jeudi 18 décembre 2014

JEFF KOONS. Inoxydable.

Vue d'exposition. Centre Pompidou.
Décembre 2014. Ph ©FDM.

"INOXYDABLE : adjectif et nom masculin.
* Se dit d'un métal ou d'un alliage remarquable par sa résistance à l'oxydation. (Les alliages inoxydables, surtout employés dans les industries chimique, aéronautique, navale et en coutellerie, sont constitués de 13 à 18% de chrome, éventuellement additionné de nickel.)
* Que rien ne peut altérer; qui est immuable : Une réputation inoxydable.
"
(Dictionnaire Larousse)

Brillance. Miroirs. Reflets. - Prolongeant l'aventure du pop art américain des années 1960-1980, Jeff Koons impose aujourd'hui sa marque esthétique et financière sur toute une part du monde de l'art - monde des collectionneurs, des galeristes, des maisons de vente et des musées qui (désormais) prennent le relais du business de l'art.

Tout brille et reluit dans ce monde qui - contre vents et marées et sous la forme d'un DENI de réalité (TOUT VA-T-IL SI BIEN EN CE MONDE ? Mais le déni de réalité n'a-t-il pas toujours été une des facettes irréductibles du monde de l'art ?) - travaille dans le clinquant, le kitch et le ludique.

"ENJOY" : le monde est une BD nous dit en souriant l'auteur du Balloon Dog. Cet univers est clean et chromé. Inoxydable et paré contre toute forme de corruption. La critique elle-même (cette fameuse critique d'ART qui ne cesse de courir après ses propres fantasmes et fantômes) alimente et nourrit la légende.

Haine et crachats de la critique : tout glisse sur les surfaces chromées. Les parois luisantes absorbent votre silhouette (et vos discours) à la façon d'un miroir. Votre image y est certes rapetissée, déformée, un brin rabougrie. Mais votre reflet aura eu l'inestimable impression d'appartenir quelques instants à l'œuvre pharaonique la plus chère du moment…

Trompe-l'œil, direz-vous. Attrape-nigauds et fariboles. - Le trompe-l'œil (et les fameux raisins de Zeuxis) sont, rappelons-le, à la source et origine de l'art occidental. Tout s'y est joué dans l'apparence et l'illusion.

ACIER. CHROME. NICKEL. - Les matériaux de Koons sont là pour nous rappeler la persistance de la facticité de l'illusion artistique. Ces œuvres, dont on a le sentiment qu'elles sont (comme les ballons de nos enfances) gonflables et donc perçables et en puissance de détumescence, sont de fait lourdes et en acier bien solide. Polies. Nickelées. - Et donc : immuables. Inamovibles. - Le ballon ne s'envolera pas.

QUID, maintenant, de l'essence de l'art ? On se trouve au cœur d'une des contradictions (et apories) de l'art contemporain : celle de la VALEUR de l'œuvre. ÉSTHETIQUE et/ou FINANCIÈRE. Affaire de goût ou de finances, de plaisir ou de pouvoir. - La question (qui n'est pas neuve) n'est, bien sûr, pas tranchée. Elle se trouve juste POSÉE. Et comme EXACERBÉE.

Histoire matérielle et immatérielle, édition de 2008.

samedi 13 décembre 2014

CASTELLUCCI. Le sacre de la poussière.

Romeo Castellucci, Le Sacre du printemps, ph. DR.

Grande Halle de la Villette.
Décembre 2014.

"… j'ai eu l'idée de faire danser de la poussière. Il s'agit de briser, d'atomiser les danseurs. Mais la danse reste là. Les mouvements, les pirouettes, les figures les plus traditionnelles de la danse sont exprimés à travers la poussière." (Romeo Castellucci, Entretien, mars 2014)

La poussière est entrée depuis longtemps dans le grand arsenal des arts plastiques. De l'élevage de poussière sur le Verre de Marcel Duchamp (photographié par Man Ray) au réemploi par Francis Bacon de la poussière de son atelier dans la palette (infinie) de ses gris, la poussière - cette matière sournoise, impondérable, et qui se décline en de multiples grains et coloris - a acquis droit de cité dans le champ de l'art moderne.

Transgressant les frontières et les genres, il revenait à Romeo Castellucci de révéler l'essentiel de la puissance théâtrale de la poussière. De sa grâce chorégraphique. - Le puissant dispositif mécanique imaginé par notre metteur en scène pulse, crache, éjecte, tisse, tresse, emmêle ou (tout simplement) laisse couler cette poussière d'os calcinés dont il s'empare ici comme du plus symbolique et du plus esthétique des matériaux.

Nous autres, visiteurs et récepteurs de l'œuvre, demeurons à l'abri derrière la rigide paroi transparente qui nous isole de la scène, du chœur, de l'abattoir et machinerie où tout se joue. Les tubes et orifices du dispositif crachent des projections de poussière comme encrées de noir, laissent filer de blanches ondulations, enlacent de longs rubans de matière fine…

Le danseur, l'humain a disparu… Il n'est plus là que par le truchement de ces pas, ces rythmes, ces entrelacs et vibrations d'une matière qui se délite ou se renforce au gré de la musique d'Igor Stravinsky, de l'électricité dégagée par les sons, les dissonnances, les stridences…. du Sacre du printemps (1913).

Castellucci pulvérise la scène théâtrale, entraîne la dissolution de toute chorégraphie. Le théâtre, la danse entrent dans le jeu de la PERFORMANCE, de l'aléa, certes programmé mais dont la grâce et la folle précision évoquent les esquisses de la peinture chinoise soufflée, pulvérisée… crachée sur un support.

Castellucci nous introduit au cœur d'une bulle. Graphique, atomique, pulvérisée.

La deuxième partie de l'œuvre - qui fait intervenir des humains en combinaisons étanches, à la façon de fossoyeurs de l'ère atomique - est presque de trop qui nous ramène à la réalité (fantômale certes, mais "insistante") de l'atome, de la calcination (fine, si fine) d'une poudre d'os animale qui rappelle d'autres abattoirs et d'autres calcinations (humaines celles-là). - Mais nous le savions, nous l'avions compris dès les premières "images" ou "presque images" ou filigranes de ce spectacle qui franchit toutes les limites du genre. - De Nijinski et des figures initiales, il ne reste que de la poudre d'os…

Cette danse de très fines particules est une danse de vie et de mort, un macabre fertilisant. C'est le Sacre du printemps. De ces printemps du monde qui n'en finissent pas de succéder à la mort des longs hivers - naturels, saisonniers, mais aussi (et sans doute au premier chef) historiques et sociologiques.

Entretien avec Castellucci

jeudi 4 décembre 2014

Fou. Fou. Fou. HOKUSAI.

Hokusai. Mont Fuji Rouge. Vers 1830. DR.

Né sur les rives de la Sumida, à proximité d'Edo, Hokusai (1760-1849) eut de multiples vies et quantité de noms sous lesquels il signa une œuvre protéiforme qui demeure une merveille absolue.

Impossible de résister à la puissance, l'élégance et l'humour, à la virtuosité de ses dessins. Nul comme lui n'a su maîtriser les aléas et circonvolutions, les accents et déclinaisons de la ligne. L'art nouveau européen en portera la marque indélébile.

Ce trait incomparable soutient une œuvre immensément riche sur les plans artistique et ethnographique. Ses célèbres estampes (comme Les trente six vues du Mont Fuji) et les milliers de croquis de ses mangas (15 cahiers de croquis publiés en 1814 et 1878) offrent un panorama de choix sur le Japon du XIXe siècle.

Faune, flore, mœurs du petit monde d'Edo et des différentes couches de la population. Sans oublier les techniques, les petits métiers et la peinture - précise, si précise - des façons d'être et de vivre du monde humain, animal… et végétal. Car la nature japonaise est une nature animée, peuplée de ces fameux "kamis", esprits ou dieux issus du shintoisme, qui rendent si troublante, si "flottante", l'appréhension de la civilisation japonaise.

L'œuvre d'Hokusai est un Monde. Foisonnant. Poétique. Précis et détaillé. Synthétique jusqu'à la perfection. — C'est assez dire que la très riche exposition du Grand Palais est un événement à ne rater sous aucun prétexte.

J'avais pu voir le premier volet de ce cérémonial présenté en deux temps (pour cause de fragilité des œuvres exposées). Je vais, comme beaucoup, me précipiter pour voir ce deuxième volet, partiellement renouvelé. Et me plonger dans les mille et une merveilles de ce fou (et plus que fou) de dessin.

PS. Se munir de patience (l'exposition est très courue) et de bonnes lunettes. Tant de choses sont dans le détail, l'extrême détail…, le pli et le repli de la ligne.

"Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner les formes des objets. Vers l’âge de cinquante ans, j’ai publié une infinité de dessins ; mais je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans. C’est à l’âge de soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la forme et la nature vraie des oiseaux, des poissons, des plantes, etc. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses ; à cent, je serai décidément parvenu à un état supérieur, indéfinissable, et à l’âge de cent dix, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens parole. Ecrit, à l’âge de soixante-quinze ans, par moi, autrefois Hokusai, aujourd’hui Gakyo Rojin, le vieillard fou de dessin."

Hokusai (dont le nom ferait référence à l'étoile polaire) disparaît de cette terre pour rejoindre les étoiles à l'âge de 89 ans.

Hokusai au Grand Palais
Du 01 Octobre 2014 au 18 Janvier 2015


Exposition à la BNF en 2008

Hokusai. Denshin Kaishu. 1817. DR.

dimanche 30 novembre 2014

"INSIDE". Palais de Tokyo.

Mark Manders, Installation (détail). Photo FDM 2014.

Palais de Tokyo.
20 octobre 2014/11 janvier 2015.
Exposition collective sous forme de parcours.

De chambre en chambre, d’installation en installation, de couloir en couloirs et escaliers, il y a comme une vraie continuité. L’ensemble des œuvres se découvre au sein d’une longue itinérance, ponctuée de la découverte de mondes très divers et très riches. – À ce niveau-là, c’est une réussite.

On franchit d’abord le seuil d’une Forêt d’Eva Jospin (carton découpé et assemblé, 2012) pour se retrouver très vite au cœur de sculptures, d’architectures (Mike Nelson), de grands bâtis (Peter Buggenhout) et d’installations multimedias, distillant leurs ombres, leurs mouvements et leurs messages divers. Plus loin, ce seront des installations évoquant des sortes d’ateliers. Celle de Mark Manders dispose des figurines de plâtres (cheval, torse, visages antiques et sculptures semi-déconstruites) au centre de longues bâches ou pellicules transparentes. D’où des effets de flous, des formes et des visages embués.

Plus loin, en plein cœur d’une chambre noire, on se laissera dissoudre et perturber par un film de Christian Boltanski, L’Homme qui tousse (1969). — Le personnage n’en finit pas effectivement de tousser, de vomir et exsuder ses tripes, ses couleurs et ses formes. – Instant pénible et dissolvant.

Une vaste salle accueille plus loin l‘installation du new-yorkais Jesper Just (This Nameless Spectacle, 2011) Sur deux murs se faisant face, deux longs écrans panoramiques déploient un paysage animé, mouvant. Les deux projections dialoguent et se complètent. Assise sur un fauteuil roulant qu’elle manipule allègrement, une femme parcourt l’ensemble du paysage. La caméra subjective nous permet de suivre l'ensemble du panorama qu’elle visite. — En vis-à-vis, de l’autre côté, sur l’autre écran, un hommme la regarde, livrant la possibilité d’un autre point de vue sur une scène et une action qui se dégradent et déglinguent progressivement…

Ai-je bien vu ? Ma mémoire est-elle bonne ? Ai-je "reconstruit" l’ensemble ? Sans doute. Peut-être. — Ce sont là des questions qu’on ne peut manquer de se poser en essayant de se souvenir, de reconstruire le parcours d’une installation et – qui plus est ici – d’un ENSEMBLE d’installations. C’est bien là, aujourd’hui, le lot commun des visiteurs d’installations et amateurs de parcours multimedias, sensoriels et plastiques.

Au centre d’un couloir, une série de projections. Quelques vues fixes dont la succession peut se comprendre de manière narrative. — Comme un paysage encore : un environnement irisé, clinique. Une femme est agenouillée sur un léger piédestal. Sur ses côtés, deux brancards, blancs, sur lesquels reposent deux corps recouverts d’une sorte de drap funéraire. - Le carton nous apprend que l’artiste, d’origine thaïlandaise, Araya Rasdjarmrearnsook, témoigne ici de l’expérience qu’elle fit dans une morgue, en s’occupant de morts inconnus auxquels elle offrit lectures, chants, méditation.

À vous de découvrir, parcourir et réinventer les autres œuvres… dans les méandres du Palais de Tokyo…

Je terminerai, quant à moi, sur cette « maison d’eau » (Le Refuge) de Stéphane Thidet, dont j’avais déjà (il y a quelques années) apprécié un exemplaire lors d’une exposition à Toulouse. Il s’agit d’un simple chalet de bois, d’une maison qui ruisselle de l’intérieur (Inside) et de toutes parts, du sol au plafond. L’ensemble est sonore, harmonieux et franchement humide. Il pleut et pleut encore… et toujours…

Exposition INSIDE

Araya Rasdjarmrearnsook, Conversations I-III. Photo DR.

mardi 25 novembre 2014

LATIFA ECHAKHCH. L'air du temps.

Latifa Echakhch, L'Air du temps. Photo FDM, 2014.

Centre Pompidou.
8 octobre 2014-26 janvier 2015.
(Prix Marcel Duchamp 2013).

Jolie. Jolie. L'installation de Latifa Echakhch. Théâtrale juste ce qu'il faut. Poétique sans déborder dans le mélo. Nuageuse ou orageuse. Évidente. Soulignée simplement de quelques franges et bordures mémorielles : objets trempés dans une encre plus noire que noire.

Les nuages s'y amoncellent, moutonnent et emplissent un espace rectangulaire. Le paysage change : à l'aller, il est NOIR ; au retour, il est BLEU. Et lorsque vous vous arrêtez à mi-parcours, en contemplant les arêtes des praticables ou décors de "presque-théâtre" peints, vous êtes en plein artifice bleu et noir. Sur la tranche et sur la doublure même des mondes déclinés par Latifa Echakhch.

Le tout se dévide en deux temps et deux parcours. Noir ou bleu. Artifice et/ou réalité. Envers ou endroit. Haut et bas. Ciel ou terre.

Ces dualités sont (tout à la fois) réunies et désignées par les minces filins d'une pluie finement répétitive. - Heureuse promenade au pays de Latifa…

LATIFA ECHAKHCH - Works and projects

Latifa Echakhch, L'Air du temps. Photo FDM, 2014.

mardi 18 novembre 2014

SONIA DELAUNAY : Maillot de bain.

Costume de bain de Sonia Delaunay (1928).

De tous les vêtements réalisés par Sonia Delaunay, il en est un qui me réjouit particulièrement : ce "maillot" de bain tricoté main, moderne et d'avant-garde, qui date de 1928. Avec ses couleurs simultanées (rectangles rose saumon, triangles jaune d'or), ses formes zigzagantes (noires, blanche, beige, écrue) et son apparence si confortable.

Rien à voir avec les maillots qui suivront - en tissu, fibres, latex et divers caoutchoucs. Il s'agit là d'un maillot de laine tricotée. Chaud et douillet. - Les plus anciens se rappelleront de ces maillots qu'ils portaient sur les plages de leur enfance. La laine grattait un peu et faisait éponge lorsqu'elle était mouillée ; la fibre se détendait alors et le tout godait aux entournures. C'était l'un des charmes pervers de ces maillots fabriqués maison par la grand-mère ou la mère de famille.

Rien à voir non plus avec nos futurs bikinis, strings ou maillots à l'emporte-pièce. On comprend bien que ce maillot-ci serait plus conforme à la plastique de Laetitia Casta qu'à celle de la filiforme Twiggy des années 1960.

Le corps, au cœur de son enveloppe de laine, se loge (on le devine) aisément. — Aujourd'hui, sur les plages de Saint-Tropez, de Palavas-les-Flots ou de Copacabana, ce maillot apparaîtrait comme un brin ringard. En 1928, cependant, les "costumes de bain" de Sonia Delaunay représentaient le sommum du chic et de l'avant-garde et participaient de cette libération du corps de la femme, qui pointe son nez et sa chevelure de garçonne dans le mouvement des années folles.

Et pourtant : comme j'aurais aimé l'essayer ce maillot, et traverser (en son intime compagnie) les eaux de la piscine colorée de James Turrel.

lundi 10 novembre 2014

Couleurs DELAUNAY.

Robe-poème (1969). DR.

Quel plaisir de trouver - et retrouver Sonia Delaunay (1885-1979) dans ses œuvres et ses vagabondages, ses couleurs délurées, acidulées, contrastées, dynamiques.

Bien sûr, on est heureux de contempler ses grandes toiles rayonnantes, « simultanées », colorées et abstraites. Mais le fin du fin est de cheminer dans tous ces tissus, ces graphiques, ces lignes et ces objets de la vie quotidienne qu'elle a su, comme personne avant elle, entraîner dans le double mouvement de la quotidienneté, de la modernité.

Au hasard d'une vitrine, on se plaît à enfiler un somptueux manteau, de lainage et de feuilles automnales. Un peu plus loin, c'est une robe en zigzag et en noir et blanc qui se met à virevolter autour de votre silhouette. On terminera la promenade revêtue d'une de ces robes-poèmes qu'elle a su agrémenter de lettres, de mots déployés le long des manches, des coutures ou des ourlets.

La danse, le théâtre, le cinéma, la poésie, en un mot l'ensemble des autres arts, ont été habillés par elles de damiers, d'ocelles, de losanges, de cercles faussement (ou doublement) concentriques, de trapèzes, de zébrures et autres falbalas.

Rouges. Jaunes. Violets. Noirs. Blancs. Jade. Réséda. Sapin. Tilleul. Améthyste... Les couleurs, les matières, les formes s'offrent à la caresse des objets et ustensiles d'une vie menée sur le mode d'un allegro. D'un pizzicato. Ou d'une de ces flûtes traversières qui vous transportent et rendent mélodieux.

SONIA DELAUNAY. Les couleurs de l'abstraction
Musée d'art moderne de la ville de Paris
(17 octobre 2014-22 février 2015)


Le P'tit Parigot. Décors et costumes.1926. DR.

jeudi 30 octobre 2014

FIAC 2014. Des oiseaux, des mouches et le froissement du métal.

Claire Morgan, Folling Down 2014. Ph © FDM.

"Curieusement, je ne vois pas les mouches comme des animaux, mais comme des éléments." (Claire Morgan)

Les Foires, comme la FIAC, je les visite toujours de biais et de guingois, m'efforçant de happer l'écume de la rumeur qui - de stand en stand, d'œuvre en œuvre - véhicule une certaine histoire de l'art contemporain. L'air du temps. Le bruissement des relations sociales. L'art n'est nullement dégagé des contingences : toute foire est là pour le rappeler.

Personnage roi : le collectionneur. On le rencontre. On l'entend. On le pressent. Y compris celui dont on sait qu'il (ou plus rarement elle) a eu les honneurs d'une visite avant l'heure. Bien des jeux - d'échanges et financiers - sont déjà faits ou engagés.

Les galeristes ensuite, de stand en stand, se livrent à un certain jeu de la séduction. Misent sur la supposée incongruité de leurs poulains, sur les tensions, les écarts d'un accrochage (on s'en doute) très étudié.

Ma Galerie préférée, cette année : Karsten Greve. Pour la poésie de son accrochage. L'humour et la légereté des œuvres : Louise Bourgeois, Claire Morgan. Œuvres de femmes. Tricotées, tissées, délinéées dans l'espace. Éponge, laine, plumes, pistils de pissenlit, mouches et oiseaux taxidermisés. Part belle est faite à ces matériaux qui se travaillent, s'enfilent ou se tressent avec les mains, l'aiguille, le poinçon…. - Tout autour le vide… l'air… Du monde pourtant se presse tout autour.

Ailleurs : le plaisir de découvrir ou redécouvrir Chamberlain (une compression laiteuse, métallique et chromée), Kurt Schwitters (de minuscules collages), un autre collage de Jean Arp, les Allumettes de Raymond Hains, de très beaux Burri (troués, ROUGES et brûlés), deux Corps de Dames de Dubuffet : petits formats mais grands corps graphiques, étalés et aplatis autour de leur centre, en papillons, en flaques.

Je resterai sur l'installation de Claire Morgan : une arachnéenne vêture de mouches. Dentelle plus noire que noire, mais défaite et déliée, laissant apparaître en son cœur l'arc de cercle brun d'un rat ou d'un mulot empaillé. Animal de petite taille et qui n'est plus, au centre de la toile qu'un simple signe graphique.

Karsten Greve

FIAC 2014. Vue d'ensemble. Ph. © FDM.

lundi 27 octobre 2014

Les écrivains et la Grande Guerre : ARTAUD, BRETON, CÉLINE.

"Autour de Verdun". Un cantonnement. DR.

Conférence de Florence de Mèredieu,
auteur de "Antonin Artaud dans la guerre,
De Verdun à Hitler
", Blusson, 2013.

Maison du Patrimoine du Grand Troyes
Saint-Julien-les-Villas
Mercredi 29 octobre à 18H30 (entrée libre).

"Ma jeunesse - Mr le Major - je viens d'absorber du lait qui, j'espère, vous la fera paraître blanche." - Depuis vingt-trois mois, je prostitue ma peau au canon de l'ennemi." - La dernière fois que je suis allé au cimetière, une poule avait pondu sur le chemin. L'œuf était cassé". (Propos de malades, rapportés par André Breton à Théodore Fraenkel, août 1916)

1914-1918 : une génération d’écrivains (parmi lesquels Artaud, Breton, Céline) est projetée dans la Grande Guerre, ses tranchées, ses champs de bataille (Verdun), ses morts et ses blessés psychiques.

Cette guerre de 14-18, Antonin Artaud (1896-1948) ne cessera de la revivre. Comme acteur de cinéma, dans Verdun, Visions d’histoire et Les Croix de bois. Comme écrivain, auteur et acteur de théâtre. — Les textes et dessins de ses derniers cahiers sont l’expression de la guerre littéraire et graphique qu’il a mené à l’encontre d’une société qui a fait de lui : un « mutilé », un « amputé », un « déporté » de l’être.

Céline a, quant à lui, devancé l'appel et s'est engagé dès 1912 dans le corps des cuirassiers. Blessé quelques mois après les débuts du conflit, celui qui est alors Louis-Ferdinand Destouches sera versé dans un corps auxiliaire. Il ne cessera de revenir, dans ses œuvres (Voyage au bout de la nuit), sur l'horreur et l'absurdité d'un conflit qui a fait de beaucoup d'hommes de sa génération "des errants". Son œuvre future en portera une marque indélébile.

André Breton vivra l'essentiel de cette guerre en tant qu'interne dans les hopitaux psychiatriques. Il y découvrira les singuliers pouvoirs langagiers des troubles de la maladie mentale et s'émerveillera des transformations de la langue que présentent les soldats blessés et commotionnés. On est ici à la source du surréalisme, dans le creuset même de ce qui - bientôt - portera le nom d'écriture automatique.

Le Troisième Œil

Artaud dans "Les Croix de Bois" de Raymond Bernard.

samedi 25 octobre 2014

LEE UFAN. Aérien et minéral.

L'Arche de Versailles. Photo © FDM 2014.

"Entrouvrir un espace dans l'espace." (Lee Ufan)

Partir. Voyager. S'abstraire. Entrer dans un espace-temps de pure poésie. — Les œuvres minimalistes de l'artiste coréen, théoricien du Mono-ha, mouvement né au Japon dans les années 1970, entrent en curieuse (et parfaite) résonance avec les jardins de Versailles.

Retrouver le sens de la nature, des matériaux - donnés et tout faits - que nous offre le cosmos, tel est le sens profond du parcours de Lee Ufan. Qui fonctionne bien comme un anti-Duchamp. Point de ready-made ici, aucun objet préfabriqué par la main de l'homme et qu'il suffirait de désigner comme œuvre d'art et de signer. C'est le matériau naturel - et tout particulièrement la pierre - qui s'offre comme une donnée brute. Fondamentale.

Il ne s'agit plus que d'écouter, regarder, méditer…, de retrouver le sens d'un espace-temps originel de nature cosmique. - Les étoiles sont à proximité d'un sol où se trouvent marquées et prolongées l'ombre des éléments. Une installation comme L'Ombre des étoiles n'est pas sans évoquer le dispositif de Stone Age et de ses pierres dressées.

Les pierres et monolithes de Lee Ufan ne sont certes pas "dressés" dans le paysage, mais "posés", bruts et massifs. On comprend alors tout l'intérêt de la confrontation entre le monde archaïque de Lee Ufan et l'artifice du jardin à la française. Les bosquets enclos et domestiqués des jardins de Lenôtre, les allées (du Roi et de la Reine) à la parfaite géométrie et symétrie, laissent sourdre de leur sol les masses imposantes ou plus aériennes de quelques géants de pierre brute.

Les mouvements de l'air viennent se matérialiser au cœur de la perspective centrale du Château sous forme de ces "Lames de vent", horizontales ou verticales, qui se dressent ou se couchent sous la forme d'un matériau (l'acier) qui épouse et reflète la lumière ambiante.

Ceci est BEAU. Comme la rencontre - dans un espace temps démesuré - d'une nature "brute" (Lee Ufan) et d'un des summums de l'artifice : le jardin à la française. — Cette rencontre se vit comme une pure évidence.

L'Ombre des étoiles. Photo © FDM 2014.

dimanche 12 octobre 2014

L’Histoire Matérielle et Immatérielle de l'art… et MARCEL DUCHAMP.

Merce Cunningham, Walkaround Time (1964).

Parue en 1994, largement augmentée en 2004, l’Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne (Larousse) fit d’emblée une large place à Marcel Duchamp. Le promoteur du ready-made, de la Boîte en valise et de la Mariée mise à nu par ses célibataires, même… est (avec Joseph Beuys et Yves Klein) un des trois auteurs-phares de l’ouvrage. C’est – de fait – l’artiste le plus cité et référencé dans le texte.

C’est assez dire que Duchamp joue un rôle fondamental dans l’économie de cette « nouvelle » histoire de l’art. Son influence se révèle tout au long de l’ouvrage. Ses œuvres et sa présence scandent les principales articulations du livre. Aucune autre histoire de l’art n’a (sans doute) à ce point intégré et tissé dans sa trame le Grand Œuvre duchampien.

L’imaginaire propre à Duchamp fut à ce point important pour moi qu’il a spontanément resurgi, en l’an 2000, sous la forme d’une « fiction théorique », lors de la fabrication par moi du 14e démarquage que j’entrepris du texte canonique de Borges, La Bibliothèque de Babel. — Transmuée en une valise et un nécessaire de voyage d’un nouveau genre, la Bibliothèque de Borges hébergea de la sorte un ensemble de rêveries qui couvrent toute l’œuvre de Monsieur Marcel.

C’est ainsi que naquit « Duchamp en forme de ready-made », livre à la couverture accordéon, largement inspiré de la physique amusante du XIXe siècle et bardé (comme le bagage duchampien) de soufflets, excroissances et diverses projections (de la quatrième à la troisième dimension et vice-versa). Ce livre traite (comme son titre le suggère) de l’œuvre de Marcel Duchamp, prise à la façon d’un ready-made, complexe et diversifié. Cette "œuvre ready-made" est modifiée, transformée, annotée et augmentée… mais n’en demeure pas moins sur de stricts rails duchampiens.

Pour ce qui est de l’Histoire matérielle et immatérielle des œuvres de Monsieur Marcel, je renvoie le lecteur à l’Index de l’ouvrage ainsi qu’à la table des matières et aux illustrations du livre. Ceci permettra à chacun de visiter et revisiter Duchamp de manière libre et diversifiée. Tout en s’attardant sur les nombreux liens et les diverses clés qui articulent cette œuvre à l’ensemble de l’art du 19e siècle finissant, d’un XXe siècle proliférant et d’un XXIe siècle bien engagé.

Parue en 1994 chez Bordas, la première édition comportait la reproduction d’une photographie de l’œuvre fameuse de Merce Cunningham, Walkaround Time (1964). Jasper Johns avait conçu pour le spectacle du danseur et chorégraphe américain un décor constitué de praticables transparents, inspirés du Grand corps de la Mariée duchampienne. — Marcel Duchamp vint sur scène saluer le public lors d’une des représentations du spectacle.

Cette photographie m’avait amplement fait rêver… J’espère qu’il en sera de même pour vous…

Table des matières Histoire matérielle…

Duchamp en forme de Ready-Made

dimanche 21 septembre 2014

DUCHAMP, les doigts dans la peinture.

Duchamp en forme de ready-made (Blusson)

Marcel Duchamp. La peinture, même
Centre Georges Pompidou
24 septembre 2014 - 5 janvier 2015

Revisitant «, Duchamp en forme de ready-made », texte de « théorie-fantaisie » ou de « théorie-fiction » publié naguère aux Editions Blusson (2000), nous lui avons adjoint – en hommage à l’exposition présentée par le Centre Georges Pompidou — un bandeau coloré.

Duchamp, notre TRÈS CONCEPTUEL Duchamp, pourfendeur de la peinture rétinienne et adepte de l’œuvre d’art comme « cosa mentale », s’y retrouve les doigts dans la peinture…

S’agit-il là, comme semblerait l’indiquer le titre même de l’exposition du Centre Pompidou, d’une forme de sarcasme, d’analyse à rebours ou de trahison même du parcours de notre amateur d’échecs et inventeur du ready-made ?

L’art est-il affaire de sensualité ou de conceptualité ? Peut-on imaginer Duchamp trempant ses doigts dans la matière, la couleur, le pigment ? N’a-t-il pas défendu le principe d’une conception nominale de la couleur, voulant celle-ci délibérément abstraite, attachée aux seuls mots qui la disent et l’incarnent ?

La couleur même de certains des tableaux de Marcel Duchamp est souvent elle-même de l’ordre du ready-made et de la couleur trouvée, empruntée : couleurs toutes faites de la Joconde (L.H.O.O.Q., 1919) ou de la bouteille de Bénédictine (Couverture de VieW, 1945). Les coloris sourds du Nu descendant un escalier (1912), celles encore du Jeune Homme triste dans un train (1911), semblent provenir en droite ligne de ces toiles cubistes, de ces Braque et ces Picasso qui déclinent de semblables tonalités chromatiques.

D'autant qu'aujourd'hui il s’agit des couleurs non point tant de l’art, entendu au sens d’activité créatrice, que de celles de l’histoire de l’art. On est, pour le reste, bel et bien dans le champ de l’imagerie, de l’affiche ou affichette, de la réclame ou de ces livres d’images et chromos fin de siècle que Duchamp appréciait dans son enfance et son adolescence.

La couleur, le pigment, la matière sont cependant bien là – en arrière-plan, support et substrat, CONTREPOINT de ces jeux conceptuels où notre Marchand de sel (de sucre, de verre et de minium…) entraîna un XXe siècle résolument moderniste.

Quant au Grand Verre – ou Mariée mise à nu par ses célibataires même… — il se joue (tel un Grand Transparent) des opacités et troubles picturaux inclus dans sa surface.

Duchamp en forme de ready-made

Exposition au Centre Georges Pompidou

VieW, Magazine, 1945
Couverture de Marcel Duchamp

mercredi 17 septembre 2014

ART INFILTRANT AU 3e IMPERIAL.

Imperial Tobacco (Granby, Québec)
© Patrick Beaulieu, 2014.

Ce texte a été réalisé dans le cadre d’une résidence d’auteur en 2010, au 3e impérial, centre d’essai en art actuel [Granby, Québec]. Il paraîtra dans un ouvrage collectif du centre.

COUDRE, DÉCOUDRE, RECOUDRE LE RÉEL

« Visible à partir du 1er octobre, jusqu’à ce que la neige la recouvre… » (Lisanne Nadeau, sur l’installation d’Ane-Marie Fortin, Espace de réfection *, 2006)

« Les paysages humains se modulent selon un amalgame de fibres que dessinent les espaces urbain, rurbain et rural. » (Entretien avec Jacques Proulx de Solidarité rurale du Québec, Instants ruraux 1998-1999, p. 27.)

Marcher. Déambuler. Questionner. Parler. « Infiltrer, habiter, spéculer ». Jouer. Échanger. Broder. Surfiler. Ajourer. Faire courir l’aiguille sur l’envers et sur l’endroit. Amalgamer entre elles les différentes couches du tissu social et paysager, leur adjoindre des fils de couleur spécifiques. Créer dans le tissu et le paysage une fenêtre, une réserve. Surfiler habilement le tout. Telles sont les opérations constantes menées par les artistes qui se risquent en résidence au 3e imperial.

« Pendant tout l’hiver, écrivait Vincent Van Gogh, j’ai tenu les fils du tissu entre mes mains et j’ai cherché le patron définitif ; si le tissu est rude et d’un aspect grossier, les fils ont néanmoins été choisis avec soin et selon des règles précises. » (Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, à propos de son tableau Les Mangeurs de pommes de terre) — Intervenant en 1996 sur le paysage autour de l'aéroport de Mirabel, Jean-Paul Ganem prend pour champ d’action cent cinquante hectares de terre non cultivée. Travaillant, comme Van Gogh sur son tableau, il aboutira à une «quadrichromie de maïs, canola, tournesol et trèfle incarnat » (Composition agricole). (Cité in Bulletin des Instants ruraux, 3e Imperial, 1999, p. 5.)

En 2008, à la fin de l’hiver, se retournant sur l’année qui s’achève au 3e imperial, Caroline Boileau déclare pratiquer sur le tissu du temps des retours et des « plis ». Les photographies, vidéos et traces documentaires laissées dans le sillage de l’installation de Giorgia Volpe (Le Temps donné, 2007), lui permettent de redécouvrir dans son imaginaire les voilages de l’installation, brodés de la multitude des noms des religieuses, des élèves et des professeurs de l’Ecole Présentation de Marie**, voilages qui s’épandaient largement au bas des fenêtres du bâtiment. Dans le contexte du paysage de neige de cet hiver 2008, ils sont désormais autrement “visibles”, “lisibles”. Insérés dans une nature imaginée, tissés dans une nouvelle trame. Comme l’ensemble des œuvres produites par le 3e imperial, « Le Temps donné » (2007) se lit sur l’envers et sur l’endroit d’une mémoire mouvante et créatrice.

La matière de chaque œuvre individuelle n’est que l’épisode et le maillage d’un Grand Œuvre collectif dont l’objet n’est autre que la métamorphose, la transformation et le façonnage du réel de la ville de Granby. De ses paysages, sa campagne, son centre ville et ses faubourgs urbains, ses habitants, ses institutions (zoo, écoles, restaurants, maisons de l’enfance, maisons de retraite, etc.). C’est ce tissu-là que les artistes s’emploient à coudre, découdre et recoudre avec le soutien et le concours de ses habitants.

Cette opération s’inscrit dans le cadre de la quotidienneté urbaine, sociale et paysagère la plus stricte. La fête picturale, sculpturale, sonore, le happening, la performance se déroulent dans le champ des us et coutumes des habitants de Granby. Les acteurs du 3e imperial ont souvent noté combien leur démarche les amenait à une multiplication d’actes de « micropolitique ». La ruse, le jeu, le mimétisme les conduisent à des « processus caméléon » (Les commensaux, Quand l'art se fait circonstances. Sous la direction de Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs. Skol, Centre des arts actuels, 2001.). Le terrain de jeu et d’action des artistes, le lieu où ils échafaudent patiemment leur toile se situe ici dans les marges, les lisières et terrains en friche de la quotidienneté.

Chaque artiste, chaque intervenant apporte une touche particulière à la fabrication d’un tissu sans cesse recousu et renouvelé. Par assemblage de vieux vêtements usagés, de tissus ou textures neuves, nos artistes dotent leur environnement de nouveaux vêtements, d’une garde-robe renouvelée au fil des installations, des performances et des œuvres (infiltrantes et décalées) qui viennent en permanence entamer ou célébrer le tissu social. Les interventions sont des plus diverses. Souvent discrètes. Et parfois à la limite du visible. Comme des reprises fondues dans la masse d’un tweed ou d’un lainage. Elles se présentent d’autres fois de manière plus apparente, et comme en relief. Le réel alors est brodé et surbrodé, orné de festons et passementeries.

La « quotidienneté » est le maître mot de ce lent et patient travail d’infiltration qui bouscule certes le réel, mais de manière tacite et continue. Ce travail s’effectue sur les rebords et sur les franges. Aux marges du réel. Il s’agit de circonscrire des lisières, d’en inventer d’autres aussi, et de les inscrire ces lisières, ces franges, au cœur même du tissu. Sollicités, conviés par les artistes, les habitants de Granby participent à la réalisation des œuvres. Ils jouent eux aussi des fils diversement colorés qui leur sont proposés et introduisent, à leur tour, rêves (Karen Elaine Spencer, Rêves à la Poste, 2008-2009), matériaux ou instruments concourant à la réalisation projetée.

Au tout début de mon séjour en résidence, Yves Gendreau m’a conduite sur quelques-uns des lieux (des sites) où les artistes avaient travaillé. Attablée dans le petit restaurant de quartier Chez Adrien, autour de la table-miroir que Patrick Bérubé (Se mettre à table, 2009-2010) avait imaginé pour dialoguer avec les habitants du lieu, j’ai compris que moi aussi je faisais désormais partie du péplum patiemment tissé par le 3e imperial. — Me voici conduite à manier à mon tour l’aiguille de l’écriture, de manière à coudre et ramasser les fils de ce que j’ai vécu et échangé au cours de cette résidence de l’automne 2010. Mes rêves, mes souvenirs et les échanges que j’ai eus avec beaucoup seront gravés sur l’envers et l’endroit de cette étoffe en devenir.

Cette métaphore textile, je l’ai vue surgir au fur et à mesure que je déambulais dans les souvenirs ou les projets des uns et des autres, dans les écrits et les archives patiemment rassemblées et qui font partie intégrante du Grand Œuvre en cours. Ce travail sur la texture sociale et le tissu du monde est une des caractéristiques premières du 3e imperial. Comme toute broderie, cette opération peut être cruelle. Au sens où Artaud employait le terme de « cruauté » : création, processus chirurgical, chair du monde retournée et mise sens dessus dessous. De manière à faire et refaire un tissu neuf, mais qui demeure cependant nourri des fibres de l’ancien et des couleurs du présent.

Ces procédures s’inscrivent dans la durée. Il s’agit pour les artistes de venir, de prospecter, de revenir et d’imprimer (aux paysages ou aux humains) une marque souvent progressive. Douglas Scholes inscrit sa démarche d’infiltration de détritus dans celle des saisons qui se succèdent et transforment les conditions d’enclenchement de l’œuvre (Esthétique pragmatique à l’œuvre en quatre temps, 2010-2011).

L’urbain, l’humain, le rural et cette catégorie si particulière de paysage qu’est le « rurbain » (mélange de campagne et de faubourg urbain) furent ainsi constamment investis, « infiltrés » par les artistes en résidence. Le tissu à chaque fois en fut repris, accompagné, souligné, modifié. Il s’agit parfois d’un surfil, d’un simple processus de soulignement (les pancartes signalétiques de Sophie Dodelin, JE MARCHE, JE PRENDS MON TEMPS, etc.). Les détritus et rebuts ajoutés de Douglas Scholes sont à ce point intégrés dans leur environnement qu’ils sont parfois à la limite de la visibilité. L’intervention couturière ou réparatrice du réel tend alors à l’invisibilité.

Dans le cadre de ses Mémoires sauvées du vent, Caroline Boileau recueille les témoignages de personnes âgées. Ces paroles, ces « mots » sont ensuite retranscrits sur du carton, découpés de manière à en faire une « dentelle », suspendue dans l’espace et le lieu de vie. Coopérant avec des intervenants sociaux qualifiés, dialoguant avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, Sylvaine Chassay travaille les mots dans leur relation à la mémoire et à leur progressif effacement (2011-2012).

Tressages. Tissages. Bouturages. Semis. Lors de ses interventions « intermittentes » entre juin 2005 et juin 2006, Valérie Blain construit un kiosque de rencontre autour de la question des jardins collectifs. Distribuant des graines, elle invite les habitants à multiplier et créer de nouveaux paysages, de nouveaux semis. Le petit pot contenant la filia, précieuse bactérie permettant la multiplication de ses produits lactés, Danyèle Alain le transmet dans l’espace de sa roulotte au cours d’un protocole amical et social parfaitement rodé. L’ensemencement se fait ici par diffusion, capillarité. Échanges.

L’artiste est alors à percevoir comme opérateur du champ social : sociologue, ethnologue, ingénieur et thérapeute. Couturier du lien social. Echangeur. Chargé de raccorder, amalgamer, entrelacer les fibres multiples et délicates de l’ensemble des matériaux complexes (naturels, humains, techniques, scientifiques,) qui forment la trame du Grand Œuvre de l’art contemporain. De provenances et d’origines très diverses, les techniques utilisées ont en commun ce processus qui consiste à coudre et suturer entre eux des matériaux qui sont eux aussi d’une grande richesse et singularité. Ce matériau c’est la réalité humaine, sociale. Et politique. C’est sur elle que travaillent les artistes du 3e imperial.

Infirmière, éclaireuse et medecine-woman des catégories sociales les plus fragiles (enfants, malades, personnes âgées), Caroline Boileau entraîne cette population à redoubler et broder son propre discours sur le canevas institutionnel. Œuvrant en technicien, ouvrier et ingénieur, entrepreneur en bâtiments, grand hauturier, constructeur de maquettes (parfois) sonores et grandeur nature, Yves Gendreau aligne dans le paysage ses filins colorés (Là où la terre fait danser les mâts***, Promenade Samuel-de-Champlain, Québec, 2008 et Chantier 2000 - Zones d’ondes, Montréal, 2000).

Le tissu même du réel, sa texture sont en question. C’est à partir des déchets organiques générés par la ferme La Pokita que Danyèle Alain fabrique sa Sculpture de chemin : une croix amalgamée et modelée à partir de déchets organiques sains (paille, fumiers, bois, feuilles mortes, déchets de table). C’est dans la terre d’une « fraisière » que Françoise Rod invite le passant à venir s’enterrer en pleine saison des fraises (« Comme une plante, ici prenez des racines », 1999). « Mes efforts, dit-elle, tendent à contribuer à la transformation de la fonction de l'art au sein de notre société, à combler le fossé entre l'art contemporain et la vie quotidienne, (...) à détourner légèrement le train-train quotidien, questionner les habitudes inconscientes et déstabiliser la confiance dans les rôles formés par l'habitude, la tradition, la société. » (Instants ruraux, 1998-1999, 3e imperial, 2000, p. 23.)

Le 3e imperial est un large atelier de transformation du réel. Les compétences propres à chaque artiste, les corps de métier et représentants du corps social auxquels il est fait appel, élargissent à chaque fois le champ des possibles. On imagine alors la complexité de la gigantesque fresque ou tapisserie ainsi créée. — Travaillant sur les échanges et l’élasticité du lien social, Martin Dufrasne engage en août 2003, des figurants chargés de perturber et bousculer l’espace d’un atelier et les menus objets ou matériaux qui l’investissent (matelas, élastique, fil de fer…). Le lieu sera à l’issue de la performance, « décousu », défait et rétabli dans son état originel.

Lorsque César Saëz distribue en 1999 dans la Haute-Yamaska, une quarantaine de panneaux (« Vous êtes ici »), répartis dans un rayon de 10 km autour de Granby, il insiste sur l’étrange relation qui lie l’infiniment petit et l’infiniment grand : Granby et ses artistes sont un point minuscule au cœur de la Galaxie. Mais ce point est un Centre. Vivant et opérant. Noué, dénoué et renoué. C’est en arpenteur, géographe et prospecteur des temps futurs, que Thomas Grondin s’attaque en janvier 2001 à la cartographie même de la ville de Granby, dont il souhaite modifier les contours et l’agencement. Soigneusement prélevées dans le paysage même de la ville par Stéphane Gilot, les images de La Forêt d’os sont ensuite greffées sous la forme d’un court-métrage et d’une installation in situ à la bibliothèque Paul-O-Trépagnier (2009).

Le réel est en permanence doublé, redoublé. Paré de ces jolies doublures que constituent les images. Ainsi des Morceaux de paysage (2009) d’Emilie Rondeau, chaque cliché étant comme recousu au lieu même dont il fut extrait. Ou les poétiques installations à ciel ouvert de Patrick Beaulieu (Cherche étoiles, 2004).

Dans la région de Granby et ses environs — son zoo, ses routes, ses institutions (écoles, restaurants, fermes, etc.) — une cartographie à la Borges se met en place. La carte et le canevas imaginaires progressivement constitués s’infiltrent dans le réel et finissent par redoubler, contourner, se substituer au territoire initial. Cette nouvelle carte, ce nouveau canevas de la ville de Granby sont visuels, sonores, humains, urbains, ruraux. Poétiques ou critiques. Fonctionnels ou dérisoires.

Il s’agit d’un réel enrichi, métamorphosé, amplifié. Réel humble et quotidien que chaque artiste prend pour canevas et transmue en utilisant à chaque fois une aiguille, un point de couture, des idées, des sentiments et des couleurs qui lui sont propres.

Le Débarquement de Noé (Jean-Yves Vigneau, 2006-2007) et de ses créatures magiques a déjà eu lieu en de multiples endroits de la ville de Granby. — Gageons, toutefois, que ce type d’invasion du réel se répètera, sous des formes et des habits multiples, tant que vivront, broderont, imagineront et œuvreront les artistes du 3e imperial…

* le travail d’Ane-Marie Fortin consistait à insérer des moules d’objets dans les fissures du trottoir.

** Ecole Présentation de Marie, Granby (Québec), institution fondée en 1879, qui cessait ses activités quelques semaines après l'intervention de l'artiste.

*** Là où la terre fait danser les mâts, œuvre d’intégration des arts à l’environnement réalisée dans le cadre du 400e anniversaire de fondation de la ville de Québec dont le titre complet inclut des traductions en langue mic mac (traduction de Mr Metallic) et en anglais : Na nàdèl dàn sibu gisàdoqol mêdoqoml amalkan. Where masts come to dance with the land.

Florence de Mèredieu
Décembre 2011
3e Imperial

Résidence au 3e Imperial

Imperial Tobacco (Granby, Québec)
© Patrick Beaulieu, 2014.

mardi 1 juillet 2014

L'ENFANT CHEZ CÉLINE - Artaud et Céline.


Les 3, 4 et 5 juillet 2014, la Société d'études céliniennes organise un colloque consacré à L'ENFANT CHEZ CÉLINE. — Fondation Singer-Polignac, 43 avenue Georges Mandel, Paris 16e. - Sur réservation.

Intervenants (par ordre d'apparition) : François Gibault. Johanne Bénard. Anne Séba-Collett. Anne Baudart. Isabelle Blondiaux. Ana Maria Alves. Véronique Flambart-Weisbart. Pierre-Marie Miroux. Emile Brami. François-Xavier Lavenne. Pascal Ifri. Florence de Mèredieu. David Fontaine. Sven Thorsten Kilian. Christine Sautermeister. Alice Staskova. Bianca Romaniuc-Boularand. Pierre Assouline.

PROGRAMME COMPLET DU COLLOQUE : LIEN EN FIN DE BLOG

A l'invitation de la Société d'études céliniennes, et en contrepoint à la question de l'enfance, j'y prolongerai quelques points abordés récemment dans Antonin Artaud dans la guerre. De Verdun à Hitler, L’hygiène mentale (Blusson, 2013).

ARTAUD/CÉLINE. DESTINS CROISÉS : LA "GUERRE CONTINUÉE".

Antonin Artaud (1896-1948) et Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) appartiennent à la même génération : celle qui aborde ses 20 ans en 1914-1916. À deux ans d’intervalles, ils auraient pu se croiser sur ces champs de bataille des Flandres et de la Somme auxquels ils furent confrontés de manière brève mais intense. Tous deux furent marqués de manière indélébile par cette guerre. Leurs parcours, leurs œuvres respectives ne cesseront de véhiculer les impressions, les fantasmes et les monstruosités de ce conflit qu’ils vécurent comme une mise à l’épreuve de leurs nerfs et qui constitua ensuite le trauma récurrent de leurs existences chaotiques.

En 1936, ils se rencontrent à un dîner chez leur éditeur commun, Denoël et Steele. Rapportés par l’écrivain et scénariste Carlo Rim, les quelques propos qu’ils y échangent sont tout ce que l’on connaît de la relation des deux hommes.

Au-delà des divergences, politiques, culturelles et esthétiques qui les animent, ils se rencontrent sur quelques points fondamentaux, dont l’importance accordée à ce conflit de 14-18. Pour l’un comme pour l’autre, cette guerre ne s’achève pas avec la signature de l’armistice. Elle se prolonge et se perpétue dans la société civile, sous la forme de ce que Michel Foucault, retournant une célèbre proposition de Carl von Clausewitz, nommait un processus de « guerre continuée ». L’entre-deux-guerres (1919-1939) n’apparaît, dans cette perspective, que comme la lente et méthodique préparation de la deuxième guerre mondiale.

La guerre – l’état guerrier, la guerre comme état de fait permanent — constitue le creuset qui sous-tend, alimente et entretient les façons d’être au monde d’Antonin Artaud et de Louis-Ferdinand Céline. Nous en analyserons les principales lignes de force.

Le programme du Colloque

mercredi 18 juin 2014

ARTAUD, VAN GOGH ET MARTHE ROBERT. Un témoignage occulté.

Un notable témoignage de Marthe Robert figure vers la fin de la deuxième partie du documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, La Véritable histoire d'Artaud le Mômo, 1993 (Documentaire, DVD, Arte Video). Marthe Robert y relate la visite qu'elle fit de l'exposition Vincent Van Gogh, en 1947, à l'Orangerie des Tuileries, en compagnie d'Antonin Artaud.

Cet intéressant témoignage semble - actuellement, et alors que les foules se pressent devant les œuvres de van Gogh et du Mômo - être littéralement passé à la trappe... Il mérite pourtant d'être rapporté. Frédéric Mitterand est un des rares à l'avoir évoqué, sur France Inter (le 13 mars 2014) dans le cours de son émission consacré à l'exposition van Gogh/Artaud du Musée d'Orsay.

«Cette exposition van Gogh de l'Orangerie, explique Marthe Robert, j'y suis allée avec lui la première fois. Je ne crois pas qu'il y soit retourné, mais je ne sais pas. » Cette exposition, il l'a, dit-elle, parcouru « au pas de course ». Impossible de le suivre. Je ne pouvais pas regarder les toiles. Il marchait comme un boulet de canon. » Marthe Robert croit alors que, fatigué, il n'a rien vu de l'exposition. - Elle se rendra compte plus tard, à la parution du texte d'Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, que celui-ci avait tout vu et enregistré dans les moindres détails.

A la suite de cela, précise-t-elle, il a été chez Jacques Germain (peintre, il fut le premier mari de Marthe Robert), chez lequel il a écrit le van Gogh « en très peu de temps. « Il a du vous le raconter », s'enquiert-elle auprès des deux réalisateurs.

Notons qu'en dépit du titre du documentaire en question (La Véritable histoire d'Artaud le Mômo), il s'agit bel et bien, dans les récits des témoins interrogés, de la reconstruction des derniers mois de la vie d'Artaud au travers de souvenirs qui peuvent être réels ou défaillants (par manque ou par excès). Ce que revendiquent explicitement Gérard Mordillat et Jérôme Prieur : « La chronologie précise, les contradictions entre les témoignages, tout cela, disent-ils, n'avait aucune importance. Disons que ce film progresse déjà selon une sorte de principe « talmudique » : tous les commentaires sont exposés, le sens est produit par la somme de leurs différences... » (Livret du DVD)

Qui est Marthe Robert ? La jeune femme et Antonin Artaud se connaissent depuis 1935 : le poète l'avait abordée alors qu'elle lisait les Essais de Montaigne à la terrasse du Dôme. Elle deviendra une spécialiste reconnue de l'œuvre de Kafka. Marthe Robert fut une des très rares personnes à rendre visite au poète à l'asile de Rodez. Elle fait partie de ceux à qui fut déléguée (par Ferdière et Jean Paulhan) la mise en œuvre du processus permettant le retour d'Artaud à Paris. À la « libération » du poète en mai 1946, c'est souvent chez Marthe Robert qu'Artaud prend une partie de ses repas. Artaud lui est très attaché et l'on comprend qu'elle ait pu l'accompagner dans sa visite à l'Orangerie.

Notons encore que - contrairement à ce qui peut circuler ici ou là sur Internet - Paule Thévenin (certes longuement interviewée par Prieur et Mordillat) n'évoque à aucun moment dans ce documentaire la visite de l'exposition van Gogh à l'Orangerie. Certains se seront donc trompés - ou auront été la proie d'une hallucination - qui auront confondu Marthe Robert et Paule Thévenin (cf. cette remarque d'une des internautes (miss Sing) dans les commentaires de l'article que Lunettes rouges consacre à l'exposition, Lire ou regarder : van Gogh ou Artaud).

Le récit de Paule Thévenin, retenu par les conservateurs de l'actuelle exposition du Musée d'Orsay et pour le catalogue et pour la mise sur pied de l'exposition van Gogh, est celui qui figure dans les notes du tome XIII des Œuvres complètes du poète (Gallimard,1974), dans lequel figure l'édition du van Gogh, le suicidé de la société, mise en œuvre par Paule Thévenin.

Ces deux témoignages, celui de Paule Thévenin et celui de Marthe Robert, semblent contradictoires. Les conservateurs d'Orsay avaient-ils connaissance du 2e témoignage ? On ne sait. - Ils n'ont en tout cas pas retenu le « principe talmudique » qui avait présidé à la mise sur pied du film de Prieur et Mordillat et qui voulait que toutes les « vérités » soient présentées. Ils ont nettement tranché en faveur d'une « vérité » : celle de Paule Thévenin.

Alors ? - Je penche - pour ma part et cela concerne la TOTALITE des témoignages concernant la vie et l'œuvre d'Antonin Artaud - en faveur du « principe talmudique » énoncé par Prieur et Mordillat : à savoir la collection et juxtaposition de toutes les « vérités », le sens (un sens) finissant bien par émerger de la confrontation de ces témoignages contradictoires...

lundi 9 juin 2014

L'érotisme selon COURBET.

Thierry Savatier, COURBET. Une révolution érotique (Editions Bartillat, 2014).

Courbet "est par excellence le peintre d'une création saine jusqu'à l'outrance, et qui se dissout dans le gras-fondu de sa santé même. Ses recherches de grosse animalité satisfont ses appétits de cuisine et de femme, et il peint par tempérament la plantureuse redondance des matrones enflées jusqu'à crever, les grasses chairs moites des filles d'amour, le dépoitraillement étalé des femmes au bain." (Camille Lemonnier, G. Courbet et son œuvre, 1888)

Le fameux tableau de Courbet, L'Origine du monde, n'en finit pas de défrayer la chronique. De rebondissement en rebondissement, il semble que l'on tende sans cesse à plus de réalisme. Comme si la représentation picturale se devait de déboucher in vivo sur le corps même de la femme. Vieille problématique qui est de dépasser, transgresser la peinture et le motif : ce fameux motif - le sexe féminin - qui aura fait couler tant de discours et qui est entré depuis peu, le jeudi 29 mai 2014 - au Musée d'Orsay - dans la sphère de la performance.

Parmi les livres qu'aura suscités le fameux tableau, citons le patient et passionnant travail de détective qu'aura mené Bernard Teyssèdre dans son ouvrage Le roman de l'Origine (Paris, Gallimard, 1996 et 2007). En 2006, Thierry Savatier consacra lui-même un ouvrage à L'Origine du monde. Histoire d'un tableau de Gustave Courbet (Bartillat, 2006).

Le propos érudit, et très référencé, de Thierry Savatier est aujourd'hui de resituer Courbet dans l'histoire de l'art et plus précisément au sein de ce que l'on peut considérer comme l'histoire - chaotique et troublée - de l'érotisme dans le champ des arts plastiques. Courbet marquerait alors un tournant décisif, amorçant la possibilité de ce que l'auteur nomme "une révolution érotique".

L'essentiel de la problématique tourne autour de la représentation de la femme et tout particulièrement du nu féminin. Longtemps, celui-ci fut considéré et représenté de façon éthérée. Et non réaliste, la prise en compte du plaisir féminin relevant, par ailleurs, du tabou suprême.

Courbet se serait donc affranchi des contraintes du goût, de la morale et de la pudeur en traitant ce corps (masqué, honni, affadi et transformé) de manière réaliste. Sans craindre de le montrer tel qu'en lui-même : corps de chair et d'humeurs matérielles. — Les formes des femmes de Courbet sont celles de ce réalisme-là que l'on pouvait imaginer en plein 19e siècle. Tout réalisme est une forme de construction. Pourchasser la "femme réelle" ou sa représentation est bien sûr un petit jeu voué à l'échec.

Il y a, maintenant, ce que racontent ces toiles et ces corps peints par Courbet, l'ensemble des fantasmes qu'ils suscitent, tout particulièrement dans la gente masculine. Et cela en dépit (ou à cause) de la coloration ou expression saphique qui se fait jour dans bien des tableaux.

Tout cela, Thierry Savatier le sait bien, qui se faufile adroitement dans le dédale des arguments des uns et des autres (moralistes, juristes, critiques d'art ou simples amateurs…). Et nous nous faufilons tout aussi bien à sa suite, dans le dédale et le lacis des courbes et contre-courbes de ces avatars érotiques qui continuent de perturber nos contemporains… et contemporaines…

Le livre de Thierry Savatier

Bernard Teyssèdre, Le roman de l'Origine

vendredi 23 mai 2014

LES KABAKOV. Mémoires d'un ange.

Vue d’exposition. Photo © FDM, 2014.

« Dans la vraie vie, rencontrer un ange est presque impossible. C’est pourtant loin d’être le cas. Il suffit simplement de se rappeler que cette rencontre peut avoir lieu dans des circonstances extrêmes, et surtout à des moments critiques de sa vie. Et il est en notre pouvoir de créer la situation propice à cette rencontre. » (Ilya et Émilia Kabakov)

"Les Kabakov" travaillent depuis des décennies sur la confrontation des utopies (architecturales et idéologiques) avec la froide, implacable et dérisoire réalité sociologique. Longtemps ils vécurent derrière le rideau de fer, en Union soviétique. Ils vivent aujourd'hui aux États Unis, à Long Island.

Dans l'installation monumentale qu'ils présentent actuellement au Grand Palais, l'utopie — ses structures mentales grandioses, ses rêves, ses dessins au filigrane souvent abstrait — l'emporte et domine tout.

Le 6e pavillon de "l'étrange cité" des Kabakov nous explique "comment rencontrer un ange", cet ange qui cristallise et condense - en sa pureté et sa fragilité - toutes les utopies. Situé tout en haut, et à l'extrême pointe d'une aérienne maquette, qui n'est pas sans rappeler les architectures futuristes des soviétiques (au premier rang desquelles figurerait le fameux projet de Tatlin du Monument pour la 3e Internationale de 1919-1920), la silhouette ailée et frangée d'un ange nous invite et nous appelle : en direction d'une promenade aérée et céleste. Promenade en utopie, dans les rêves d'un homme débarrassé de toutes les pesanteurs et les absurdités sociales. Voyage en apesanteur. Dans un univers désincarné. Qui n'est plus ni le monde de l'humain. Ni le monde de l'histoire du XXe siècle ou du XXIe siècle commençant.

Bien présents, cependant, dans les autres pavillons qui tendent eux aussi, chacun à leur manière, à nous débarrasser du tragique et des lourdeurs quotidiennes les plus infinitésimales, la réalité "soviétique" des "années de plomb" est bien là. — Au travers de ces images picturales renversées et décalées, ces bribes de paysages (sortes de vedute d'un autre temps), ces chambres vides.

L'ensemble est bel et bien monumental. Il tente l'impossible jonction du vide et du plein, de la pesanteur des "années de plomb" et de l'impondérable rêverie grâce auquel l'homme, l'artiste et nous-mêmes - à la suite des Kabakov - tentons de survivre. De respirer. En happant quelques bribes de cette lumière, cette blancheur, ce vide qui entourent les pavillons clos.

Au cœur de ces pavillons, les dessins, les maquettes (poétiques, abstraites, épurées) circonscrivent eux aussi ce monde qui est celui de l'utopie. — C'est ainsi, en faisant appel aux doubles pouvoirs de l'infiniment grand (MONUMENTA) et de l'infiniment petit, du plein et du vide, du dérisoire et de la plus extrême pureté, que les Kabakov nous entraînent dans le glissando de "poupées russes" de leur extraordinaire labyrinthe.

Et alors : oui, nous montons au septième ciel.

Grand Palais. Monumenta.
Ilya et Emilia Kabakov. 10 mai-22 juin 2014


Tatlin, Monument à la 3e Internationale
(projet de 1919-1920).

dimanche 18 mai 2014

ANTONIN ARTAUD. Verdun Visions d'Histoire (1928).

Verdun Visions d'Histoire :
Avant de monter au front,
l’Intellectuel (Antonin Artaud) écrit à sa mère.

La guerre de 1914-1918 aura marqué en profondeur les corps et les esprits. Dans les années qui suivent le conflit, écrivains et cinéastes sont nourris du tragique de ses divers épisodes. L’état français n’est pas en reste qui cherche à entretenir (et contrôler) le souvenir de cette guerre cauchemardesque.

C’est dans ce contexte que le cinéaste Léon Poirier entreprend VERDUN VISIONS D’HISTOIRE, vaste fresque cinématographique, tourné sur les lieux mêmes de la bataille de Verdun et entremêlant images de fiction et images d’archives.

Antonin Artaud y joue le rôle de « l’intellectuel ». Il finira par mourir, les bras en croix, au fin fond d’un trou d’obus. Engagé en 1916 et envoyé vraisemblablement au front avec ses camarades, Artaud lui-même (et dans la vraie vie) n’y resta qu’un cours laps de temps, Rapidement réformé pour troubles mentaux et « nervosisme », il passe le reste du conflit dans des maisons de santé privées. Il demeura néanmoins profondément marqué par cette guerre. Ce dont témoignent les innombrables résurgences des horreurs guerrières dans l’ensemble de son théâtre, de ses écrits… et de ses dessins.

Le tournage, en 1927, du film de Léon Poirier ravive ses souvenirs. Il s’en ouvre à ses proches, comme Alexandra Pecker ou la femme du Dr Toulouse. Ce film lui est l’occasion de jouer, simuler ou se montrer transi d’une de ces crises d’hystérie qui s’empara alors de bien des « poilus », lourdement traumatisés et par les combats et par cette peur (cette terreur) qui s’emparait d’eux.

La dissection et l’analyse minutieuse des différentes scènes du film (ce que je tente dans Antonin Artaud dans la guerre. De Verdun à Hitler, Blusson, 2014) montre combien le film est lourd d’enseignement. Aussi bien pour ce qui concerne la représentation collective de la guerre de 14-18 que pour une connaissance plus approfondie de l’œuvre de cet auteur tourmenté que fut Artaud.

Antonin Artaud dans la guerre. Table des matières.


lundi 28 avril 2014

CINÉ-ROMAN CINÉ-PEINTURE. Questions de lecture.

Ciné-Roman, Ciné-Peinture,
4ème de couverture.

Ayant lu Vincent Van Gogh Antonin Artaud Ciné-roman Ciné-peinture (Blusson, 2014) , Erica Ruck me fait part de ses réactions :

Chère Madame de Mèredieu, je viens de terminer la lecture de ce votre dernier texte.

Je vous remercie d’avoir apporté toujours quelque chose de nouveau à ma connaissance par rapport Artaud et pas seulement sur lui.

J’ai lu aussi vos autres textes que vous avez dédiés à Artaud, mais celui-ci est très innovateur et original.

En effet j’ai l’ai trouvé singulier soit par la structure, soit par la densité des sujets. C’est un texte relativement bref du point de vue du nombre de pages, mais extrêmement dense du point de vue des contenus. Je doit avouer que pour moi ce n’était pas facile à comprendre dès la première lecture, j’ai dû relire certaines parties pour saisir les arguments.

Dans ces douze épisodes vous embrassez plusieurs disciplines et vous conduisez le lecteur toujours plus en profondeur dans la découverte des affinités entre Van Gogh et Artaud. Mais vous ne vous arrêtez pas là, et vous posez les deux suicidés de la société dans la chaîne de l’art. Pour toutes ces raisons c’est un texte très séduisant, mais, pour moi, aussi un peu compliqué.

Dans le cinquième épisode vous abordez la formule du titre : ciné-roman ; ciné-peinture. Par rapport à ça, je voudrais vous poser des questions : est-ce que pour vous on peut considérer Van Gogh comme précurseur du cinéma car on retrouve dans ses tableaux les éléments qui caractérisent le cinéma comme le mouvement, la vitesse? Et alors l’expression ciné-peinture est-t-elle à attribuer à lui ? Alors que l’expression ciné-roman peut-on l’attribuer aux cahiers d’Artaud ? Ou encore les deux expressions sont-elles valables pour tous les deux artistes : Van Gogh lisait Tartarin de Tarascon et Artaud a essayé lui-même l’art du cinéma ?

Je m'excuse d'avoir tant écrit, mais je trouve que vous touchez avec vos textes l’âme artistique d’Artaud, et moi j’ai encore beaucoup de choses à apprendre.

Merci d’avance.

Erica Ruck (Doctorante en Philosophie à Paris 8)


Florence de Mèredieu. — Quelques éléments de réponses.

Il y a deux lectures possibles de ce texte qui se présente lui-même (et c’est le premier sens du titre) sous la forme d’un « ciné-roman », d’un roman-feuilleton pictural, d’une pièce de théâtre en 12 épisodes ou de ce qui pourrait être un « scénario de cinéma » en 12 plans, précisément décrits : avec leurs décors, leurs personnages, etc. — Cette première approche qui est la mienne, celle du narrateur, est d’ordre littéraire. On a affaire à un récit, assez évident, d’autant qu’il se trouve illustré par un certain nombre d’artistes qui, de Léonard de Vinci à Cy Twombly, ont tous traité de la question du mouvement dans l’art. — Il suffit là d’oublier que l’on est « doctorante » à l’Université, et de se laisser porter… et emporter dans le paysage…

La deuxième lecture serait d’ordre théorique et interprétative. Et là, comme vous le faites remarquer, la densité du texte se prête à une grande multiplicité d’interprétations. C’est sans doute là ce qui vous déroute. Car on sort du système universitaire académique ordinaire. Avec ses « arguments », ses répétitions et la sempiternelle reproduction de ce qui a déjà été dit et parcouru maintes fois. — Ma conception de la recherche repose sur un système de détournements et d’ouvertures constants. Mais attention : pas n’importe lesquels. Tout cela s’appuie sur une connaissance approfondie d’œuvres qu’il s’agit d’habiter, de percevoir de l’intérieur.

Oui : je me suis toujours située à l’intersection de plusieurs disciplines : littérature, sciences humaines, histoire de l’art, etc. ce que me permettait une formation de base (de philosophie) résolument pluridisciplaire. — Après, c’est une question de curiosité et de travail, d’approfondissement des choses.

Je suis un peu étonnée de ces questions que vous posez par rapport à Artaud, Van Gogh et la question du cinéma. — La « vision du mouvement », c’est quelque chose qui a toujours existé. On la découvre déjà dans le monde grec ancien. Cette perception du mouvement est omniprésente chez Van Gogh et, bien sûr, chez Artaud. Ce qui va ensuite caractériser le « cinématographe », c’est l’« enregistrement du mouvement » et sa redistribution sous forme de projection. Mais il est certain que l’art n’a pas attendu le cinéma pour rendre compte du mouvement !!!

Quant à Artaud, personnage en mouvement perpétuel, il est bien évident que tout ce qui est d’ordre « cinétique » l’a tenté. La gestualité est à la base de toutes ses recherches, plastiques comme théâtrales. Et tout cela va bien au-delà de son statut d’acteur de cinéma.

À l’arrière-plan de tout cela, il y a encore la référence à Deleuze (un des personnages-clés de ce Ciné-roman), au rhizome bien sûr et à l’ensemble de ses textes sur le cinéma (L’Image-mouvement et L’Image-temps). — Je vais m’arrêter là (car ce serait sans fin), mais vous voyez bien que le champ est immense et d’une exceptionnelle richesse.— Un grand merci à vous pour votre lecture et ces questionnements…

Une lecture de Ciné-roman Ciné-peinture

mardi 15 avril 2014

ARTAUD / VAN GOGH et le regard des Lunettes Rouges.

Librairie La Hune, avril 2014 © FDM.

Une fois n’est pas coutume : je voudrais ici me situer dans le sillage des interrogations soulevées par « Lunettes rouges » dans son « papier » très efficace : « Lire ou regarder : van Gogh ou Artaud ? » (Le Monde du 10 avril). — Ce papier pose effectivement quelques très bonnes questions.

Sur la cohérence globale tout d’abord de l’exposition. Et oui, Lunettes rouges a raison. Il semble que l’on ait affaire au collage de plusieurs scènes et de plusieurs « expositions » ou fragments d’expositions.

Il n’y a, effectivement, aucun lien à établir au prime abord entre les peintures de Van Gogh et les dessins du Mômo. Peintures, d’un côté, dessins de l’autre. Il est d’ailleurs des plus sage que les organisateurs de l’exposition n’aient pas cherché à confronter Artaud et van Gogh sur ce terrain. — Artaud n’est aucunement parti de ses propres dessins et de l’aventure graphique et plastique qui est la sienne pour écrire sur van Gogh.

Il s’est, sur ce point, bel et bien confronté à l’œuvre peinte du peintre d’Arles et d’Auvers-sur-Oise. Et que l’on ne s‘y trompe pas : ces toiles, il les a intégrées. De manière frontale, matérielle et vive. Marthe Robert, qui visita l’exposition de l’Orangerie avec Artaud, remarque certes, que la visite eut lieu au pas de course. Mais l’on comprend bien que, dans son cas, elle aurait aimé s’attarder, contempler et que le tempo qui l’anime n’est pas celui du Mômo, lequel saisit en un clin d’œil — dans toute sa charge et sa vivacité, dans toute sa matérialité – ce que d’autres ne percevrons pas, fut-ce au bout d’un long moment passé devant l’œuvre.

Les lettres que van Gogh consacre à ses propres tableaux l’ont également aidé à entrer au sein de l’œuvre. Ces lettres, il en a lu quelques-unes, les confrontant aux reproductions des livres et catalogues qu’il avait sous la main.

Qu’on ne dise donc pas que son approche fut superficielle. Il n’est que de lire la description qu’il fait de certains tableaux (comme La chambre à coucher du peintre) pour saisir la beauté et la profondeur de son propos.

Lunettes rouges soulève encore de manière intéressante la question – très dialectique – du rapport entre le voir et l’écrire, entre le discours que l’on peut tenir sur un tableau et la perception corrélative de ce même tableau. — Et ici tout est possible. Ce qui montre assez la richesse et la diversité des confrontations possibles à une toile.

Les œuvres de van Gogh vivent bien sûr – de manière forte et entière – en dehors du texte d’Artaud. Ce dernier vient ajouter une autre dimension, un autre monde à l’ensemble de ces mondes qui surgissent du rapport que chacun peut entretenir avec les toiles colorées de Vincent van Gogh. Le texte d’Artaud agirait là à la façon d’une sorte de « réalité augmentée ».

Que dire, maintenant, de cette autre question abordée par Lunettes rouges : celle du poids corrélatif et de l’existence (parallèle, au sein de l’expo : dans une autre salle) des dessins d’Artaud ?

Disons-le : cette exposition est d’abord et avant tout, et – peut-être – uniquement, une exposition sur van Gogh. Artaud ne serait là que comme un faire-valoir de luxe. Un beau (et incongru) « châssis » ou « passe-partout ».

D’autant que le Artaud qui nous parle de van Gogh, ce n’est pas le dandy et le beau gosse des images cinématographiques que le public peut admirer dans l’expo. C’est le Mômo des photographies de Denise Colomb, celles de la fin de la vie, de celui qui est sorti depuis peu de l’internement en asile. Et qui se trouve physiquement délabré.

L’essentiel tient maintenant au fait que l’on ne pouvait confronter de manière aussi crue et aussi brute les peintures de van Gogh (ces peintures qui font éclater la peinture de la deuxième moitié du XIXe siècle) et les dessins d’Artaud (qui appartient à un autre siècle et à une autre galaxie).

ET CEPENDANT — c’est ce que je tente dans un petit essai tout juste publié : Vincent Van Gogh Antonin Artaud, Ciné-roman, ciné-peinture. À l’arrière-plan de ces deux œuvres plastiques – on peut déceler des sources et des problématiques communes : celles du trait, de la ligne, du pointillisme, du tourbillon des formes et des rhizomes tracés par l’un et par l’autre.

Mais ce serait une autre exposition qui se dessinerait. On partirait, comme je le fais dans Ciné-roman Ciné-peinture, des tourbillons et déluges du Vinci pour aboutir à Cy Twombly et aux rhizomes de Gilles Deleuze. Dans cette expo, on montrerait les dessins de van Gogh (riches, si riches et aux techniques si diversifiées) et non pas seulement les portraits et autoportraits du Mômo, mais les dessins et graffiti des pages de Cahiers d’Artaud.

Et là : grande surprise. Tout s’encastrerait et tourbillonnerait de concert.

Merci à Lunettes rouges de m’avoir permis de revenir sur ce joli lièvre. Qui court si bien.

Blog "Les Lunettes Rouges"

Le livre "Van Gogh / Artaud : ciné-roman, ciné-peinture"


samedi 12 avril 2014

MAPPLETHORPE. Muscle. Volume. Clair-obscur.

Grand Palais. Vue d’exposition ©FDM, 2014.

« Je vois les choses comme une sculpture, comme des formes qui occupent un espace." (Robert Mapplethorpe)

Il faudrait partir ici de cet appareillage de « muscles » qui permettent au corps d’accomplir ses mouvements et de se déployer dans l’espace. Résistance, contraction, énergie, mouvement : tout cela est rendu possible par l’ensemble des faisceaux de fibres qui assurent au corps son modelé, son volume, sa perfection.

Cette perfection interne possède son correspondant externe. L’apparence physique, la belle stature, l’harmonie des gestes et des attitudes reposent tout entières sur le bon entretien de ce que l’on nomme une belle musculation.

Depuis la statuaire grecque, et l’importance qu’elle octroie au corps, on sait combien les volumes, les solides musculatures présentent d’avantages esthétiques.

2000 ans plus tard, Mapplethorpe retrouve la fascination du corps sculpté. Qui n’est pas n‘importe quelle image du corps. Qui est celle d’un corps abstrait, sublimé. Ramené et réduit à des proportions, des volumes, des formes (géométriques ou arrondies).

Le renouveau est venu d’un nouveau medium : la photographie. Jouant sur la lumière, le contraste des ombres et de la clarté, la photographie (tout particulièrement la photographie en noir et blanc) sculpte l’image, accentuant formes et volumes. Elle apparaît ainsi aux yeux de Mapplethorpe comme un formidable instrument pour sculpter le corps humain. Redécouvrir ses pleins et ses déliés. Accentuer les bosses, les creux, les pleins, les formes et l’arrondi des membres. La musculature est ici réinventée par le clair-obscur.

D’où un traitement du nu et — plus particulièrement — du corps masculin à la façon d’un tailleur de pierre et de lumière. — Michel-Ange n’est pas loin. Mais les nouveaux éphèbes ou Apollons sont noirs (cf. le Black Book) tout autant que blancs. La nudité, le sexe y sont omniprésents. — Et là, il faudrait parler du New York des années1970-1980, du Chelsea Hotel et de la Factory d’Andy Warhol. Un monde brillant, sulfureux, factice et suprêmement inventif.

Nota bene. — Ce papier terminé, je tombe sur le blog d’Elisabeth Lebovici, consacré à cette « exposition » : « Dix minutes, douche comprise: l'exposition Lagerfeld... Oups! Mapplethorpe ». — Papier donc, non sur Mapplethorpe mais sur l’« appréhension » du protocole de cette exposition du Grand Palais. — Alors ? Sur bien des points, Elisabeth Lebovici a raison. Une exposition se fabrique, en obéissant à des protocoles précis et particuliers. Ceux-ci ont évolué. Et, de plus en plus, nous sommes en plein marketing. Fabrique d’images, sinon de « marques ». Rares sont désormais les « grandes » expositions qui échappent à cette règle. À cela j’ajouterai que les espaces du Grand Palais situés sur le pourtour ou non loin de la Grande Nef centrale ne sont guère harmonieux. Les expositions en souffrent. — C’est ce que j’ai ressenti en visitant, il y a peu, l’exposition Bill Viola : manque d’espace, manque de distance pour percevoir les œuvres, parasitisme constant de la silhouette des visiteurs qui « occulte » la vision des vidéos, etc.

Disposant d’une distance optimum pour voir les photographies, le public (peu nombreux) n’étant guère oppressant, je n’ai pour ma part prêté aucune attention au « protocole de l’exposition » Mapplethorpe, pas plus qu’à son accrochage ou au discours qui l’entourait. Je me suis concentrée (comme je le fais généralement dans les expos) sur les œuvres. Et non sur le « bla—bla » visuel et langagier qui les entoure. — Et « Mapplethorpe », oui : cela compte.

Robert Mapplethorpe au Grand Palais

« Mapplethorpe. Affichage urbain » © FDM, 2014.