Le Centre Pompidou-Metz (dont les programmations ont toujours été remarquables) réunit actuellement deux figures dont il était légitime qu’elles se croisent à un moment donné, tant les liens entre ces deux personnages de la scène culturelle furent significatifs. Nés à 6 ans d’intervalle, André Masson (artiste et peintre, 1896-1987) et Jacques Lacan (psychanalyste) 1901-1981 n’eurent pas le même rapport à la guerre de 14-18.
Trop jeune pour être enrôlé, Lacan ne connut pas les horreurs de la grande guerre, que Masson vécut, lui, de manière directe en étant blessé sur le front, rapatrié sur l’arrière et interné un temps en hôpital psychiatrique.
Les liens entre les deux personnages sont d’abord pour une part largement « familiaux ». Ami de Georges Bataille et familier de Lacan, Masson était marié à Rose Maklès, sœur de Bianca, (épouse de Théodore Fraenkel, médecin proche des dadaïstes et des surréalistes), de Simone (épouse de Jean Piel, philosophe, écrivain et longtemps directeur des Editions de Minuit) et de Sylvia (qui fut l’épouse de Bataille avant de devenir la compagne puis l’épouse de Lacan).
Un noyau s’était ainsi formé ayant pour centre d’intérêt l’œuvre sulfureuse de Georges Bataille que Masson illustrera à plusieurs reprises (Histoire de l’Œil, l’Anus solaire, etc…). On comprend que Lacan en soit venu à demander à son ami peintre la réalisation d’un panneau permettant de « recouvrir » et masquer le fameux tableau de L’Origine du monde de Courbet, acheté par Lacan et sa compagne en 1955. - Les deux « tableaux » figurent dans l’exposition Lacan - pour le plaisir et la curiosité des visiteurs et visiteuses.
Le trauma vécu, en 1917, par Masson sur le front et l’expérience psychiatrique qui s’ensuivit dans les centres de Maison Blanche et de Ville-Évrard, exacerbèrent assurément sa propension à vivre des états limites - inconscients et subconscients. Son passage par le surréalisme ainsi que le compagnonnage tumultueux avec Breton ont très tôt ancré l’œuvre du peintre du côté d’une plongée dans les bas-fonds psychiques.
André Masson, Louis Aragon, 1924,
dessin à l'encre sur papier.
Collecttion particulière
©Adagp, 2023. ©Galerie Nathalie Seroussi.
Sur le plan de l’automatisme, il précède les recherches de Breton et d’Éluard sur l’écriture automatique, le puissant trauma de la guerre de 14-18 ayant joué un rôle fondateur dans le cas du dessin automatique, celui-ci apparaissant comme le développement - ultra-rapide et d’un seul tenant - d’une énergie accumulée et longtemps bloquée.
Les deux expositions - LACAN et MASSON - se chevauchent et s’interpénètrent donc de manière fort intéressante. Elles n’en conservent pas moins chacune une spécificité et une forme de puissance singulière. Il s’agit dans les deux cas de fortes propositions qui ne peuvent laisser le visiteur indifférent.
André Masson, Mon portrait au torrent,1945,
Encre de Chine sur papier. Centre Pompidou, Paris
©Adagp, Paris, 2023. Photo ©Philippe Migeat,
Centre Pompidou, MNAM/CCI/Dist. RMN-G.
ANDRÉ MASSON
Cette rétrospective André MASSON est un événement que beaucoup attendaient depuis longtemps. C’est un succès. Prenant comme fil conducteur, le double thème de la rébellion et des guerres auxquelles le peintre s’est toute sa vie opposé, l’œuvre s’est construite autour de quelques lignes de force : la puissance du désir et l’énergie vitale ; la rébellion constante et partagée (avec ses amis artistes) contre les institutions, les états guerriers (Franco, etc.) et les censures, un sens du mouvement et de la métamorphose aiguisé et puissant.
La reconstitution d’une partie de la bibliothèque d’André Masson, est un point d’orgue parfaitement opératoire dans le parcours même de l’exposition; on y retrouve (autour de la question de ses lectures - Baudelaire, Nietzsche, etc.-…) et des nombreux livres d’écrivains illustrés par Masson lui-même (Artaud, Sade, Bataille, Aragon, etc.) ce sens d’une ligne sinueuse, fulgurante et mouvementée.
Van Gogh disait peindre « dans le vent ». Profondément marqué par ses lectures (Héraclite, Nietzsche, etc.), Masson peint et dessine « dans le torrent » et la métamorphose. « Tout coule. Le monde est en perpétuel devenir ».
Les aléas de la ligne et du vent, des eaux et des courants d’air sont ceux-là mêmes de ces oiseaux qui parcourent de leur sillage la ligne automatique. Les flammèches de sa peinture, les circonvolutions du feu, du désir et des signes, tout cela épouse les mille et un plis et changements d’orientation des lignes.
René Magritte, Le Faux miroir, 1928,
huile sur toile. New York; Le MOMA
©ADAGP, Paris 2023. The Museum of Modern Art.
LACAN
Il s’agit ici de la première « exposition » consacrée à la figure de Jacques Lacan, psychanalyste et homme de culture qui n’a cessé de « jouer » avec les images et le système même de l’art ; il fut aussi collectionneur, notamment du fameux tableau de Courbet, L’Origine du monde. »
Réalisée sous le commissariat de Marie-Laure Bernadac et de Bernard Marcadé, cette exposition est une grande réussite. Et l’on ne saurait trop féliciter Chiara Parisi (Directrice du Centre Pompidou-Metz) d’avoir permis à ces deux fortes expositions de se rencontrer.
Le Caravage, Narcisse, 1594-1496,
huile sur toile. Palais Barberini, Rome, Italie.
Photo ©SCALA/Dist. Grand Palais/RMN.
Le « stade du miroir »joue, chez Lacan, un rôle fondateur dans l’histoire de la psyché. L’être humain se rencontre « comme autre » et comme « son propre congénère » par le truchement d’une image (eau, miroir, reflet) qui lui fait prendre conscience de son identité.
Les jeux de miroirs de René Magritte (Le Faux miroir, 1928), les ciels et les nuages en trompe-l’œil de Latifa Echkach (La Dépossession, 2014), apparaissent comme des sortes de cadres parfaits pour comprendre toute l’ambiguïté du rapport de Lacan à cette autre ambiguïté que recèle toute image.
« L’art nous dit-on, rencontre ici la psychanalyse ». Ou bien : est-ce la psychanalyse qui rencontre l’art et cherche à s’en dépêtrer… Il y a là une sorte de triple procédure, sournoise, rusée : l’ambiguïté, le langage, l’être au monde, au sexe et au corps…
On s’inscrit dans la plasticité, la métamorphose et la dérive des jeux de mots. — Lacan donc est-il sérieux ? N’est-on pas en permanence dans le trompe-l’œil et le malentendu : le Sinthome et les « noms du père » errent.
Je le sais bien, moi qui porte ce si curieux patronyme ou « Nom du Père », qui est celui de la Mère. Et pas de n’importe quelle mère puisque ce serait celle de « dieu ». - Cela en tout cas a toujours fait rire les Japonais, que je croisais au fil des ans et des colloques et qui n’ont pas de « Dieu unique », mais une ribambelle de « Kamis », esprits des lieux et des choses inexorablement déclinés au pluriel.
Lacan s’est, en tout cas, bien exporté au Japon. Gageons que les lignes enamourées des dessins d’André Masson y rejoignent la secrète calligraphie du Pays du Soleil levant…
Pour approfondir :
Communiqué de presse André Masson
Communiqué de presse Lacan
Livre : André Masson, les dessins automatiques
Trop jeune pour être enrôlé, Lacan ne connut pas les horreurs de la grande guerre, que Masson vécut, lui, de manière directe en étant blessé sur le front, rapatrié sur l’arrière et interné un temps en hôpital psychiatrique.
Les liens entre les deux personnages sont d’abord pour une part largement « familiaux ». Ami de Georges Bataille et familier de Lacan, Masson était marié à Rose Maklès, sœur de Bianca, (épouse de Théodore Fraenkel, médecin proche des dadaïstes et des surréalistes), de Simone (épouse de Jean Piel, philosophe, écrivain et longtemps directeur des Editions de Minuit) et de Sylvia (qui fut l’épouse de Bataille avant de devenir la compagne puis l’épouse de Lacan).
Un noyau s’était ainsi formé ayant pour centre d’intérêt l’œuvre sulfureuse de Georges Bataille que Masson illustrera à plusieurs reprises (Histoire de l’Œil, l’Anus solaire, etc…). On comprend que Lacan en soit venu à demander à son ami peintre la réalisation d’un panneau permettant de « recouvrir » et masquer le fameux tableau de L’Origine du monde de Courbet, acheté par Lacan et sa compagne en 1955. - Les deux « tableaux » figurent dans l’exposition Lacan - pour le plaisir et la curiosité des visiteurs et visiteuses.
Le trauma vécu, en 1917, par Masson sur le front et l’expérience psychiatrique qui s’ensuivit dans les centres de Maison Blanche et de Ville-Évrard, exacerbèrent assurément sa propension à vivre des états limites - inconscients et subconscients. Son passage par le surréalisme ainsi que le compagnonnage tumultueux avec Breton ont très tôt ancré l’œuvre du peintre du côté d’une plongée dans les bas-fonds psychiques.
dessin à l'encre sur papier.
Collecttion particulière
©Adagp, 2023. ©Galerie Nathalie Seroussi.
Sur le plan de l’automatisme, il précède les recherches de Breton et d’Éluard sur l’écriture automatique, le puissant trauma de la guerre de 14-18 ayant joué un rôle fondateur dans le cas du dessin automatique, celui-ci apparaissant comme le développement - ultra-rapide et d’un seul tenant - d’une énergie accumulée et longtemps bloquée.
Les deux expositions - LACAN et MASSON - se chevauchent et s’interpénètrent donc de manière fort intéressante. Elles n’en conservent pas moins chacune une spécificité et une forme de puissance singulière. Il s’agit dans les deux cas de fortes propositions qui ne peuvent laisser le visiteur indifférent.
Encre de Chine sur papier. Centre Pompidou, Paris
©Adagp, Paris, 2023. Photo ©Philippe Migeat,
Centre Pompidou, MNAM/CCI/Dist. RMN-G.
Cette rétrospective André MASSON est un événement que beaucoup attendaient depuis longtemps. C’est un succès. Prenant comme fil conducteur, le double thème de la rébellion et des guerres auxquelles le peintre s’est toute sa vie opposé, l’œuvre s’est construite autour de quelques lignes de force : la puissance du désir et l’énergie vitale ; la rébellion constante et partagée (avec ses amis artistes) contre les institutions, les états guerriers (Franco, etc.) et les censures, un sens du mouvement et de la métamorphose aiguisé et puissant.
La reconstitution d’une partie de la bibliothèque d’André Masson, est un point d’orgue parfaitement opératoire dans le parcours même de l’exposition; on y retrouve (autour de la question de ses lectures - Baudelaire, Nietzsche, etc.-…) et des nombreux livres d’écrivains illustrés par Masson lui-même (Artaud, Sade, Bataille, Aragon, etc.) ce sens d’une ligne sinueuse, fulgurante et mouvementée.
Van Gogh disait peindre « dans le vent ». Profondément marqué par ses lectures (Héraclite, Nietzsche, etc.), Masson peint et dessine « dans le torrent » et la métamorphose. « Tout coule. Le monde est en perpétuel devenir ».
Les aléas de la ligne et du vent, des eaux et des courants d’air sont ceux-là mêmes de ces oiseaux qui parcourent de leur sillage la ligne automatique. Les flammèches de sa peinture, les circonvolutions du feu, du désir et des signes, tout cela épouse les mille et un plis et changements d’orientation des lignes.
huile sur toile. New York; Le MOMA
©ADAGP, Paris 2023. The Museum of Modern Art.
Il s’agit ici de la première « exposition » consacrée à la figure de Jacques Lacan, psychanalyste et homme de culture qui n’a cessé de « jouer » avec les images et le système même de l’art ; il fut aussi collectionneur, notamment du fameux tableau de Courbet, L’Origine du monde. »
Réalisée sous le commissariat de Marie-Laure Bernadac et de Bernard Marcadé, cette exposition est une grande réussite. Et l’on ne saurait trop féliciter Chiara Parisi (Directrice du Centre Pompidou-Metz) d’avoir permis à ces deux fortes expositions de se rencontrer.
huile sur toile. Palais Barberini, Rome, Italie.
Photo ©SCALA/Dist. Grand Palais/RMN.
Le « stade du miroir »joue, chez Lacan, un rôle fondateur dans l’histoire de la psyché. L’être humain se rencontre « comme autre » et comme « son propre congénère » par le truchement d’une image (eau, miroir, reflet) qui lui fait prendre conscience de son identité.
Les jeux de miroirs de René Magritte (Le Faux miroir, 1928), les ciels et les nuages en trompe-l’œil de Latifa Echkach (La Dépossession, 2014), apparaissent comme des sortes de cadres parfaits pour comprendre toute l’ambiguïté du rapport de Lacan à cette autre ambiguïté que recèle toute image.
« L’art nous dit-on, rencontre ici la psychanalyse ». Ou bien : est-ce la psychanalyse qui rencontre l’art et cherche à s’en dépêtrer… Il y a là une sorte de triple procédure, sournoise, rusée : l’ambiguïté, le langage, l’être au monde, au sexe et au corps…
On s’inscrit dans la plasticité, la métamorphose et la dérive des jeux de mots. — Lacan donc est-il sérieux ? N’est-on pas en permanence dans le trompe-l’œil et le malentendu : le Sinthome et les « noms du père » errent.
Je le sais bien, moi qui porte ce si curieux patronyme ou « Nom du Père », qui est celui de la Mère. Et pas de n’importe quelle mère puisque ce serait celle de « dieu ». - Cela en tout cas a toujours fait rire les Japonais, que je croisais au fil des ans et des colloques et qui n’ont pas de « Dieu unique », mais une ribambelle de « Kamis », esprits des lieux et des choses inexorablement déclinés au pluriel.
Lacan s’est, en tout cas, bien exporté au Japon. Gageons que les lignes enamourées des dessins d’André Masson y rejoignent la secrète calligraphie du Pays du Soleil levant…
Communiqué de presse André Masson
Communiqué de presse Lacan
Livre : André Masson, les dessins automatiques
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