mardi 14 mars 2023

Germaine RICHIER et le Christ d’ASSY.

Église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, Plateau d’Assy.
Le Christ de G. Richier et la tapisserie de Lurçat.
Photo DR.


Entretien Françoise EIBERLÉ


En écho et prolongement à la Rétrospective du Centre Georges Pompidou, Paris. (1er mars 2023/ 28 juin 2023) et à l’écriture du texte : « Le Christ d’Assy. Une œuvre. Un contexte. Une polémique. »


F. de Mèredieu : Bonjour Françoise, vous êtes la présidente du FORUM du Plateau d’Assy, association 1901 qui regroupe un certain nombre de bénévoles, soucieux de préserver et faire vivre ce site exceptionnel qui héberge Notre-Dame-de-Toute-Grâce, église construite entre 1937 et 1946 et qui contient, entre autres œuvres précieuses du XXe siècle, le Christ de Germaine Richier qui se trouve actuellement exposé au Centre Pompidou (Paris) avant de gagner, durant l’été, le Musée Fabre de Montpellier.

Vous avez découvert, ces derniers jours, cette nouvelle scénographie - muséale - dans lequel le Christ de Richier se trouve aujourd’hui « exposé ».

Quelle impression en retirez-vous, alors que vous êtes habituée à un tout autre rapport à cette œuvre, plus familier, mais aussi marqué par un certain nombre de procédures et de rituels très différents de celles et de ceux des musées ?
Françoise EIBERLÉ: Bonjour Florence, je suis effectivement présidente de l’Association «Forum d’Assy » qui est née en avril 2022, pour mutualiser les énergies pour ce site exceptionnel de Notre-Dame-de -Toute-Grâce et des 2 villas attenantes, dont une du même architecte que l’église Maurice Novarina : « Préserver les œuvres, poursuivre la vocation d’accueil et faire vivre ce site » sont les buts de cette association.

Le Christ d’Assy, une des pièces maitresses de l’église, a une histoire très forte et mouvementée puisque ce Christ qui a été accueilli et consacré en 1950, a dû être retiré en 1951 et n’a retrouvé sa place qu’en 1969. L’exposition Pompidou et le chapitre que vous y avez consacré dans le Catalogue (2023) ainsi que le livre de Laurence Durieu, L’Ouragane (2023), retracent très justement cette « querelle de l’Art Sacré » qui a prévalu pendant toute cette période.

Nous autres, bénévoles qui côtoyons ce Christ, savons comme il est maintenant tellement bien accueilli.
Personnellement, j’ai été très touchée de la place particulière qui lui a été réservée au Centre Pompidou.
Cette « alcôve-chapelle », installée par respect pour cette « œuvre sacrée » a été aussi, sans nul doute, la réponse aux multiples contraintes - dont la sécurité-, auxquelles le musée devait répondre.
Néanmoins, elle m’a aussi déroutée, car elle est présentée de face comme un tableau ou une icône, au fond d’une alcôve sur fond noir, alors que je la côtoie, ici au Plateau, dans un espace ouvert qui permet de l’apprécier dans ses 3 dimensions.

Cette sculpture, Germaine Richier l’a voulu « vivante », les bras immenses du Christ grands ouverts, penchés vers toute la souffrance du monde. Germaine Richier se réfère d’ailleurs aux versets d’Isaïe, du serviteur souffrant, Ch 53 : où il est question « de plante chétive, de racine dans une terre aride…sans apparence ni beauté… ». Je regrette qu’il n’ait pas été présenté avec 20 ou 30° de rotation sur son axe pour que le visiteur puisse apprécier ce mouvement. Le jour du vernissage où je l’ai découvert, il y avait, semble-t-il, un problème d’éclairage, résolu depuis. Des visiteurs qui l’ont vu à Pompidou et qui le connaissent à Assy dans son «  environnement » n’ont pas tous partagés mon appréciation.
Le Christ dans son alcôve, Exposition Germaine Richier
Centre Pompidou, 2023. © ADAGP, 2023. Photo FDM, 2023.


FDM: Il est certain qu’il y a un monde entre le contexte du musée et celui de l'Église d'Assy pour lequel cette œuvre a été très précisément conçue. L’exposition muséale des œuvres permet d’en révéler d’autres aspects. Ce que vous ressentez ici tient au caractère vivant des œuvres qui se transforment et changent en raison du contexte où elles sont placées. Beaucoup d’œuvres de Germaine Richier paraissent ainsi merveilleusement sublimées dans la nature.

Tout processus d’exposition et de nouvelle présentation scénique d’une œuvre la renouvelle et la transforme, nous offrant finalement une multitude d’approches auxquelles nous sommes plus ou moins sensibles. Il est vrai que dans la présentation du Christ d’Assy au Centre Pompidou, il y a quelque chose de la « présentation d’une icône ». Ce qu’elle est aussi devenue, sans que cela doive exclure d’autres aspects. Une œuvre d’art est (de bien des points de vue) inépuisable.

Vous m’avez accueillie au printemps 2022 sur le Plateau d’Assy, alors que je travaillais à l’écriture d’un texte pour le catalogue de la rétrospective Germaine Richier qui a lieu actuellement à Paris. Il s’agissait d’un article consacré exclusivement à ce Christ.

Entrer dans un réel contact avec cette œuvre et son contexte m’était absolument nécessaire. Votre aide (ainsi que celle de vos collègues), m’a été précieuse. De par les connaissances que vous avez du lieu et de son histoire, mais aussi pour l’atmosphère, la description et la visite du contexte médical du lieu. Nombre de sanatoriums (dont Sancellemoz, 1929) ayant été construits dans la région dans les années trente et après.

Cela m’a permis de comprendre cette église et ces lieux, marqués par la maladie. J’ai alors saisi ce que Germaine Richier a pu appréhender lors de ses premières visites sur le Plateau. Cette « vie », ce « climat » de la maladie et des sanatoriums, qui a, nul doute, contribué à influencer et modeler la figure si singulière de son « Christ d’Assy ».

Peu de mois avant sa mort, en janvier 1959, et alors qu’elle est atteinte d’un cancer, Germaine Richier reviendra quelque temps à Sancellemoz, à l’invitation du Dr Degeorges. C’est dire quelle importance il convient d’accorder à l’ensemble des relations qu’elle a entretenues avec les gens du Plateau, dans le milieu ecclésiastique, mais aussi dans le milieu médical. Cela, je ne pouvais le percevoir de loin et à distance. Vous m’avez aidé à comprendre ce contexte particulier. Pouvez-vous revenir sur cette période des années 1950, ces années qui se situent de surcroît au lendemain de la guerre et où tant de choses neuves se dessinaient…
FE: J’ai découvert le Plateau d’Assy en 1976, justement parce que la station sanatoriale vivait sa reconversion, après la période de la Tuberculose qui a prévalu de 1924 à 1972…
Sancellemoz se reconvertissait en centre de rééducation fonctionnelle et je suis venue y travailler pendant 32 ans.

Ce que je sais de la période sanatoriale antérieure à la reconversion, je le dois à la communauté de dominicains qui faisait vivre Notre-Dame-de-Toute-Grâce. Ils étaient, pour certains d’entre eux, aumôniers dans les sanas. Ils ont donc eu un rôle très important pour l’accompagnement des malades dont les séjours étaient longs, mais aussi des soignants et de leurs familles.

Sancellemoz fut le sanatorium où le Chanoine Devémy, fondateur de l’église, était aumônier. Ce sanatorium fut le « quartier général » du projet et des rencontres qui ont prévalu au patrimoine de l’église. Le Docteur Terrasse permettant la rencontre avec Pierre Bonnard, le Docteur Degeorges permettant les liens avec Claude Mary, disciple de Germaine Richier, qui mena le Père Marie Alain Couturier et le Chanoine Devémy vers elle pour la réalisation du Christ d’Assy. Ce ne sont que des exemples.

La vie sanatoriale - plus de 2300 malades sur les « hauts plateaux d’Assy » dans une quinzaine de sanatoriums -, est racontée dans divers ouvrages : la vie des malades avant la découverte des antibiotiques, les années de guerre qui ont valu aussi bien des drames (par exemple : le Dr Jacques Arnaud qui paya de sa vie de ne pas donner le nom des juifs tuberculeux aux allemands…), quelques noms illustres : Marie Curie, Igor Stravinski…

Je dois l’essentiel de ce que j’ai appris principalement à Anne Tobé (La famille Tobé fonda et dirigea Sancellemoz jusqu’en 2010). Anne, médiateur culturel et guide du patrimoine avait fondé l’association CREHA. Elle a joué un rôle essentiel et constitué un fonds documentaire très important sur l’histoire du Plateau ; Son fils gère ce fonds depuis le décès d’Anne et permet d’y accéder. La mairie prépare également un Centre d’Interprétation pour transmettre et sauvegarder tout ce trésor de l’histoire du Plateau, lié à celle de l’église.
Toutes les personnes qui ont construit ce siècle d’histoire au Plateau (1924-2023) : le monde médical, la vie des sanas, les artistes qui ont contribué à ce patrimoine, la vie « bouillonnante » du monde de la musique, de la littérature, du théâtre etc., ont été recueillis dans les numéros du CREHA ou par une documentation conservée par des familles du Plateau.
C’est également en côtoyant les personnes, de souche, vivant sur le Plateau et tous ceux venus se faire soigner et étant restés ensuite que j’ai été « baignée » dans cette histoire « unique ».
FDM: Il est important de savoir que tous ces fonds sur l’histoire du Plateau (livres, film, publications diverses, etc.) pourront être à la disposition des chercheurs. J’ai déjà eu moi-même à disposition une documentation si riche (en provenance de l’Évéché d’Annecy…) que j’ai dû largement couper un « article » beaucoup trop long » pour figurer en entier dans le catalogue de l’exposition…

Le Christ de Richier est une œuvre complexe. C’est d’abord une œuvre d’art et une sculpture qui hérite de tout l’ensemble de la formation artistique de Germaine Richier, passée par l’atelier de Bourdelle, mais qui obéit aussi à des procédures qu’elle s’est peu à peu forgées.
Sur le plan du « sens » et du « contenu », il est certain que cette œuvre porte la marque de cette guerre de 1939-1945 dont, à l’époque, on sort à peine. Des traces de ce conflit demeuraient, bien présentes, « vivantes » parmi la population des divers sanatoriums et aussi parmi les artistes choisis par le Chanoine Devémy et le Père Couturier, lequel est aussi artiste et maître verrier et produira deux vitraux pour « habiller » Notre-Dame-de-Toute-Grâce.
Pouvez-vous évoquer la présence de ces artistes spécifiquement retenus par les commanditaires du projet, artistes qui avaient appréhendé, de très près et dans leur chair, la réalité de la Shoah ?
FE: Je ne me sens pas vraiment habilitée à parler de tout ce qui s’est joué avec le Chanoine Devémy et le Père Marie Alain Couturier avec les artistes qui ont répondu « présents » pour « habiller » Notre Dame de Toute Grâce, selon les termes de Dominique Ponnau, lors du cinquantenaire de la consécration de Notre-Dame-de -Toute -Grâce.
C’est dans le livre «  Le chanoine Devémy et ses amis parlent de l’Eglise d’Assy » qu’on peut revenir aux sources de ce qui s’est joué entre les artistes et les commanditaires.

C’est sûr qu’il faut garder présent à l’esprit le climat de l’époque entre, d’une part, la déferlante de la Tuberculose et ces milliers de patients à isoler, à soigner et essayer de sauver par la création du Plateau sanatorial, et d’autre part, les prémices puis les années de la 2e guerre mondiale, dont toute l’horreur du nazisme.
Le Christ de Richier est édifiant sur ce chapitre de la souffrance des tuberculeux et aussi d’une certaine figure de la Shoah, et Germaine Richier a été fortement inspirée. Claude Mary, à qui l’on doit le Christ de la crypte et les 2 chandeliers, en parle de très belle manière dans le film : « La révolution d’Assy » de Pierre François Degeorges.

Ladislas Kijno à qui l’on doit « la Cène » de la crypte, dit avoir peint les portraits des apôtres à partir des visages de patients, anciens déportés, venus en soin au sanatorium.
Nous pouvons aussi pointer, sans avoir la prétention d’être exhaustif, ce qui s’est joué avec le séjour du Père Marie Alain Couturier, parti en 1940 à New York et Montréal et y rencontrant les exilés juifs : entre autres, Chagall et Liptchtiz qui « habilleront » aussi Notre Dame de Toute Grâce. La dédicace de leurs œuvres est tout à fait dans cet esprit :
«  Au nom de la liberté de toutes les religions » pour la céramique où Chagall illustre le passage de la Mer Rouge, «  Jacob Liptchitz, juif fidèle à la foi de ses ancêtres, a fait cette vierge pour la bonne entente entre les hommes sur la terre afin que l’Esprit règne » est gravé sur sa sculpture Notre Dame de Liesse.

On peut évoquer aussi tous les vitraux qui sont en résonance avec le thème de la passion du Christ (Rouault), de la maladie et l’espoir de guérison (Notre Dame des 7 douleurs, Raphael : l’archange qui guérit, Ste Thérèse de l’Enfant Jésus : morte à 24 ans de la tuberculose jusqu’à St Louis et les écrouelles, St Pierre qui guérit des malades au temple de Jérusalem, St Vincent de Paul qui fonde les filles de la charité pour s’occuper des enfants abandonnés, St François d’Assise et le lépreux etc… aucun de ces saints n’est là par hasard !
Les malades pouvaient se sentir compris et soutenus !

Quant à la tapisserie de Lurçat, qui se déploie sur tout le cul de four de l’église, illustrant le chapitre 12 de l’Apocalyse de Jean : cela tient du miracle que l’artiste communiste ait finalement accepté de la réaliser, lui tellement engagé dans la guerre d’Espagne donc contre la position de l’Eglise, et ayant aussi vécu le drame de la guerre avec la mort de son fils….
Je crois que la liste peut s’allonger, mais d’autres pourront bien mieux en parler que moi.
FDM: Vous montrez très bien comment les différentes œuvres se trouvent réunies et tissées au sein d’un discours qui devaient parler directement aux malades. Les différentes œuvres choisies pour l’Égiise d’Assy forment donc un ensemble, duquel tend à se détacher - d’un point de vue formel, cette fois-ci - le Christ de Germaine Richier, dont la singularité demeure assez parlante.

Il y ainsi comme un fossé entre la flamboyance et le baroque de la tapisserie de Lurçat et le caractère humble et comme délité du Christ de Richier. Vous montrez bien toutefois comment des relations se sont tissées entre la tapisserie circulaire de Jean Lurçat (L’Apocalypse 12, 1947) et le positionnement du Christ en arrière de l’autel, la sculpture de Germaine Richier devenant comme le 3e « arbre », sec, de la tapisserie qui l’auréole et l’intègre dans un paysage global. - Pourriez-vous préciser ce point…
FE: C’est du Père Ceppi, prieur des dominicains, qui a défendu le Christ de Richier auprès de l’évêque, pour empêcher son retrait en 1951, que je tiens cette « lecture » du Christ de Richier. Le Père Ceppi s’exprime à ce sujet dans le film cité plus haut « La révolution d’Assy » pour expliquer comment Lurçat, communiste, a été attentif et très respectueux  sur la composition de sa tapisserie: L’Apocalypse au centre, l’arbre du Paradis : arbre de la « chute » à gauche, l’arbre de Jessé « arbre de la rédemption par la généalogie de Joseph, donc de Jésus, Fils de David » à droite.

Le Christ de Richier, tel « une racine desséchée » représente le 3e arbre : celui du supplice qui annonce la résurrection et Richier de dire : «  je suis plus inspirée par une racine desséchée que par un pommier en fleurs »
Tout cela est redit avec mes propres mots, donc… ce n’est pas « parole d’Evangile !!! »
FDM: De quelle manière la découverte de l’œuvre globale de Germaine Richier - grandement méconnue et peu exposée dans ces dernières décades - a-t-elle rejailli sur votre compréhension de ce Christ d’Assy que vous aviez déjà beaucoup fréquenté ?
Y a-t-il une œuvre récemment découverte par vous qui vous parle précisément et laquelle ?
FE: Découvrant l’œuvre de Richier rassemblée au Centre Pompidou, ce qui m’a frappée c’est ce lien avec la nature. Sa créativité si audacieuse et toutes les passerelles qu’elle établit entre l’homme, le monde animal, le monde minéral et la nature ! Tout est lié !
Je connaissais bien La fourmi que je fréquente régulièrement au musée de Grenoble… mais de voir en particulier le Cheval à 6 têtes, la Chauve-souris, et bien sûr, l’Ouragane : cela m’a vraiment saisie.
J’irai probablement revoir l’exposition à Montpellier pour en apprécier, avec davantage de disponibilité, tout le « cœur », car lors du vernissage ce n’était pas le meilleur moment pour cela.
FDM: Un grand merci, Françoise, pour la richesse de toutes ces précisions que votre témoignage et votre récit permettent de saisir sur le vif. - La référence aux documents que vous citez permettra à tout un chacun d’entretenir la connaissance de ce lieu qui n’a pas fini de s’enrichir et d’évoluer.

Et l’on vous souhaite (durant l’été) une excellente « seconde  visite » (à Montpellier cette fois) de cette Rétrospective Germaine Richier. Que vous puissiez à nouveau retrouver cet indispensable contact avec les œuvres réelles, vivantes…
PRÉSENTES.


L'exposition Germaine Richier au Centre Pompidou

L'Église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d'Assy

Germaine Richer face au Christ
remisé dans La Chapelle des morts, 1954.
Photo DR. Article publié dans L’Intransigeant, 1964.

dimanche 1 janvier 2023

2023. Vibrato Cantabile.

2022-2023

En signe de glissement et de passage à ce que l’on souhaiterait présenter comme une RUPTURE.
Pour replier et refermer cette année 2022, que l’on n’aurait pas souhaité voir se dérouler.

Pour appeler à tout autre chose… pour 2023
à d’autres courants, d’autres pensées,
d’autres actes

D’autres respirations
et la fabrique d’autres mondes…

Embarquez dans l’univers troublant de la voix, des sons et de leurs sortilèges.
Oscillations. Vibrations. Distorsions.
Modulations. Pertes, Reprises et ruptures.

Le son, la voix - soudainement ou par à-coups - disparaissent, s’évanouissent…
et puis reparaissent, surgissent on ne sait d’où…

On ouvrira ce vaste champ par les vibrations et oscillations magiques d’Astor Piazzolla et son « bandonéon », cet instrument dont il a tiré des merveilles.
Le son, comme un souffle, part et puis revient, se referme et se déplie à la façon d’un poumon.

Bandoneon Concerto with Astor PIAZZOLLA

On se souviendra des Milongas, ces mélopées populaires, appréciées par Jorge Luis Borges. Et du tango argentin, auquel Astor Piazzolla a tant apporté.

On reviendra vers d’autres « folies » musicales et vocales. Comme la prestation mise en scène et orchestré par La Flûte enchantée de Mozart. Ici chantée et modulée par Nathalie Dessay.

MOZART, La Flûte enchantée, « La Reine de la nuit »

Il y aurait tant de fabuleux chanteurs à rappeler : CARUSO
Ella FITZGERALD
Edith PIAF
Et, plus récemment, Nina HAGEN

On terminera le voyage par deux merveilles :
Oum Kalthoum, tout d’abord, dont les mélodies et les subtils vibratos touchent à la mystique.

Oum KALTHOUM, « Enta Omri »

Et La Callas, enfin, dont le répertoire regorge d’inoubliables vibratos.

Maria CALLAS, «  Vissi d'Artre », Tosca, Puccini

mercredi 7 décembre 2022



ARTAUD. Paysages.

Antonin Artaud, Voyages, 1992

La Chine/Le Japon d'Antonin Artaud, 2006


"Le soleil, les astres, la terre, le vent sont des échappées d'une réalité merveilleuse" (Œuvres complètes, XX-245)

L’imaginaire et la réalité du voyage : des Tarahumaras aux Iles d’Aran et aux chemins irlandais.

Le périple oriental : A la recherche de mondes arpentés, rêvés, perdus. Entretenus jusqu’à l’os.

La Chine de Victor Segalen, Paul Claudel, Pierre Loti et George Soulié de Morant. Du théâtre et des masques chinois jusqu’au taoïsme et à l’expérimentation de l’acupuncture.

Le Japon de Lafcadio Hearn, Paul Claudel et Charles Dullin. Des samouraïs et la calligraphie à l’antique tradition du nô.

lundi 28 novembre 2022

PARIS PHOTO 2022. Peintures.Trompe-l’œil.

Jean-Baptiste Huynh, Flower Children,
Portrait 75, 2021.


PARIS PHOTO 2022.
Paris, Grand Palais éphémère.
Du 10 au 13 novembre 2022.


Cette année, Paris/Photo s’ouvre - plus que jamais - sous les auspices de l’audace, de la transgression. Et du trompe-l’œil. Comme si les milieux de la photographie, demeurés jusque là plus « feutrés » que ceux des arts plastiques, cherchaient à leur tour un affranchissement et des codes de la profession et des balises de leur territoire. Tout semble fait pour que l’on oublie que l’on se trouve en présence d’un travail utilisant le médium photographique.

La référence à la peinture est non seulement omniprésente, mais « affichée ». Comme ces sortes de "papiers peints", que l’on pourrait dire modernistes et dont certains rappellent certains des grands décors de David Hockney.

L’image numérique et ses multiples avatars acquièrent également de plus en plus droit de cité au salon. Jeu sur le réel et le virtuel : Radiance, l’installation de Sabrina Raté, est révélatrice de cette explosion de l’utilisation du numérique…

Auparavant, on se sera arrêté devant cette double image (plus ancienne et raffinée) d’un canoë glissant sur un plan d’eau d’Irving Penn (Two in a Canoë, Long Island, 1954). Deux images dans des tons et des colorations différentes. Comme une sorte de clin d’œil aux recherches de la peinture impressionniste. Tout particulièrement aux « impressionnantes » variations de Claude Monet (Série des « Cathédrales de Rouen ». 1892-1894).

Des galeries de peinture renommées présentent des œuvres « d’artistes-photographes ». Comme Le stand de la Galerie Lelong où nous attend une exposition solo de Jean-Baptiste Huynh. Là encore, les pigments colorés - utilisés par les peuplades de la Vallée de l’Omo en Ethiopie, à des fins de maquillages et de peintures corporelles - renvoient à une expérience picturale.

Cela mène aussi à redécouvrir l’usage des photographies rehaussées de couleurs apposées à la main. Ce qui donne l’occasion d’un hommage à la société ukrainienne des années 1980. Le degré d'intégration de la couleur est tel, dans cette image, que l'on imagine difficilement cette même image en noir et blanc. Le maquillage n'est plus seulement celui d'un corps que l'on peint, mais d'une image et de "corps de papier" que l'on colore.

(Victor & Sergiy Kochetov, Untitled, 1982).


Entre toutes, l’image que je retiendrai, cette année, et à rebours de la tendance générale de ce salon, est ce plan miraculeux, cet instant décisif, ce cliché happé au vol à Glasgow en 1980 par Raymond Depardon, durant le reportage (finalement non paru) qu’il y effectuait pour le Sunday Times. Un grand moment de poésie. Cru. Épinglé sur le vif.

Lien vers le site de Paris Photo 2022.

Raymond Depardon, Glasgow, Scotland, 1980.


dimanche 6 novembre 2022

MADÉ : Le Ciel et la Mer comme palette. ENTRETIEN.

Madé, L’Atelier GRIS. Le Havre, août 2022.
Photo © FDM.


L’approche de Madé est à ce point évidente, subtile, que l'on souhaiterait éviter tout bavardage. En rester à l'essentiel d'une approche intuitive. Nourrie de déclinaisons conceptuellement "souples". Sensoriellement attrayantes. Gaies et vivantes.

Des formes simples, muent, se déboîtent et se transforment en sortes de pochettes surprises. Des couleurs franches - mais pas toujours - et que certains dispositifs ne livrent que sous la forme de halos.

Le CUBE ou le CARRÉ s'y dévissent et transforment.
Un PLAN ou PAN COUPÉ s'avère plus retors qu'il n'y paraît, révélant la couleur sous forme d'un reflet, d’une « réfraction ».
Les formes ont des PLIS.
Et les PLIS eux-mêmes s’ouvrent ou se referment.

Le MOUVEMENT est entré dans la couleur.
Ce que l'on prend pour un tableau est en réalité un VOLUME. Avec des arêtes, une épaisseur. Des dénivelés. - La couleur bouge, entre en osmose avec la lumière et le contexte ambiants.

Depuis son arrivée dans un nouveau territoire - celui de la Seine maritime et de la ville du HAVRE -, tout a bougé, s'est transformé encore. La PALETTE de Madé, c'est désormais le ciel, sa profusion de nuages, ses innombrables et dérangeants reflets dans l'eau.

L'eau désormais est PARTOUT. L'eau dans le ciel de la mer et des nuages. Inextricablement liés.

Le TOUT flotte dans le GRIS, déployé dans une multitude d'impressions colorées, diluées, estompées, patinées. Fondues. Ces GRIS y sont roses, jaunes, blancs, presque noirs, presque blancs. De tous les noirs, les blancs, les mauves, les jaunes, les roses, les verts, les bleus.

Madé parle du GRIS comme d'une couleur INSTABLE. On est entré dans l'ordre de l'éphémère, d’une couleur incessamment transformée. Lumières. Impressions. La PALETTE est forcément changeante. Habitée par toutes les couleurs.

Ces couleurs s'ouvrent sur des transparences, des opacités, des couches, des strates de matière colore. Apparaissantes. Disparaissantes.

Le gris est dans l’épaisseur, les échanges, la rencontre d’autres couleurs. De toutes les couleurs.

Gris caméléon.

Il y a là une sorte de ruse de guerre. Aborder le gris, « travailler » le gris conduit à une amplification considérable de la problématique de la couleur. Aucune couleur n’est abandonnée. Bien au contraire, car le champ de recherche est immense, toutes les variations du spectre coloré pouvant être convoquées, mêlées et mélangées, greffées les unes aux autres, en des proportions à chaque fois différentes.

Cette couleur, Madé ne la copie pas. Elle la fabrique. De manière patiente. Au travers de gestes innombrables.
Couches. Ajouts. Rabats. Escamotages.
Gommages. Estompages. Lissage de la matière-colore au tampon de feutre.

Et au final : toujours une surprise. LA SURPRISE.
DU BLANC. DU BLEU. DU GRIS.

Ce soir - de l’autre côté de la baie de Seine où je me trouve - le GRIS est ROSE.
A peine rosé, estompé.
Saupoudré d’un nuage.

Les « GRIS » de Madé me parviennent - eux - par Internet. Sectionnés. Silencieux et feutrés.

FDM, 19 H 02 en ce 17 octobre 2022.

« L’Atelier blanc », Le Havre, août 2022.
Photo ©FDM.



F. de Mèredieu : Quelques mots sur l'Atelier blanc seraient les bienvenus. Quels furent l'idée, l'origine, le soubresaut premier qui ont conduit à la mise en œuvre de ce lieu de travail, qui est aussi un lieu de vie. Mis en pratique de longues années durant à Champlay en Bourgogne, et qui fut récemment transplanté au Havre ?
Madé: L’Atelier blanc.

Son origine.
Le village dans lequel j’ai choisi de vivre seule à Champlay, était celui d’un charron devenu après la guerre, vendeur et réparateur de tracteurs. Il laissait de nombreux espaces de travail : la forge dans la maison d’habitation et dans les dépendances ateliers et entrepôts. Dès mon arrivée, en décembre 1992, j’ai investi cette forge où je pouvais me réchauffer tout en bénéficiant d’une belle lumière traversante. Par contre, impossible de fixer des oeuvres sur les murs de cet espace recouverts d’enduits fragiles et de noir de fumées. Dans la cuisine, un mur solide, lavé et peint en blanc, a très vite servi de support aux recherches sur lesquelles je travaillais pour finaliser une exposition à Paris. L’idée d’avoir un lieu propre et bien éclairé pour voir mon travail, est née à ce moment-là.

Le Projet
Après cette exposition, j’ai posé mes pinceaux pour relever les plans de cette maison carrée. Pour mieux voir les volumes du premier étage et des greniers lors de mes nombreuses déambulations, j’ai dû les débarrasser de tout ce qui les encombrait : les voir nus. Ensuite, j’ai pu dessiner les plans des possibles pour faire circuler la lumière différemment.

À petit pas
C’est donc une partie du premier étage que j’ai confiée au menuisier du village en 1994, pour qu’il la transforme. Je l’ai ensuite peinte en blanc y compris le vieux plancher. Blanc pour apporter à cet espace une sérénité mais surtout parce que dans mon travail, la simplification de mes volumes peints, présentés sur un mur blanc, donnait à celui-ci le rôle de fond, lieu de réverbération des couleurs ou d’ombres portées. Ainsi, je pouvais de nouveau travailler dans l’ancienne forge que j’ai très vite nommée atelier du bas et installer mes peintures terminées, dans l’atelier du haut ou atelier blanc pour les mettre en situation, les d’observer, les analyser et réfléchir à d’autres recherches dans la continuité de mes questionnements, structurant ainsi ma méthode de travail.

Au final
….En 2000, la lumière, apportée par trois fenêtres posées dans le toit circule du haut en bas en passant par le volume du premier étage, délesté des cloisons et des portes et d’une partie de son plafond. 2006 inauguration. Au spectaculaire s’ajoutait, pour moi, la prise de conscience de toute l’architecture que j’avais mise en place dans la maison d’habitation comme dans les dépendances où j’ai créé l’atelier des presses et celui des machines à bois et même un entrepôt pour mes oeuvres, sans oublier l’organisation des plantations dans le verger et la cour. En fait, j’avais donné jour à l’atelier blanc. L’enseigne au nom éponyme signait cet aboutissement. Puis tout naturellement j’ai invité de temps en temps des amis artistes à y exposer leurs oeuvres, en leur donnant carte blanche pour quelques semaines.

Mon atelier blanc était une création en Bourgogne, je ne l’ai pas transporté au Havre. Un atelier est un lieu qui prend corps, s’invente, surgit en fonction de sa situation, son espace, sa lumière et de la déambulation qu’il offre entre ses murs, mais le re-créer, lui donner une âme, est de l’ordre de l’espace mental. D’autant que pour moi atelier et espace de vie ne font qu’un. Quand j’ai éprouvé plusieurs mois après mon arrivée au Havre, la sensation forte et inexplicable d’être « en atelier » dans mon appartement, fixer l’enseigne sur ma porte d’entrée s’est imposé.
Madé dans sa maison-atelier du Havre. août 2022.
Photo © FDM.


FDM: Parlez-nous de ce cheminement vers le GRIS et de votre changement d'habitat de la Bourgogne jusqu'au port du Havre. Comment le ciel, la mer, la ville et ses paysages sont-ils entrés dans une œuvre qui se tisse et se trame désormais autour de ces nouveaux éléments - au double sens du mot "élément" ?
Madé: Été 2016, un besoin très fort de prendre quelques jours de vacances me conduit au Havre pour découvrir la rétrospective des oeuvres d’Eugène Boudin présentée au Musée André Malraux et l’oeuvre architecturale d’Auguste Perret. Dès mon arrivée, je n’ai vu que les gris à peine roses, à peine jaunes, à peine blancs des façades des immeubles de la ville basse. Au Musée, j’ai découvert la grande exposition des oeuvres de cet artiste, qui avait attiré mon attention des années auparavant par son écriture des gris sur les bords de nuages qui ne tombaient pas !

J’ignore ce qui s’est passé en moi durant les trois jours denses et lumineux que j’ai vécus en découvrant la ville, la plage, la mer, l’immensité du ciel, l’estuaire, les bords du port ou les alentours dans la verdure, tout en m’étonnant de l’attention bienveillante des Havrais envers la touriste que j’étais. Quelque chose d’indicible et dynamique m’a habitée pour conclure en m’adressant à moi-même : je peux quitter l’atelier blanc.

DES GRIS.

Les premiers gris que j’ai vus apparaître dans mon travail provenaient de blancs ombrés. Cette normalité ne m’a pas étonnée. Par contre, ceux qui se sont infiltrés dans ma dernière expérience nommée Écume, initiée quelques mois avant mon séjour au Havre, m’ont interrogée, dérangée même. Comment ne pas voir des gris qui me narguaient ? Sur mon support habituel, j’avais peint des bandes de glacis blanc. Le nombre des couches diminuait progressivement de la bande supérieure à la bande inférieure. Or, se sont affichés sur les dernières bandes, trois gris. Je n’ai rien compris.

Quel est le rôle des grains de lumière qui habitent des couches différentes de glacis blanc - du même blanc de titane - et produisent à un moment donné, si c’est eux qui en sont responsables, trois gris différents ?

Face à ce gouffre, j’ai choisi de vivre dans le gris pour essayer de comprendre cette couleur. Le Havre me faisait signe.

Les Gris de Madé, 2/3, 2021, détail.


Ici, je ne fais rien d’autre que d’observer les gris. Ils sont partout : de l’eau aux nues en passant par l’architecture, la ville n’est qu’une palette de gris ! Légers, discrets, fragiles, sages, dangereux, coquins, câlins, joyeux, lumineux, vagabonds, suspendus, furtifs, tristes, insolents, prometteurs, ternes, violents, épais, mouillés, bavards ou muets, mais toujours en mouvement, prêts à se transformer ou à disparaître à toute vitesse me laissant bouche bée. En tout cas, jamais installé, le gris ne sait pas se poser.

Jour et nuit, je suis habitée par des gris qui se bousculent dans le labyrinthe de mon imaginaire. Je ne cherche pas à représenter un nuage, un ciel, une surface grise. Non, j’essaie de créer des morceaux de gris, une atmosphère, un climat. J’essaie de toucher du doigt l’infini de cet univers vertigineux.

Cézanne n’a t-il pas dit : tant qu'on n'a pas peint un gris, on n'est pas un peintre ?
Madé, Les Gris de Madé, 1/3, 2021, détai


FDM: Les lectures, l'histoire de l'art, l'œuvre des peintres (et de manière plus générale des "artistes") ont-elle donc eu une influence sur votre parcours et - en particulier - certaines des inflexions de ce parcours. Parmi ces "impacts" pouvez-vous insister sur quelques-uns d'entre eux ?
Madé: Mes lectures personnelles et celles menées autour de l’histoire de l’art et des artistes m’apportent une aide, un élan inattendu, une ouverture me permettant d’avancer, d’être éclairée à un moment précis de mon parcours. Comment ferais-je sans ?

En déroulant la liste des noms d’artistes qui spontanément me viennent à l’esprit, je prends conscience que ce n’est pas toute l’oeuvre entière de ces artistes mais une seule « œuvre » qui, en me faisant face, m’a saisie, bouleversée, bousculée. Un impact physique qui a marqué à jamais un instant tout en m’indiquant des voies inattendues à explorer.

À Cergy-Pontoise, alors que j’étais bien installée dans un fauteuil lors de la projection sur grand écran d’une série d’oeuvres d’art, la découverte de Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevich m’a littéralement assommée, abasourdie lors de son surgissement. À Florence, au couvent San Marco, le blanc tout nu entre l’ange Gabriel et la Vierge de la fresque de Fra-Angelico, m’a comme happée, absorbée, me transportant dans un ailleurs perturbant. À Paris, au Grand Palais, le carré blanc pourtant pas très blanc de Robert Ryman, m’a soudainement ancrée au sol tout en m’expédiant dans un univers dont je ne connaissais pour ainsi dire rien. À la Fondation Vuitton, j’ai ressenti le chaud-lumineux du sable rose peint en 1892 par Paul Gauguin à Papeete, un impact tout doux et puissant comme une caresse, et récemment, au Muséum du Havre, c’est le frais-mouillé d’un poisson mort en 1758 que j’ai perçu en observant l’aquarelle de Charles-Alexandre Lesueur, peinte en Nouvelle Hollande, aujourd’hui nommée Australie.

Méduse Rhizostoma octopus
(Charles-Alexandre Lesueur 1778-1846)
Aquarelle sur vélin, non datée entre 1804 et 1815.
Muséum d’histoire naturelle du Havre.


Donc pour toute question concernant le presque-rien-grandiose, le silence éclatant, la notion d’espace, l’écriture la plus libre, la plus discrète, la plus simple ou la magie d’une couleur… et la liste est longue, je m’envole et voyage en pensée pour recouvrer ces instants extra-ordinaires qui renouvellent en moi des chocs exceptionnels, à la fois dynamiques, créatifs, uniques et à ce jour toujours actifs.

Différemment, tout le parcours d’Aurélie Nemours impacte le mien par ses qualités : unique et poétique, rigoureux et ambitieux, installant des programmes de recherche comme un scientifique aurait pu les concevoir, créant des séries et des ensembles d’oeuvres tout en affirmant sa liberté sans avoir peur de prendre des risques.

Et ceux de Paul Klee et d’Henri Matisse ne cessent de me consoler : c’est si difficile d’être artiste !
FDM: Comment évalueriez-vous la dimension "artisanale de votre œuvre ? Quelle fut votre relation aux matériaux (comme le bois…), à certaines techniques précises ? Quelle fut votre relation aux "gens de métiers" et artisans avec lesquelles vous avez travaillé ? Que vous ont-ils appris et quel fut leur apport ?

Quelle fut la part d'incarnation et d'aide à la réalisation qu'ils ont pu vous apporter ? - Inversement, que leur avez-vous "appris" ?
Madé: J’entretiens depuis longtemps un rapport privilégié au bois. J’avais à peine 15 ans lors des premiers cours de peinture que j’ai suivis à Annecy. Acquérir une toile sur châssis épuisait vite mon escarcelle. Acheter un paquet de chutes de panneaux d’aggloméré bois/résine, beaucoup moins. Mais très vite, je me suis posé la question suivante : pour quelles raisons des artistes acceptent, depuis des lustres, de peindre sur des châssis entoilés aux dimensions définies par le marché ? Pour moi, c’était instinctivement incompréhensible comme un manque insoutenable de liberté. C’est ensuite devenu pour moi impossible : le rapport forme/couleur est primordial en art. J’ai donc suivi le chemin que me proposait ce matériau, D’autant que j’ai très vite aimé la résistance qu’il opposait à mes pinceaux et le parfum dont il m’entourait quand je le sciais ou le ponçais. Je n’ai donc jamais peint face à un chevalet mais toujours debout, au-dessus d’un surface horizontale. Plus tard, j’ai pu constater que le temps de sa préparation est minime par rapport à celui que demande l’écriture de la peinture.

De tous les artisans que j’ai sollicités, j’ai reçu bienveillance, attention, générosité et souvent, le bonheur de partager avec moi des méthodes de travail. J’ai appris à plier le bois ce qui m’a permis d’obtenir des valeurs de couleurs sans les peindre, me procurant ainsi une sorte de signature dès 1996. Je n’oublierai jamais la disponibilité d’un artisan verrier qui a déréglé ses machines pour tester devant moi la faisabilité d’une de mes demandes. Je n’oublierai jamais celle du menuisier de Champlay, apprenant qu’un architecte célèbre avait acquis une de mes œuvres à Art Basel - deux bouts de bois que nous avions sciés ensemble - et le changement de son regard sur cette cochonnerie comme il disait en évoquant les panneaux d’aggloméré que j’utilisais, (mdf ou médium), par l’aura qu’il lui a soudain attribuée, proche de celle du chêne !

Mon rapport à la porcelaine est récent. De Jean-Marc Fondimare, céramiste grand professionnel, j’ai beaucoup appris sur cette matière qui de surprises en surprises m’ouvre des voies que je ne soupçonnais même pas. Nous travaillons en binôme, par la mise en commun de chacun de nos savoirs. Les étiquettes artiste artisan nous rassemblent dans nos ateliers géographiquement éloignés et ce sont bien deux têtes et quatre mains qui sont à l’origine d’expériences ou créations, qui depuis 2014, nourrissent simultanément nos pratiques respectives.
FDM: On pourrait aussi évoquer un élément que l'on néglige souvent dans les entretiens avec les artistes, à savoir ce que fut la part des amitiés et des échanges, au cours des années et des rencontres. Certaines de celles-ci furent-elles marquantes ? Et à quel titre ?

Quel aspect de la création se trouve-t-il alors impacté ? Au détriment d'autres aspects de la construction d'une œuvre qui resteraient, eux, indissolublement plus intimistes et personnels ?
Madé: Quelques-unes de mes rencontres au sein de mon parcours, se sont inscrites dans ma mémoire pour toujours. J’ai la chance inouïe de vivre cela et la plus récente, je la dois à Stéphanie Le Follic-Hadida, docteur en histoire de l’art, commissaire d’exposition, spécialiste de la céramique de la fin du XIX ème, XX et XXI ème siècle…. et à Jean-Marc Fondimare, céramiste.

Stéphanie me rencontre en 2008. Elle souhaite découvrir l’oeuvre de Chantal Morillon présentée dans mon atelier blanc. Quelques mois plus tard, elle me demande de la recevoir pour découvrir mon travail. Naissent alors nos échanges qui vont nourrir le texte BLANC SUR BLANC « entre pareil et presque » que Stéphanie écrit pour mon exposition en 2010. Été 2014, elle me demande de porter une attention soutenue à la céramique dans le but de me présenter en octobre à un céramiste qu’elle connait et apprécie pour son engagement et ses réalisations. Je m’étonne ! Mais bon, notre amitié grandissant, je lui fais confiance. J’ai donc rencontré comme prévu, Jean-Marc Fondimare qui ce jour-là, m’a tout appris de la porcelaine qu’il moule, Y compris les erreurs qu’il faut éviter. Et personnellement, j’ai beaucoup aimé les défauts que les erreurs produisent. Dans le presque parfait, là était toute la poésie de cette matière. Ce fut le début de notre amitié qui a grandi et fait grandir nos connaissances autour de la porcelaine en partageant nos acquis, nos projets.
FDM: Parlez-nous de votre travail en céramique. Qu’avez-vous effectué comme travail dans ce matériau nouveau pour vous. Et qu’y avez-vous trouvé ? S’agit-il d’objets ou d’éléments plus abstraits, de volumes, de sculptures ? Pouvez-vous en décrire quelques-uns ?
Madé: Réfléchir aux mouvements des photons, ces grains de lumière qui animent toute mes recherches de peintre et sculptrice, en pensant porcelaine et non bois, n’a pas été évident mais Jean-Marc Fondimare a su aplanir mes inquiétudes, en me dévoilant un par un tous les secrets de cette nouvelle matière. Dès nos premières rencontres, nous avons compris que notre attention à la lumière était similaire. Ensemble nous avons imaginé et mis à l’épreuve la porcelaine et les pigments dans leur épaisseur et leur surface en créant des dispositifs pour cacher la couleur sur un angle rentré et la restituer en halo coloré sur le blanc de la porcelaine. Ainsi, dans la lumière naturelle de la salle capitulaire de la 18ème Biennale de Châteauroux, les liens immatériels de la couleur-lumière réunissaient 85 modules, donnant corps à une installation que nous avions nommée Les photons voyageurs. .

Dans notre élan et le prolongement de notre première création, nous avons expérimenté le faire-simple-efficace avec Trois points de suspensions. L’introduction de la courbe a impacté la place de la couleur-lumière qui de cachée est devenue pleinement offerte sur un des éléments de La Forme, tout en caressant joyeusement les deux autres. Le Cube puis Cube 2 fixé sur son roulement à bille tout en développant une aura orangée à la moindre impulsion, sont de la même famille. Nés de questionnements autour de l’architecture, sont tous deux des volumes quelconques à neuf facettes ! Et pourtant leur fonction n’a pas changé. Ils sont toujours les réceptacles de la lumière-couleur, une lumière-couleur fragile et douce qui jamais ne se reproduira à l’identique quelle que soit la place de l’observateur.

Et c’est toujours ensemble que nous avons créé des assiettes pour répondre aux souhaits d’amis communs, une belle aventure qui nous a plongés dans l’écriture de l’engobe coloré de trois motifs répétitifs, tout en respectant les contraintes que leur destination imposait.

Nos créations sont à la fois, des expériences, des oeuvres, des objets, des choses, des sculptures, mais quelle que soit leur étiquette, elles dégagent toutes une belle présence.

J’apprends toujours de la porcelaine : à deux, les choses se sèment plus vite, les décisions emboitent le pas. L’économie des regards et des mots est vaine. Partager c’est s’enrichir.

J’ai appris à envisager des volumes vides et à les aimer. Une sorte de connotation péjorative brouillait ma perception du vide, liée sans doute à mon rapport au bois car tous les volumes que j’ai conçus et fabriqués, je ne les ai imaginés que pleins, c’est à dire « massifs ».

Aujourd’hui, plus je regarde Cube 2 qui est installé non loin de mon bureau, plus je m’interroge. Le vide de ce volume ne serait-il pas plein de grains de lumière qui auraient traversé la matière porcelaine ? Mon incertitude est grande. La porcelaine m’augmente
Madé, Prototype du pli et son socle, 1995-2022.


FDM: L’essentiel de votre démarche semble se situer dans un certain rapport privilégié à la COULEUR. Quelles furent - au long des années - les grandes mutations que vous avez pu (sans doute après coup) constater ?

Là encore quelques artistes ou approches" théoriques" ont pu vous marquer. Cette appétence pour la couleur s'accompagne d'un grand souci "formel". Votre œuvre s'avère très structurée. Comment décririez-vous cette relation très particulière qu'entretiennent en permanence "la FORME et la COULEUR" au sein de votre démarche artistique?
Madé: Dès ma petite enfance, j’ai aimé regarder la couleur. Longtemps, j’ai joué avec elle mais en grandissant, un cours d’optique m’apprend tout d’elle. J’ai alors cru tout savoir, ai peint de toutes les couleurs. Aucune ne me faisait peur. J’ai peint et peint encore avec pour outils, pinceaux ou brosses. Mais l’ennui ayant mis fin à cette course sans but, une foultitude de questions m’a assaillie. J’ai suivi des cours, assisté à des conférences, appris à lire une oeuvre et à découvrir la longue histoire de la Peinture. Ensuite, j’ai repris mes pinceaux mais tout geste provoquait de nouveaux questionnements. Puis petit à petit la place de la lumière est devenue primordiale, j’ai fait des expériences. Un jour, en posant un petit panneau rouge sur un grand du même rouge est apparue une ligne d’un autre rouge que je n’avais pas peint et qui changeait au gré de la lumière. Selon le même principe, avec un jaune clair, j’ai découvert une aura jaune éclatante sur le mur. Cette aura, sans trace ni marque, était exactement ce que je souhaitais obtenir depuis des années comme qualité d’écriture de ma peinture : je découvrais le pouvoir réverbérant de certaines couleurs qui allait transformer une partie de ma pratique.

Le rapport de mon oeuvre à l’architecture d’un lieu d’exposition est alors devenu essentiel. Sans les murs blancs, sans la déambulation du regardeur, la rencontre avec mes oeuvres devient quasi impossible. La couleur valorise la forme tout en donnant forme à la lumière par la révélation de sa présence. Couleur, lumière, forme sont donc inséparables dans mon travail. Quand je crée une forme, du dessin à sa réalisation finale y compris son accrochage, je ne l’ai pensée qu’avec sa couleur. Quand le résultat ne me convient pas, la couleur en est la responsable.
F. de Mèredieu : Le BLANC. Comment le cerner, l'habiter, l'approcher ?
A contrario, quel est l'ennemi, quels sont les ennemis du Blanc ?
Madé: Le blanc a toujours pris une place importante dans mes recherches tout comme dans mes espaces de vie et de travail. Avec lui je conjugue le verbe habiter à tous les temps, peut-être depuis mon enfance : les espaces blanc-neige, sont probablement les premiers qui ont nourri mon imaginaire sans compter la beauté attribuée à cette couleur par une symbolique importante dans nos pays occidentaux.

En peinture, c’est le blanc de titane ! Son opacité est la première de ses qualités. Elle m’a permis de l’approcher et de l’apprivoiser. J’ai longtemps buté sur les pauvres résultats que j’obtenais en essayant de peindre le blanc le mieux possible avec des outils de plus en plus prometteurs. Sur les surfaces que je peignais, la présence d’irrégularités même hyper fines ajoutée à la visibilité de mon geste, m’étaient devenues insupportables. Le chiffon de feutre, matière non tissée, m’a permis d’obtenir une qualité de surface qui étonne et attise toujours la curiosité de celles et ceux qui prennent le temps de la regarder, de la voir. C’est une qualité d’écriture qui emmène vers un ailleurs.

Le blanc est l’outil qui m’a permis de mieux connaître la lumière. Il donne aux photons -ces grains de lumière- la possibilité de bondir et rebondir sur une surface tout en la magnifiant. Le blanc est la couleur la plus lumineuse qui puisse exister : il donne vie à la lumière. Travaillé en superposition de glacis, ce qui fait appel à sa deuxième qualité, la transparence, le blanc de titane permet aux photons de s’agiter dans tous les sens en traversant les couches activant ainsi les vibrations silencieuses de la lumière.

Le blanc de la porcelaine, lui, est encore plus surprenant : il dépend de ses constituants et de la température au cours de ses cuissons, à un degré près ! À haute température, la porcelaine perd de son volume et ce retrait conséquent de la matière crée de légères différences de surface, des variations aléatoires, ingérables, des surprises de chaque instant. Regarder, observer les Cubes à neuf facettes que nous avons réalisés Jean-Marc et moi, c’est écouter les variations de blancs entre lumineux et ombrés, imaginer les grains de lumière en train de jouer en surface ou suivre ceux qui traversent carrément la matière, lentement certes et sans doute plus lentement que ne le permet l’albâtre et le verre.

Comme la perception d’une couleur dépend de la lumière, son absence nuit à la perception de toutes les couleurs, blanc compris. L’absence totale, c’est à dire la nuit, serait donc une ennemie du blanc ? Ou plutôt une amie délicate qui sait s’effacer ? Je ne sais que répondre : j’ai un blanc.
FDM: Et aujourd'hui, vous vous lancez dans une autre aventure, celle du GRIS. Cela entraîne-t-il des modifications dans l'approche technique du matériau de la couleur ? Ainsi que sur les plans sensoriel, culturel et esthétique ?
Quelles spécificités se dégagent de ce nouveau travail ? Qui n'étaient pas à l'œuvre auparavant.
Madé: Aujourd’hui ma nouvelle page blanche est le gris. Le gris, nous dit Larousse, est une couleur intermédiaire entre le noir et le blanc. Un entre-deux qui en fait, disent les chimistes, les coloristes ou les artistes, est un monde à lui tout seul ! Un monde aurait-il des limites ? Non, donc c’est bien dans une aventure que je me suis lancée en souhaitant connaître ce monde, le monde d’une couleur qui à elle seule m’ouvre un espace mental sans bornes. Le Havre est la ville où nombre d’artistes se sont confrontés aux couleurs qu’elle génère du blanc au noir en passant pour tous les gris, alors comme eux, je prends le temps de cueillir ici ce qu’ailleurs je n’avais pas. Cela ne change rien dans l’approche technique du matériau de la couleur, si ce n’est une finesse augmentée dans son écriture à l’image des différences entre les gris qui sont parfois quasi imperceptibles. La photographier sera vraiment une performance de haut niveau !

Une seule spécificité n’était pas à l’oeuvre avant mon entrée dans le monde des gris, celle de mon rapport au temps qui m’est réellement compté.
FDM: Photographier ces œuvres est effectivement « délicat. En percevoir la tonalité par l’intermédiaire d’Internet ou de leur « image » ou duplicata l’est également. - L’original - et sa dimension physique, matérielle et concrète est ici particulièrement importante.
Quand à ce rapport au temps dont vous parlez, de ce temps désormais « compté », en quoi cela modifie-t-il et l’œuvre et l’approche de l’œuvre ? Cette accélération du temps est-elle perceptible dans ces œuvres nouvelles ?
Madé: Le temps que je dis « compté » est celui de ma réalité. Il est compté pour plusieurs raisons mais dont les principales sont liées à mon travail. Poursuivre mes recherches me tient vraiment à coeur. Mais apprendre à parler aux gris qui m’entourent demande du temps. Vivre sans savoir résoudre l’incertitude que me pose le vide d’un volume en porcelaine, un autre bien différent, pour n’évoquer que ces deux exemples-là. Le temps dont j’ai besoin, moi qui ai la lenteur pour amie, est à l’opposé de celui dans lequel j’ai la sensation de vivre : à tout moment, il cherche à m’engloutir dans son vortex vitesse. Mon énergie en pâtit. Accepter aujourd’hui que la curiosité d’esprit que j’éprouve prendra fin me paraît plus positif, plus constructif que de faire semblant. Comme pour nombre d’artistes, mon oeuvre sera alors tronquée. Est-ce si important que ça ?
FDM: Richesse. Création. Doute. Jubilation. Quelle relation entretenez-vous avec votre travail ?
Madé: J’entretiens avec mon travail une relation d’attention, une grande attention. Faute de distance, je ne peux en dire plus.
FDM: Vous étiez partie un jour au Groenland. Faire l'expérience de la glace et des couleurs du Grand Nord. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ? Et de l'importance des "lieux" dans votre travail ?
Madé: J’ai découvert les blancs du Groenland d’abord en le survolant. Jamais je n’oublierai la grandeur de ce moment entre les blancs des nuages, ceux de la neige recouvrant les montagnes très élevées sur la côte est, ceux des glaciers et des icebergs sans savoir identifier ces derniers de si haut. Un paysage grandiose empreint de majesté, d’élégance et de beauté m’accueillait, tout en me procurant des sensations inouïes, une émotion forte à en pleurer.

Jamais je n’aurais imaginé qu’ils étaient tout sauf blancs, ces icebergs ! Dans la baie de Disco ou plus au nord encore, je n’ai vu que des mastodontes de glace comme illuminés de l’intérieur, cachant dans leurs plis et replis des morceaux d’arcs-en-ciel de toutes tailles. J’ai pu observer des roses à peine mauves, des mauves presque bleus, des noirs luisants, quelques orange sans prétention, des verts à foison, mais pas un seul rouge. Je garde de ces couleurs le souvenir de leur légèreté, de leur transparence mais aussi la joie qu’ils m’ont donnée en les observant.

À cette immense surprise, une seconde s’est manifestée. Pour moi, blanc et silence vont de pair. Or quand les icebergs se forment en se détachant d’un glacier, la cassure rapide et violente crée un bruit plus puissant que celui d’un éclair et ses roulements.

Aujourd’hui, j’aime à penser que la lumière du Groenland au-delà du cercle arctique, celle que j’ai observée sans nuit devient grise quand le chemin du soleil est juste au bord de sa croissance ou décroissance.

Personnellement j’ai peu voyagé, hormis le Grand Nord, New York pour une histoire de rouge et Mayence, le temps d’une longue résidence et lors de nombreuses expositions de mes oeuvres. En France, quatre lieux balisent mon parcours : Annecy où mon rapport au blanc est né, la région parisienne marquée surtout par mon engagement en peinture, la Bourgogne et sa lumière dorée, vingt sept ans de compagnonnage et aujourd’hui Le Havre en quête de gris.
FDM: J'invite toutes les lectrices et lecteurs de ce blog à poursuivre cet échange par la découverte de votre site. L'ensemble de votre œuvre y est fort bien représentée. Dans toute sa richesse et sa diversité. Souhaitons longue vie, avatars et débordements à cette aventure du gris qui connaît ses premiers balbutiements. Nous restons très curieux du sort que vous allez réserver à cette couleur instable, mystérieuse. Et n'oubliez pas ici de cliquer sur les images afin de bien apprécier la qualité matérielle des œuvres.
Que souhaitez-vous ajouter - qui n'ait pas été abordé dans cet entretien - en ce qui concerne votre actuelle démarche ?
Madé: Laisser cette page grande ouverte…..

Site de l'Artiste

L’Atelier de Madé, Le Havre, août 2022.
Photo ©FDM.

mercredi 2 novembre 2022

MARCEL PROUST. Promenade. Vagabondage.

MARCEL PROUST.
LA FABRIQUE DE L'ŒUVRE
BnF. Site François-Mitterand, Paris
Du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023


Il ne s’agit pas ici de n’importe quelle promenade ou vagabondage. Même si les aléas y tiennent une place centrale et qu’ils obéissent à de secrets et puissants ressorts: toute le vie de l’inconscient et la rumeur incessante de la vie et des choses en ce monde. Bruissant autour d’une des œuvres littéraires les plus importantes du XXe siècle.

Voyage donc au cœur même de l’Œuvre et de sa substantifique moelle. En suivant le fil des publications - qui fonctionnent ici comme de solides balises, alors que les ajouts, retours et repentirs mémoriels ou autres abondent dans le parcours de Marcel Proust qui n’hésite pas - des années après le premier jet d’un texte - à reprendre des fragments de celui-ci et les greffer au cœur d’un nouvel ensemble.

Ce voyage s’effectue dans le sillage et la texture même des manuscrits et diverses « paperoles » (suivant le terme employé par Céleste Albaret, sa fidèle gouvernante). Le tout est ici présenté de manière « limpide ». Légère. On suit aisément le parcours des repentirs, ainsi que ces passages biffés que l’on retrouve souvent - déplacés ailleurs.

Paperoles du fonds Proust.
BnF, département des Manuscrits ©BnF


On entre bien dans la « fabrique de l’œuvre " - dans la texture de l’écrit -. et pouvons suivre in vivo les méandres de la création proustienne.

Une des autres révélations de cette exposition, est la mise en lumière de tout un pan du contexte de cette œuvre souvent laissé en arrière-plan, à savoir la porosité comme « météorologique » de Proust aux impressions, sensations, menus événements de la vie quotidienne ou mondaine. Un certain air du temps ici véhiculé par des tableaux (Turner, Renoir, etc.), des vêtements (une somptueuse - et si légère - robe de Fortuny : on sait que Proust avait pu en admirer à Venise et que le bruissement des robes de la duchesse de Guermantes ne le laissait pas indifférent).

Impressionnable, Marcel Proust. Dans tous les sens du terme. Sans oublier, bien sûr, ces émois liés au paysage et à l’air du temps si bien révélés par les paysages de Turner et la peinture impressionniste.

D’autres objets et évènements ponctuent ce parcours. Des photographies (le petit train de Cabourg, ses proches comme Alfred Agostinelli son chauffeur et secrétaire bien connu, Céleste Albaret qui fut sa servante indispensable, et qui finit peu à peu par l’accompagner un peu en tout, y compris dans une certaine forme de gestion ou mise en ordre de ses papiers, ainsi que dans la facilitation de ses rapports avec l’extérieur), articles de journaux (l’Affaire Dreyfus, la Déclaration de guerre, etc.), objets (secrétaires, carnets, etc.) et vêtements (pelisses et robes de chambres, etc.).

A la recherche du temps perdu ? Et des impressions évanouies qui, tout à coup, au hasard et au détour d’une sensation quelconque, réapparaîtront, se dépliant dans toute leur fraîcheur, tels ces minuscules ingrédients japonais qui - au contact de l’humidité - retrouvent couleur, volume, sensualité. - J’ai été heureuse d’apprendre que la petite madeleine était originellement un morceau de pain grillé. Chacun a effectivement sa « petite madeleine » et les souvenirs qui lui sont afférents.

Revenons à l’atmosphère de « légèreté » que j’ai perçue dans cette exposition. A rebours des ordinaires expositions consacrées aux manuscrits des écrivains. — Ceci bien sûr n’enlève rien au sérieux de l’ensemble, mais rapproche davantage du cœur même de la « fabrique Proust ".

En 1919, Marcel Duchamp adresse à sa sœur un singulier « cadeau » ; il lui conseille de s’emparer d’un manuel de géométrie, de suspendre ce fascicule à son balcon à l’aide de cordes. Tout cela de façon à ce que le vent puisse s’engouffrer dans les pages du livre et bousculer et déchirer les pages.

Imaginons une installation composée de facs-similés (rassurons les conservateurs ; il ne s’agirait que de facs-similés) de quelque-uns des manuscrits de Proust contenant quelques belles paperoles. - Le tout serait ensuite attaché à un support et installé dans un jardin en plein vent ou dans une galerie d’art, au côté d’un ventilateur en marche. - On imagine le joyeux déploiemesnt des pages et des bandes de papier…

De quoi donner le tournis à l’ensemble du petit (et grand) monde littéraire.

Télécharger le dossier de presse en PDF.

Nota Bene: On ne manquera pas de regarder attentivement, dans ce dossier, le plan de l’exposition - qui est à lui seul tout un programme de recherche et un avant-goût à la déambulation dans l’œuvre.

Marcel Proust, Cahier 12, 1909. « Le Bal de têtes »
Manuscrit autographe et dessin.
Bnf, Département des manuscrits ©BnF.


mercredi 26 octobre 2022

PARIS+ par ART BASEL. Success Story.

JR, Flying Ballerina #1; Paper BlocK
Triptyque, Le Havre, France 2021 (Chez Perrotin).
Photo ©FDM 2022.


PARIS+ par ART BASEL
Paris, Grand Palais Éphémère.
Du 20 au 23 octobre 2022.


J’ouvre ce « papier » par une image de JR qui nous ramène dans un grand port français, Le Havre, où je fus quelques jours durant ce dernier été. J’y retrouve les entassements de containers (colorés), les paysages de grues, dressées hautes et comme des oiseaux dans le ciel. Et - plus troublant : une ballerine qui occupe l’espace de l’une de ces « boîtes ». Ici aussi le rêve et l’incongru ont droit de cité. Le grand et le minuscule y font bon ménage. On est dans un paysage de « fiction ».

Paris, ces jours-ci, bruissait des mille et un échos d’un marché de l’art en pleine effervescence. L’électricité était palpable dans les couloirs de Paris+ par Art Basel, reconfigurant et redéployant les cartes du marché parisien de ces dernières années (marquées par une succession de Fiac qui nous laisseront des souvenirs inoubliables et bien prégnants).

A l’intérieur d’un espace plus restreint (Le Grand Palais éphémère ne pouvant sur ce point rivaliser avec l’espace du Grand Palais en travaux), on se trouvait face à une quintessence et concentration d’œuvres de très grandes qualités dont les prix se sont littéralement envolés.

Résolument (et plus que jamais internationale), avec la participation des plus grandes Galeries d’art moderne et contemporain de la planète Terre, cette foire s’est largement ouverte sur la ville. On sait que Paris regorge de Fondations, de Musées et de lieux dédiés à l’art. Places, jardins, églises, écoles d’art, etc. furent envahis par les artistes. Pour la plus grande joie de tous les publics (collectionneurs, passants, touristes, amateurs d’art et tout un chacun).

Une « success story » donc. Les médias internationaux ont été unanimes pour le noter. Il est vrai que déambuler dans les allées du Grand Palais éphémère permettait tout à la fois de se frotter à ce monde de l’art (galeristes, collectionneurs, critiques, conservateurs de musées, etc.) qui a ses codes, ses manières et ses usages, et aussi : de revoir ou découvrir pléthore de chefs d’œuvre.

Parmi les œuvres mythiques et déjà canoniques, on pourra citer un emballage de Christo, Paquet sur table, 1961 (Chez Gagosian), un Déjeuner sur l’herbe de Picasso, d’après Manet, des Calder, des Dubuffet, etc.

Vue d’exposition. Stand de Gagosian.


Personnellement je me suis régalée des petits formats de Robert Ryman, divers, variés et dont l’un se couvre partiellement d’une bande de pigments bleus. Ce qui renouvelle de façon « insensée » (mais oui !) les blancs, ocres ou gris de l’habituelle palette du peintre des formats carrés.

Je vous livre une de ses toiles, composée de touches blanches et d’un jaune chaud — de simples traits ou « barrettes » — sur le fond écru d’une toile de jute tendue en 8 points sur le support d’un cadre crème.

Robert Ryman, Untiteld #34, 1963 (Chez David Zwirner).
Photo ©FDM 2022.

La mode, le luxe, les métiers d’art se sont glissés - on le sait - dans la trame délicate de la création artistique. On ne peut ainsi « manquer » le stand de Louis Vuitton (tout en longueur dans le prolongement d’une allée). Et là - ô surprise, qui nous attend ? Une effigie en cire de Yayoi Kusama, vêtue d’une tunique rouge à gros pois blancs. Cette figure (grandeur nature ou à peu près) fut créée en 2012 lors d’une collaboration de l’artiste pour une vitrine de Louis Vuitton. - Celle-ci a donc aujourd’hui changé « de vitrine » et se retrouve dans une vitrine élargie : celle d’une Foire d’art contemporain.
Yayoi Kusama, « la reine des pois ».
(Collaboration avec Louis Vuitton 2012).
Photo ©FDM 2022.

Immuable. Hiératique, Yayoi Kusama semble ainsi veiller sur le destin et la transformation et de l’art et des foires qui lui sont consacrées. Les sacs qui se trouvent derrière elle - sur le mur et dans le prolongement du cliché ici proposé - ressemblent à des sortes d’ex-votos (plutôt "onéreux") de l’actuelle société du luxe et de la consommation d’œuvres d’art, que chacun cherche à acquérir certes "au meilleur prix". Tout en sachant que pour « valoir », l’œuvre doit être (quelque part) « hors de prix ».

Site Paris+ par Art Basel

mardi 18 octobre 2022

DES CHOSES et / ou DES OBJETS.



Van Gogh. Duchamp. Le Pop Art.

Duchamp, en forme de ready-made, 2000

"L'être de l'étant" de la tatane de Van Gogh, 2011

"Hôtel des Amériques": Essai sur l'art américain, 1996


L’objet et la machine furent une des sections importantes de l’Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne (et contemporain) que je publiais en 1994 (Bordas, puis Larousse). Avec bien des ajouts dans les nouvelles éditions de l’ouvrage (la dernière remonte à 2017).

Les objets pullulent dans l’art moderne et contemporain. Les machines et les « choses » aussi (ce versant plus affectif - et plus flou, plus large, du monde des objets qui nous entourent).

Revenons sur trois livres - qui font part belle à l’objet ou à la chose. Chacun contient sa pelletée de succulences :

Roue de bicyclette, pelle à neige et porte-bouteille pour Duchamp. Sans oublier ces jeux de société et de physique amusante dont il fut si friand. L’œuvre de Duchamp n’est elle-même qu’un gigantesque ready-made dont il est si amusant de s’emparer.

Les objets présents dans les toiles de Van Gogh sont des objets souvent intimes et affectifs. Utilitaires aussi, comme ces godillots, ces chaussures, cette « tatane » dont van Gogh s’empare comme d’une nature morte… prête à décamper et s’ébranler dans les champs et sur le motif. C’est là « l’être de l’étant de la tatane de Van Gogh » : et l’histoire (plutôt rigolote) de ses avatars critiques (Heidegger, Derrida et Meyer-Schapiro).

Et enfin : les objets (poétiques et multiples) du pop art américain. Ce qui permet de les réunir tous à l’enseigne de l’Hôtel des Amériques. Des Boîtes de Joseph Cornell (encombrées de menus objets et signaux poétiques) aux objets démantibulés de Louise Nevelson (chaise, violon, volutes et planches de bois divers) jusqu’aux « natures mortes » peintes et sculptées sous forme de bas-reliefs par Georges Segal en passant par les humains ready-made du même Segal ou les objets de grande consommation d’Edmund Alleyn (et son projet de Musée de la Consommation).

A vos marques : partez chasser l’objet, la chose, l’élément bizarre, tendre ou navrant dont la contemplation, la caresse et le maniement vous réjouiront.

Quelle différences - me direz-vous entre « l’objet » et « la chose » ; entre « l’objet » et la « nature morte » ? — N’omettez pas de vous référer à votre dictionnaire. Celui-ci vous apprendra que les mots se réfèrent à des concepts qui évoluent et se transforment tout au long des siècles. Produit industriel et de série, l’objet duchampien se distingue donc de la nature morte des siècles antérieurs.

Quant au terme de « chose », son emploi est si divers, si large que l’on se demande quel aspect de notre environnement il pourrait ne pas recouvrir : « les Choses de la vie » (de Claude Sautet), le « Petit chose » (Alphonse Daudet), les Mots et les choses (de Michel Foucault), Ou Les Choses encore (de Georges Perec)…

Cela désigne toute cette « instrumentalité » ou ce simple « maniement affectif » qui - d’une manière ou d’une autre - accompagne et ponctue notre vie quotidienne : Une canne, une blague à tabac, un sac, un fruit, une roue de bicyclette ou une pelle à neige… Une boule de billard, un escargot ou un éventail. La liste est infinie et ne peut que se décliner « à la Borges » ou « à la Joseph Cornell » en optant pour un système (parfaitement aléatoire) de séries.

Nota-Bene : Je n’ai pas encore vu l’exposition du Louvre « LES CHOSES » mais, bien sûr, je vais aller à la rencontre de toutes ces « natures vives et mortes ».

Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain (Larousse, 2017).

lundi 10 octobre 2022

FRIDA KAHLO. L’Icône aux Ex-Votos.

Affiche de l’exposition au Palais Galliera.
Photo Toni Frissell. Vogue US, 1937. DR.


FRIDA KAHLO au delà des apparences.
Palais Galliera, Paris.
Du 15/09/2022 au 05/03/2023.

À la mort de Frida Kahlo, en 1954, son compagnon, Diego Rivera, fit sceller la chambre et la salle de bains de celle-ci. C’est une partie de ces objets, souvenirs, photographies et documents qui sont aujourd’hui exposés au Musée Galliera, dévoilant la part intime et très riche de celle qui - de son vivant déjà - avait tout d’une icône.

Atteinte dès l’enfance par une poliomyélite qui la laissera estropiée d’une jambe, elle sera victime d’un grave accident dû à le rencontre d’une cariole et d’un tramway. Elle ne se remettra jamais de ce drame et connaîtra le cycle infernal des opérations, aggravations, rechutes. Elle subit de longues hospitalisations et doit fréquemment rester couchée.

Elle se met à la peinture : sa mère lui aménage un lit doté d’un miroir dans le ciel de son baldaquin. Frida peut ainsi voir ce qu’elle peint. D’où le grand nombre de ses Autoportraits et le fait qu’elle se mette à peindre les corsets de plâtre que la médecine lui impose.

Corsets et prothèses sont présents dans l’exposition, projetant une vision terrible de ce que fut sa vie. Celle-ci toutefois ne sombre pas dans la tristesse ou la neurasthénie. Frida se pare, se costume, apporte un soin méticuleux à son apparence. Son élégance et sa beauté font d’elle une figure rayonnante.

Elle emprunte les robes, les châles richement colorés de la région de Tehuantepec, se pare les cheveux de fleurs multicolores, confectionne de précieux colliers à l’aide de perles et de matériaux anciens. Elle s’entoure ainsi, comme d’une bulle ou d’un cocon, de matières, de couleurs, de beauté et d’artifices.

Autobiographique, son œuvre peinte fait la part belle à une vision iconique. Frida compose son personnage et transforme sa vie en une cruelle mais triomphante Saga. Elle y raconte et y expose les avatars de son couple avec Diego Rivera, peintre de fresques qui fut, lui aussi, un personnage haut en couleurs.

Frida collectionne les ex-votos, ces tableautins qui illustrent les accidents et les peines de la vie ordinaire : celle du petit peuple qui cherche à se protéger du sort ou à remercier la vierge pour sa protection contre les coups du sort. Ces illustrations poétiques et populaires sont parfois modifiées par Frida pour lui permettre de coller avec le récit de sa propre vie. Comme cet accident de tramway qui faillit lui coûter le vie et la laissa handicapée (cf. Illustration).

Ex-Voto modifié par Frida Kahlo.
©Diego Rivera et Frida Kahlo archives.


La dimension religieuse des ex-votos laisse place à une conduite de récit qui accorde aux expressions populaires une place de choix. Révolutionnaire et féministe, avant-gardiste, Frida ancre son art au plus profond des cultures populaires mexicaines.

Maladies, peines, accidents de la vie, ce récit est cruel. Et présenté par Frida de manière crue et directe. D’où les effets de censure auxquels elle va être confrontée. La reconnaissance de son œuvre sera - pour l’essentiel - posthume. Son personnage, par contre, laissera une empreinte profonde.

L’exposition abonde en documents, en particulier photographiques, qui informent sur les voyages (Chicago, New York, Paris, etc.) du couple Diego/Frida ainsi que sur les nombreuses rencontres qu’ils firent, des multiples personnages (André Breton, Trotski, Dora Maar, Jacqueline Lamba, etc.) qui se mêlèrent à leurs vie.

Frida Kahlo révélant son corset peint.
(Florence Arquin, autour de 1951). DR Collection privée.
©Diego Rivera et Frida Kahlo archives.