lundi 24 mai 2010

OMAHA BEACH. CIMETIÈRE AMÉRICAIN DE COLLEVILLE SUR MER.

Photographie ©FDM.

Les cimetières sont faits pour la contemplation des vivants. Le cimetière juif de Prague, aux tombes si serrées qu'elles en poussent de travers, les cimetières de gazon, les croix celtiques irlandaises, l'îlot des morts de San Michele à Venise sont autant d'images indélébiles.

Plus proche du cimetière marin de Paul Valéry (sans doute parce qu'il jouxte la mer...), le cimetière américain de Colleville sur mer est un lieu surprenant. Au sens littéral du terme, parce que l'immensité prend d'emblée le visiteur à la gorge. Cette immensité s'indéfinie à l'horizon, rejoignant le ciel et la mer.

On n'est plus dans le petit cimetière de Sète, immortalisé par Valéry. On a changé d'échelle. - 9387 corps reposent à proximité d'Omaha Beach, dont 307 inconnus et 4 femmes. La précision des chiffres y est chose étrange. Comme si le fait de prononcer un chiffre, d'aligner ce que l'on nomme une « exactitude » permettait ou d'annuler le drame ou (plus simplement) de le maîtriser.

Ici eut lieu, durant la deuxième guerre mondiale, un carnage. Une boucherie. Le cimetière n'est plus, a contrario, qu'une épure. D'une extrême rigueur esthétique.

Les croix de marbre - croix latines ponctuées de quelques étoiles de David -, ces croix sont d'une infinie blancheur.

Tout est abstrait. Rigoureux. Parfait.

Et l'on apprécie jusqu'à ce léger vallonnement qui précipite dans la mer la perspective formée par la ligne de crête des croix.

Le sens esthétique tient lieu ici de mémoire.

jeudi 20 mai 2010

LES BOÎTES VIDES ET LES ESPACES MILLIMÉTRÉS DE LAURENT JAFFRENNOU.

Sans Titre.

Des boîtes vides. Des boîtes à la Joseph Cornell. D'où Cornell se serait échappé. Abandonnant les étoiles, les mappemondes, les figurines de papier et les fragments de verre entassés là un peu au hasard.

De la boîte, ne subsiste plus que la structure. L'ossature. Le volume. Les lignes de force. Tout le reste a disparu ou bien s'est tu.

D'autres œuvres de papier alignent des lignes, des pliures, des calques et des transparences. Ou bien superposent pliures et transparences.

Tout se passe comme si le vide était lui-même pesé, architecturé. Et précisément délinéé.

Décliné de manière graphique. Par l'association d'éléments menus. Fragiles. - C'est ainsi l'ombre du papier qui accentue le pli sur la toile.

Quant au papier millimétré, il souligne de son obsédante régularité l'incertaine géométrie du tout.

Car les éléments en jeu (lignes, figures géométriques, espace de la ligne ou de la feuille, limites de la toile) peuvent à tout moment basculer... et les lignes s'embuer.

Face à un dessin menacé d'apesanteur, Laurent Jaffrennou multiplie (comme autant de toiles d'araignées) les échafaudages, les armatures et les filins de la ligne.

Galerie Christophe Gaillard. 11 mai - 12 juin 2010.

mardi 18 mai 2010

ARTAUD, VAN GOGH, JOEY STARR ET LA CONTRE-CULTURE.

« Cette lecture a eu lieu ce soir vendredi 18 juillet 1947 et parfois j'y ai comme frôlé l'ouverture de mon ton de cœur.
Il m'aurait fallu chier le sang par le nombril pour arriver à ce que je veux.
3/4 d'heure de frappe avec le tisonnier sur le même point, par exemple en buvant de temps en temps. »
(Antonin Artaud, Quarto-1548)

L'existence posthume d'un poète maudit regorge d'aventures, d'avatars et de rebondissements. Mai 68 déjà avait pris pour oriflamme les propos enfiévrés et l'anarchisme du Mômo. Le Butô, danse des ténèbres surgie au Japon dans le sillage de la deuxième guerre mondiale et de la catastrophe d'Hiroshima, s'était reconnu dans la gestuelle et les postures déjantées d'Artaud.

Figure emblématique du Rap, Joey Starr trouve lui aussi sur son parcours les œuvres du Mômo. L'anarchisme radical du poète, la fulgurance de ses écrits sur Van Gogh, la diction si particulière de Pour en finir avec le Jugement de dieu, tout cela entre en résonance (de façon certes disjointe et décalée, mais de manière forte) avec la propre vie et l'œuvre du rappeur.

Antonin Artaud et Joey Starr (alias Didier Morville) ont évolué dans des contextes culturels et sociaux très différents. Enfant des banlieues au parcours chaotique, Joey Starr est aujourd'hui un rappeur reconnu. Issu de la moyenne bourgeoisie marseillaise, choyé dans son enfance, élevé dans une bonne institution catholique, Antonin Artaud fréquente ensuite la fine fleur du milieu littéraire, théâtral et cinématographique des années 1920-1930 : le surréalisme, la N.R.F., Dullin, Jouvet, Pitoeff, Carl Dreyer, Abel Gance, André Gide, etc.

À la pointe de tous les courants avant-gardistes, le Mômo reste toutefois en marge de toutes les institutions. Ce qui l'exclut de fait de la société et le conduit peu à peu dans les arcanes de la dérive asilaire. 9 années d'internement psychiatrique marqueront d'une indélébile empreinte son parcours.

Artaud, Van Gogh et Joey Starr sont-ils de semblables « suicidés de la société » ? Évidemment non ! Et l'on perçoit, à l'écoute de l'interview qu'Arte lui a consacrée, que Joey Starr en est parfaitement conscient.

Ils se rejoignent dans un certain sens de l'écorchure et le franchissement des limites que la société impose à ses membres. Ils partagent encore certaines affinités, rythmiques, musicales, vocales.

Certains textes d'Artaud, ses glossolalies ainsi que les scansions brutales de ses derniers écrits sont assurément faits pour être rythmés, rappés, hurlés.

Le Mômo ne scandait-il pas ses poèmes à haute voix en martelant frénétiquement un billot de bois !

À quand donc un texte d'Artaud rappé, hurlé, chanté et modulé par Joey Starr ?

« Il y avait du fulminate
du volcan mûr,
de la pierre de transe,
de la patience,
du bubon,
de la tumeur cuite,
de l'escharre d'écorché
. »
(Antonin Artaud, Sur Van Gogh...)

Joey Starr dans Giordano Hebdo

Livre : Antonin Artaud, Portraits et Gris-Gris

vendredi 7 mai 2010

GEORG BASELITZ, SCULPTURES : LES GÉANTS SONT DE RETOUR.

Taillés à la serpe et à la tronçonneuse dans de massifs billots de bois, deux GÉANTS nous attendent sous la verrière de la Galerie Taddaeus Ropac.

Partiellement et par à coups ripolinées de bleu - d'un certain bleu, très clair et très vif, l'équivalent d'un bleu layette porté à son apogée -, les deux figures de bois blond sont assises. Leur chef est surmonté d'une de ces « casquettes » ou coiffes « cubiques » qu'affectionne Baselitz. Un mot figure au front de ces coiffures : ZÉRO. Terme que l'on pourra interpréter au gré de ces humeurs et références nomades qui ponctuent l'histoire de l'art...

Attardons nous plutôt sur le singulier impact de ces sculptures monumentales. Elles ne sont point polies, amoureusement poncées et faites pour la caresse. Bien au contraire. Ce sont des totems ou des sculptures raboteuses et guerrières, bardées d'échardes. Qui conservent les nœuds du bois, les anfractuosités et les fractures du matériau.

Rien de lisse donc. C'est une sculpture de moine-soldat. Une sculpture de combat avec les forces et les puissances du matériau. Les marques du travail de l'artiste sont pesamment inscrites dans l'épaisseur même du bloc.

Galerie Taddaeus Ropac, Paris, 24 avril-29 mai 2010.