualité d’écriture de ma peinture : je découvrais le pouvoir réverbérant de certaines couleurs qui allait transformer une partie de ma pratique.

Le rapport de mon oeuvre à l’architecture d’un lieu d’exposition est alors devenu essentiel. Sans les murs blancs, sans la déambulation du regardeur, la rencontre avec mes oeuvres devient quasi impossible. La couleur valorise la forme tout en donnant forme à la lumière par la révélation de sa présence. Couleur, lumière, forme sont donc inséparables dans mon travail. Quand je crée une forme, du dessin à sa réalisation finale y compris son accrochage, je ne l’ai pensée qu’avec sa couleur. Quand le résultat ne me convient pas, la couleur en est la responsable.
F. de Mèredieu : Le BLANC. Comment le cerner, l'habiter, l'approcher ?
A contrario, quel est l'ennemi, quels sont les ennemis du Blanc ?
Madé: Le blanc a toujours pris une place importante dans mes recherches tout comme dans mes espaces de vie et de travail. Avec lui je conjugue le verbe habiter à tous les temps, peut-être depuis mon enfance : les espaces blanc-neige, sont probablement les premiers qui ont nourri mon imaginaire sans compter la beauté attribuée à cette couleur par une symbolique importante dans nos pays occidentaux.

En peinture, c’est le blanc de titane ! Son opacité est la première de ses qualités. Elle m’a permis de l’approcher et de l’apprivoiser. J’ai longtemps buté sur les pauvres résultats que j’obtenais en essayant de peindre le blanc le mieux possible avec des outils de plus en plus prometteurs. Sur les surfaces que je peignais, la présence d’irrégularités même hyper fines ajoutée à la visibilité de mon geste, m’étaient devenues insupportables. Le chiffon de feutre, matière non tissée, m’a permis d’obtenir une qualité de surface qui étonne et attise toujours la curiosité de celles et ceux qui prennent le temps de la regarder, de la voir. C’est une qualité d’écriture qui emmène vers un ailleurs.

Le blanc est l’outil qui m’a permis de mieux connaître la lumière. Il donne aux photons -ces grains de lumière- la possibilité de bondir et rebondir sur une surface tout en la magnifiant. Le blanc est la couleur la plus lumineuse qui puisse exister : il donne vie à la lumière. Travaillé en superposition de glacis, ce qui fait appel à sa deuxième qualité, la transparence, le blanc de titane permet aux photons de s’agiter dans tous les sens en traversant les couches activant ainsi les vibrations silencieuses de la lumière.

Le blanc de la porcelaine, lui, est encore plus surprenant : il dépend de ses constituants et de la température au cours de ses cuissons, à un degré près ! À haute température, la porcelaine perd de son volume et ce retrait conséquent de la matière crée de légères différences de surface, des variations aléatoires, ingérables, des surprises de chaque instant. Regarder, observer les Cubes à neuf facettes que nous avons réalisés Jean-Marc et moi, c’est écouter les variations de blancs entre lumineux et ombrés, imaginer les grains de lumière en train de jouer en surface ou suivre ceux qui traversent carrément la matière, lentement certes et sans doute plus lentement que ne le permet l’albâtre et le verre.

Comme la perception d’une couleur dépend de la lumière, son absence nuit à la perception de toutes les couleurs, blanc compris. L’absence totale, c’est à dire la nuit, serait donc une ennemie du blanc ? Ou plutôt une amie délicate qui sait s’effacer ? Je ne sais que répondre : j’ai un blanc.
FDM: Et aujourd'hui, vous vous lancez dans une autre aventure, celle du GRIS. Cela entraîne-t-il des modifications dans l'approche technique du matériau de la couleur ? Ainsi que sur les plans sensoriel, culturel et esthétique ?
Quelles spécificités se dégagent de ce nouveau travail ? Qui n'étaient pas à l'œuvre auparavant.
Madé: Aujourd’hui ma nouvelle page blanche est le gris. Le gris, nous dit Larousse, est une couleur intermédiaire entre le noir et le blanc. Un entre-deux qui en fait, disent les chimistes, les coloristes ou les artistes, est un monde à lui tout seul ! Un monde aurait-il des limites ? Non, donc c’est bien dans une aventure que je me suis lancée en souhaitant connaître ce monde, le monde d’une couleur qui à elle seule m’ouvre un espace mental sans bornes. Le Havre est la ville où nombre d’artistes se sont confrontés aux couleurs qu’elle génère du blanc au noir en passant pour tous les gris, alors comme eux, je prends le temps de cueillir ici ce qu’ailleurs je n’avais pas. Cela ne change rien dans l’approche technique du matériau de la couleur, si ce n’est une finesse augmentée dans son écriture à l’image des différences entre les gris qui sont parfois quasi imperceptibles. La photographier sera vraiment une performance de haut niveau !

Une seule spécificité n’était pas à l’oeuvre avant mon entrée dans le monde des gris, celle de mon rapport au temps qui m’est réellement compté.
FDM: Photographier ces œuvres est effectivement « délicat. En percevoir la tonalité par l’intermédiaire d’Internet ou de leur « image » ou duplicata l’est également. - L’original - et sa dimension physique, matérielle et concrète est ici particulièrement importante.
Quand à ce rapport au temps dont vous parlez, de ce temps désormais « compté », en quoi cela modifie-t-il et l’œuvre et l’approche de l’œuvre ? Cette accélération du temps est-elle perceptible dans ces œuvres nouvelles ?
Madé: Le temps que je dis « compté » est celui de ma réalité. Il est compté pour plusieurs raisons mais dont les principales sont liées à mon travail. Poursuivre mes recherches me tient vraiment à coeur. Mais apprendre à parler aux gris qui m’entourent demande du temps. Vivre sans savoir résoudre l’incertitude que me pose le vide d’un volume en porcelaine, un autre bien différent, pour n’évoquer que ces deux exemples-là. Le temps dont j’ai besoin, moi qui ai la lenteur pour amie, est à l’opposé de celui dans lequel j’ai la sensation de vivre : à tout moment, il cherche à m’engloutir dans son vortex vitesse. Mon énergie en pâtit. Accepter aujourd’hui que la curiosité d’esprit que j’éprouve prendra fin me paraît plus positif, plus constructif que de faire semblant. Comme pour nombre d’artistes, mon oeuvre sera alors tronquée. Est-ce si important que ça ?
FDM: Richesse. Création. Doute. Jubilation. Quelle relation entretenez-vous avec votre travail ?
Madé: J’entretiens avec mon travail une relation d’attention, une grande attention. Faute de distance, je ne peux en dire plus.
FDM: Vous étiez partie un jour au Groenland. Faire l'expérience de la glace et des couleurs du Grand Nord. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ? Et de l'importance des "lieux" dans votre travail ?
Madé: J’ai découvert les blancs du Groenland d’abord en le survolant. Jamais je n’oublierai la grandeur de ce moment entre les blancs des nuages, ceux de la neige recouvrant les montagnes très élevées sur la côte est, ceux des glaciers et des icebergs sans savoir identifier ces derniers de si haut. Un paysage grandiose empreint de majesté, d’élégance et de beauté m’accueillait, tout en me procurant des sensations inouïes, une émotion forte à en pleurer.

Jamais je n’aurais imaginé qu’ils étaient tout sauf blancs, ces icebergs ! Dans la baie de Disco ou plus au nord encore, je n’ai vu que des mastodontes de glace comme illuminés de l’intérieur, cachant dans leurs plis et replis des morceaux d’arcs-en-ciel de toutes tailles. J’ai pu observer des roses à peine mauves, des mauves presque bleus, des noirs luisants, quelques orange sans prétention, des verts à foison, mais pas un seul rouge. Je garde de ces couleurs le souvenir de leur légèreté, de leur transparence mais aussi la joie qu’ils m’ont donnée en les observant.

À cette immense surprise, une seconde s’est manifestée. Pour moi, blanc et silence vont de pair. Or quand les icebergs se forment en se détachant d’un glacier, la cassure rapide et violente crée un bruit plus puissant que celui d’un éclair et ses roulements.

Aujourd’hui, j’aime à penser que la lumière du Groenland au-delà du cercle arctique, celle que j’ai observée sans nuit devient grise quand le chemin du soleil est juste au bord de sa croissance ou décroissance.

Personnellement j’ai peu voyagé, hormis le Grand Nord, New York pour une histoire de rouge et Mayence, le temps d’une longue résidence et lors de nombreuses expositions de mes oeuvres. En France, quatre lieux balisent mon parcours : Annecy où mon rapport au blanc est né, la région parisienne marquée surtout par mon engagement en peinture, la Bourgogne et sa lumière dorée, vingt sept ans de compagnonnage et aujourd’hui Le Havre en quête de gris.
FDM: J'invite toutes les lectrices et lecteurs de ce blog à poursuivre cet échange par la découverte de votre site. L'ensemble de votre œuvre y est fort bien représentée. Dans toute sa richesse et sa diversité. Souhaitons longue vie, avatars et débordements à cette aventure du gris qui connaît ses premiers balbutiements. Nous restons très curieux du sort que vous allez réserver à cette couleur instable, mystérieuse. Et n'oubliez pas ici de cliquer sur les images afin de bien apprécier la qualité matérielle des œuvres.
Que souhaitez-vous ajouter - qui n'ait pas été abordé dans cet entretien - en ce qui concerne votre actuelle démarche ?
Madé: Laisser cette page grande ouverte…..

Site de l'Artiste

L’Atelier de Madé, Le Havre, août 2022.
Photo ©FDM.