© Patrick Beaulieu, 2014.
Ce texte a été réalisé dans le cadre d’une résidence d’auteur en 2010, au 3e impérial, centre d’essai en art actuel [Granby, Québec]. Il paraîtra dans un ouvrage collectif du centre.
COUDRE, DÉCOUDRE, RECOUDRE LE RÉEL
« Visible à partir du 1er octobre, jusqu’à ce que la neige la recouvre… » (Lisanne Nadeau, sur l’installation d’Ane-Marie Fortin, Espace de réfection *, 2006)
« Les paysages humains se modulent selon un amalgame de fibres que dessinent les espaces urbain, rurbain et rural. » (Entretien avec Jacques Proulx de Solidarité rurale du Québec, Instants ruraux 1998-1999, p. 27.)
Marcher. Déambuler. Questionner. Parler. « Infiltrer, habiter, spéculer ». Jouer. Échanger. Broder. Surfiler. Ajourer. Faire courir l’aiguille sur l’envers et sur l’endroit. Amalgamer entre elles les différentes couches du tissu social et paysager, leur adjoindre des fils de couleur spécifiques. Créer dans le tissu et le paysage une fenêtre, une réserve. Surfiler habilement le tout. Telles sont les opérations constantes menées par les artistes qui se risquent en résidence au 3e imperial.
« Pendant tout l’hiver, écrivait Vincent Van Gogh, j’ai tenu les fils du tissu entre mes mains et j’ai cherché le patron définitif ; si le tissu est rude et d’un aspect grossier, les fils ont néanmoins été choisis avec soin et selon des règles précises. » (Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, à propos de son tableau Les Mangeurs de pommes de terre) — Intervenant en 1996 sur le paysage autour de l'aéroport de Mirabel, Jean-Paul Ganem prend pour champ d’action cent cinquante hectares de terre non cultivée. Travaillant, comme Van Gogh sur son tableau, il aboutira à une «quadrichromie de maïs, canola, tournesol et trèfle incarnat » (Composition agricole). (Cité in Bulletin des Instants ruraux, 3e Imperial, 1999, p. 5.)
En 2008, à la fin de l’hiver, se retournant sur l’année qui s’achève au 3e imperial, Caroline Boileau déclare pratiquer sur le tissu du temps des retours et des « plis ». Les photographies, vidéos et traces documentaires laissées dans le sillage de l’installation de Giorgia Volpe (Le Temps donné, 2007), lui permettent de redécouvrir dans son imaginaire les voilages de l’installation, brodés de la multitude des noms des religieuses, des élèves et des professeurs de l’Ecole Présentation de Marie**, voilages qui s’épandaient largement au bas des fenêtres du bâtiment. Dans le contexte du paysage de neige de cet hiver 2008, ils sont désormais autrement “visibles”, “lisibles”. Insérés dans une nature imaginée, tissés dans une nouvelle trame. Comme l’ensemble des œuvres produites par le 3e imperial, « Le Temps donné » (2007) se lit sur l’envers et sur l’endroit d’une mémoire mouvante et créatrice.
La matière de chaque œuvre individuelle n’est que l’épisode et le maillage d’un Grand Œuvre collectif dont l’objet n’est autre que la métamorphose, la transformation et le façonnage du réel de la ville de Granby. De ses paysages, sa campagne, son centre ville et ses faubourgs urbains, ses habitants, ses institutions (zoo, écoles, restaurants, maisons de l’enfance, maisons de retraite, etc.). C’est ce tissu-là que les artistes s’emploient à coudre, découdre et recoudre avec le soutien et le concours de ses habitants.
Cette opération s’inscrit dans le cadre de la quotidienneté urbaine, sociale et paysagère la plus stricte. La fête picturale, sculpturale, sonore, le happening, la performance se déroulent dans le champ des us et coutumes des habitants de Granby. Les acteurs du 3e imperial ont souvent noté combien leur démarche les amenait à une multiplication d’actes de « micropolitique ». La ruse, le jeu, le mimétisme les conduisent à des « processus caméléon » (Les commensaux, Quand l'art se fait circonstances. Sous la direction de Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs. Skol, Centre des arts actuels, 2001.). Le terrain de jeu et d’action des artistes, le lieu où ils échafaudent patiemment leur toile se situe ici dans les marges, les lisières et terrains en friche de la quotidienneté.
Chaque artiste, chaque intervenant apporte une touche particulière à la fabrication d’un tissu sans cesse recousu et renouvelé. Par assemblage de vieux vêtements usagés, de tissus ou textures neuves, nos artistes dotent leur environnement de nouveaux vêtements, d’une garde-robe renouvelée au fil des installations, des performances et des œuvres (infiltrantes et décalées) qui viennent en permanence entamer ou célébrer le tissu social. Les interventions sont des plus diverses. Souvent discrètes. Et parfois à la limite du visible. Comme des reprises fondues dans la masse d’un tweed ou d’un lainage. Elles se présentent d’autres fois de manière plus apparente, et comme en relief. Le réel alors est brodé et surbrodé, orné de festons et passementeries.
La « quotidienneté » est le maître mot de ce lent et patient travail d’infiltration qui bouscule certes le réel, mais de manière tacite et continue. Ce travail s’effectue sur les rebords et sur les franges. Aux marges du réel. Il s’agit de circonscrire des lisières, d’en inventer d’autres aussi, et de les inscrire ces lisières, ces franges, au cœur même du tissu. Sollicités, conviés par les artistes, les habitants de Granby participent à la réalisation des œuvres. Ils jouent eux aussi des fils diversement colorés qui leur sont proposés et introduisent, à leur tour, rêves (Karen Elaine Spencer, Rêves à la Poste, 2008-2009), matériaux ou instruments concourant à la réalisation projetée.
Au tout début de mon séjour en résidence, Yves Gendreau m’a conduite sur quelques-uns des lieux (des sites) où les artistes avaient travaillé. Attablée dans le petit restaurant de quartier Chez Adrien, autour de la table-miroir que Patrick Bérubé (Se mettre à table, 2009-2010) avait imaginé pour dialoguer avec les habitants du lieu, j’ai compris que moi aussi je faisais désormais partie du péplum patiemment tissé par le 3e imperial. — Me voici conduite à manier à mon tour l’aiguille de l’écriture, de manière à coudre et ramasser les fils de ce que j’ai vécu et échangé au cours de cette résidence de l’automne 2010. Mes rêves, mes souvenirs et les échanges que j’ai eus avec beaucoup seront gravés sur l’envers et l’endroit de cette étoffe en devenir.
Cette métaphore textile, je l’ai vue surgir au fur et à mesure que je déambulais dans les souvenirs ou les projets des uns et des autres, dans les écrits et les archives patiemment rassemblées et qui font partie intégrante du Grand Œuvre en cours. Ce travail sur la texture sociale et le tissu du monde est une des caractéristiques premières du 3e imperial. Comme toute broderie, cette opération peut être cruelle. Au sens où Artaud employait le terme de « cruauté » : création, processus chirurgical, chair du monde retournée et mise sens dessus dessous. De manière à faire et refaire un tissu neuf, mais qui demeure cependant nourri des fibres de l’ancien et des couleurs du présent.
Ces procédures s’inscrivent dans la durée. Il s’agit pour les artistes de venir, de prospecter, de revenir et d’imprimer (aux paysages ou aux humains) une marque souvent progressive. Douglas Scholes inscrit sa démarche d’infiltration de détritus dans celle des saisons qui se succèdent et transforment les conditions d’enclenchement de l’œuvre (Esthétique pragmatique à l’œuvre en quatre temps, 2010-2011).
L’urbain, l’humain, le rural et cette catégorie si particulière de paysage qu’est le « rurbain » (mélange de campagne et de faubourg urbain) furent ainsi constamment investis, « infiltrés » par les artistes en résidence. Le tissu à chaque fois en fut repris, accompagné, souligné, modifié. Il s’agit parfois d’un surfil, d’un simple processus de soulignement (les pancartes signalétiques de Sophie Dodelin, JE MARCHE, JE PRENDS MON TEMPS, etc.). Les détritus et rebuts ajoutés de Douglas Scholes sont à ce point intégrés dans leur environnement qu’ils sont parfois à la limite de la visibilité. L’intervention couturière ou réparatrice du réel tend alors à l’invisibilité.
Dans le cadre de ses Mémoires sauvées du vent, Caroline Boileau recueille les témoignages de personnes âgées. Ces paroles, ces « mots » sont ensuite retranscrits sur du carton, découpés de manière à en faire une « dentelle », suspendue dans l’espace et le lieu de vie. Coopérant avec des intervenants sociaux qualifiés, dialoguant avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, Sylvaine Chassay travaille les mots dans leur relation à la mémoire et à leur progressif effacement (2011-2012).
Tressages. Tissages. Bouturages. Semis. Lors de ses interventions « intermittentes » entre juin 2005 et juin 2006, Valérie Blain construit un kiosque de rencontre autour de la question des jardins collectifs. Distribuant des graines, elle invite les habitants à multiplier et créer de nouveaux paysages, de nouveaux semis. Le petit pot contenant la filia, précieuse bactérie permettant la multiplication de ses produits lactés, Danyèle Alain le transmet dans l’espace de sa roulotte au cours d’un protocole amical et social parfaitement rodé. L’ensemencement se fait ici par diffusion, capillarité. Échanges.
L’artiste est alors à percevoir comme opérateur du champ social : sociologue, ethnologue, ingénieur et thérapeute. Couturier du lien social. Echangeur. Chargé de raccorder, amalgamer, entrelacer les fibres multiples et délicates de l’ensemble des matériaux complexes (naturels, humains, techniques, scientifiques,) qui forment la trame du Grand Œuvre de l’art contemporain. De provenances et d’origines très diverses, les techniques utilisées ont en commun ce processus qui consiste à coudre et suturer entre eux des matériaux qui sont eux aussi d’une grande richesse et singularité. Ce matériau c’est la réalité humaine, sociale. Et politique. C’est sur elle que travaillent les artistes du 3e imperial.
Infirmière, éclaireuse et medecine-woman des catégories sociales les plus fragiles (enfants, malades, personnes âgées), Caroline Boileau entraîne cette population à redoubler et broder son propre discours sur le canevas institutionnel. Œuvrant en technicien, ouvrier et ingénieur, entrepreneur en bâtiments, grand hauturier, constructeur de maquettes (parfois) sonores et grandeur nature, Yves Gendreau aligne dans le paysage ses filins colorés (Là où la terre fait danser les mâts***, Promenade Samuel-de-Champlain, Québec, 2008 et Chantier 2000 - Zones d’ondes, Montréal, 2000).
Le tissu même du réel, sa texture sont en question. C’est à partir des déchets organiques générés par la ferme La Pokita que Danyèle Alain fabrique sa Sculpture de chemin : une croix amalgamée et modelée à partir de déchets organiques sains (paille, fumiers, bois, feuilles mortes, déchets de table). C’est dans la terre d’une « fraisière » que Françoise Rod invite le passant à venir s’enterrer en pleine saison des fraises (« Comme une plante, ici prenez des racines », 1999). « Mes efforts, dit-elle, tendent à contribuer à la transformation de la fonction de l'art au sein de notre société, à combler le fossé entre l'art contemporain et la vie quotidienne, (...) à détourner légèrement le train-train quotidien, questionner les habitudes inconscientes et déstabiliser la confiance dans les rôles formés par l'habitude, la tradition, la société. » (Instants ruraux, 1998-1999, 3e imperial, 2000, p. 23.)
Le 3e imperial est un large atelier de transformation du réel. Les compétences propres à chaque artiste, les corps de métier et représentants du corps social auxquels il est fait appel, élargissent à chaque fois le champ des possibles. On imagine alors la complexité de la gigantesque fresque ou tapisserie ainsi créée. — Travaillant sur les échanges et l’élasticité du lien social, Martin Dufrasne engage en août 2003, des figurants chargés de perturber et bousculer l’espace d’un atelier et les menus objets ou matériaux qui l’investissent (matelas, élastique, fil de fer…). Le lieu sera à l’issue de la performance, « décousu », défait et rétabli dans son état originel.
Lorsque César Saëz distribue en 1999 dans la Haute-Yamaska, une quarantaine de panneaux (« Vous êtes ici »), répartis dans un rayon de 10 km autour de Granby, il insiste sur l’étrange relation qui lie l’infiniment petit et l’infiniment grand : Granby et ses artistes sont un point minuscule au cœur de la Galaxie. Mais ce point est un Centre. Vivant et opérant. Noué, dénoué et renoué. C’est en arpenteur, géographe et prospecteur des temps futurs, que Thomas Grondin s’attaque en janvier 2001 à la cartographie même de la ville de Granby, dont il souhaite modifier les contours et l’agencement. Soigneusement prélevées dans le paysage même de la ville par Stéphane Gilot, les images de La Forêt d’os sont ensuite greffées sous la forme d’un court-métrage et d’une installation in situ à la bibliothèque Paul-O-Trépagnier (2009).
Le réel est en permanence doublé, redoublé. Paré de ces jolies doublures que constituent les images. Ainsi des Morceaux de paysage (2009) d’Emilie Rondeau, chaque cliché étant comme recousu au lieu même dont il fut extrait. Ou les poétiques installations à ciel ouvert de Patrick Beaulieu (Cherche étoiles, 2004).
Dans la région de Granby et ses environs — son zoo, ses routes, ses institutions (écoles, restaurants, fermes, etc.) — une cartographie à la Borges se met en place. La carte et le canevas imaginaires progressivement constitués s’infiltrent dans le réel et finissent par redoubler, contourner, se substituer au territoire initial. Cette nouvelle carte, ce nouveau canevas de la ville de Granby sont visuels, sonores, humains, urbains, ruraux. Poétiques ou critiques. Fonctionnels ou dérisoires.
Il s’agit d’un réel enrichi, métamorphosé, amplifié. Réel humble et quotidien que chaque artiste prend pour canevas et transmue en utilisant à chaque fois une aiguille, un point de couture, des idées, des sentiments et des couleurs qui lui sont propres.
Le Débarquement de Noé (Jean-Yves Vigneau, 2006-2007) et de ses créatures magiques a déjà eu lieu en de multiples endroits de la ville de Granby. — Gageons, toutefois, que ce type d’invasion du réel se répètera, sous des formes et des habits multiples, tant que vivront, broderont, imagineront et œuvreront les artistes du 3e imperial…
* le travail d’Ane-Marie Fortin consistait à insérer des moules d’objets dans les fissures du trottoir.
** Ecole Présentation de Marie, Granby (Québec), institution fondée en 1879, qui cessait ses activités quelques semaines après l'intervention de l'artiste.
*** Là où la terre fait danser les mâts, œuvre d’intégration des arts à l’environnement réalisée dans le cadre du 400e anniversaire de fondation de la ville de Québec dont le titre complet inclut des traductions en langue mic mac (traduction de Mr Metallic) et en anglais : Na nàdèl dàn sibu gisàdoqol mêdoqoml amalkan. Where masts come to dance with the land.
Résidence au 3e Imperial
Imperial Tobacco (Granby, Québec)
© Patrick Beaulieu, 2014.
« Visible à partir du 1er octobre, jusqu’à ce que la neige la recouvre… » (Lisanne Nadeau, sur l’installation d’Ane-Marie Fortin, Espace de réfection *, 2006)
« Les paysages humains se modulent selon un amalgame de fibres que dessinent les espaces urbain, rurbain et rural. » (Entretien avec Jacques Proulx de Solidarité rurale du Québec, Instants ruraux 1998-1999, p. 27.)
Marcher. Déambuler. Questionner. Parler. « Infiltrer, habiter, spéculer ». Jouer. Échanger. Broder. Surfiler. Ajourer. Faire courir l’aiguille sur l’envers et sur l’endroit. Amalgamer entre elles les différentes couches du tissu social et paysager, leur adjoindre des fils de couleur spécifiques. Créer dans le tissu et le paysage une fenêtre, une réserve. Surfiler habilement le tout. Telles sont les opérations constantes menées par les artistes qui se risquent en résidence au 3e imperial.
« Pendant tout l’hiver, écrivait Vincent Van Gogh, j’ai tenu les fils du tissu entre mes mains et j’ai cherché le patron définitif ; si le tissu est rude et d’un aspect grossier, les fils ont néanmoins été choisis avec soin et selon des règles précises. » (Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, à propos de son tableau Les Mangeurs de pommes de terre) — Intervenant en 1996 sur le paysage autour de l'aéroport de Mirabel, Jean-Paul Ganem prend pour champ d’action cent cinquante hectares de terre non cultivée. Travaillant, comme Van Gogh sur son tableau, il aboutira à une «quadrichromie de maïs, canola, tournesol et trèfle incarnat » (Composition agricole). (Cité in Bulletin des Instants ruraux, 3e Imperial, 1999, p. 5.)
En 2008, à la fin de l’hiver, se retournant sur l’année qui s’achève au 3e imperial, Caroline Boileau déclare pratiquer sur le tissu du temps des retours et des « plis ». Les photographies, vidéos et traces documentaires laissées dans le sillage de l’installation de Giorgia Volpe (Le Temps donné, 2007), lui permettent de redécouvrir dans son imaginaire les voilages de l’installation, brodés de la multitude des noms des religieuses, des élèves et des professeurs de l’Ecole Présentation de Marie**, voilages qui s’épandaient largement au bas des fenêtres du bâtiment. Dans le contexte du paysage de neige de cet hiver 2008, ils sont désormais autrement “visibles”, “lisibles”. Insérés dans une nature imaginée, tissés dans une nouvelle trame. Comme l’ensemble des œuvres produites par le 3e imperial, « Le Temps donné » (2007) se lit sur l’envers et sur l’endroit d’une mémoire mouvante et créatrice.
La matière de chaque œuvre individuelle n’est que l’épisode et le maillage d’un Grand Œuvre collectif dont l’objet n’est autre que la métamorphose, la transformation et le façonnage du réel de la ville de Granby. De ses paysages, sa campagne, son centre ville et ses faubourgs urbains, ses habitants, ses institutions (zoo, écoles, restaurants, maisons de l’enfance, maisons de retraite, etc.). C’est ce tissu-là que les artistes s’emploient à coudre, découdre et recoudre avec le soutien et le concours de ses habitants.
Cette opération s’inscrit dans le cadre de la quotidienneté urbaine, sociale et paysagère la plus stricte. La fête picturale, sculpturale, sonore, le happening, la performance se déroulent dans le champ des us et coutumes des habitants de Granby. Les acteurs du 3e imperial ont souvent noté combien leur démarche les amenait à une multiplication d’actes de « micropolitique ». La ruse, le jeu, le mimétisme les conduisent à des « processus caméléon » (Les commensaux, Quand l'art se fait circonstances. Sous la direction de Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs. Skol, Centre des arts actuels, 2001.). Le terrain de jeu et d’action des artistes, le lieu où ils échafaudent patiemment leur toile se situe ici dans les marges, les lisières et terrains en friche de la quotidienneté.
Chaque artiste, chaque intervenant apporte une touche particulière à la fabrication d’un tissu sans cesse recousu et renouvelé. Par assemblage de vieux vêtements usagés, de tissus ou textures neuves, nos artistes dotent leur environnement de nouveaux vêtements, d’une garde-robe renouvelée au fil des installations, des performances et des œuvres (infiltrantes et décalées) qui viennent en permanence entamer ou célébrer le tissu social. Les interventions sont des plus diverses. Souvent discrètes. Et parfois à la limite du visible. Comme des reprises fondues dans la masse d’un tweed ou d’un lainage. Elles se présentent d’autres fois de manière plus apparente, et comme en relief. Le réel alors est brodé et surbrodé, orné de festons et passementeries.
La « quotidienneté » est le maître mot de ce lent et patient travail d’infiltration qui bouscule certes le réel, mais de manière tacite et continue. Ce travail s’effectue sur les rebords et sur les franges. Aux marges du réel. Il s’agit de circonscrire des lisières, d’en inventer d’autres aussi, et de les inscrire ces lisières, ces franges, au cœur même du tissu. Sollicités, conviés par les artistes, les habitants de Granby participent à la réalisation des œuvres. Ils jouent eux aussi des fils diversement colorés qui leur sont proposés et introduisent, à leur tour, rêves (Karen Elaine Spencer, Rêves à la Poste, 2008-2009), matériaux ou instruments concourant à la réalisation projetée.
Au tout début de mon séjour en résidence, Yves Gendreau m’a conduite sur quelques-uns des lieux (des sites) où les artistes avaient travaillé. Attablée dans le petit restaurant de quartier Chez Adrien, autour de la table-miroir que Patrick Bérubé (Se mettre à table, 2009-2010) avait imaginé pour dialoguer avec les habitants du lieu, j’ai compris que moi aussi je faisais désormais partie du péplum patiemment tissé par le 3e imperial. — Me voici conduite à manier à mon tour l’aiguille de l’écriture, de manière à coudre et ramasser les fils de ce que j’ai vécu et échangé au cours de cette résidence de l’automne 2010. Mes rêves, mes souvenirs et les échanges que j’ai eus avec beaucoup seront gravés sur l’envers et l’endroit de cette étoffe en devenir.
Cette métaphore textile, je l’ai vue surgir au fur et à mesure que je déambulais dans les souvenirs ou les projets des uns et des autres, dans les écrits et les archives patiemment rassemblées et qui font partie intégrante du Grand Œuvre en cours. Ce travail sur la texture sociale et le tissu du monde est une des caractéristiques premières du 3e imperial. Comme toute broderie, cette opération peut être cruelle. Au sens où Artaud employait le terme de « cruauté » : création, processus chirurgical, chair du monde retournée et mise sens dessus dessous. De manière à faire et refaire un tissu neuf, mais qui demeure cependant nourri des fibres de l’ancien et des couleurs du présent.
Ces procédures s’inscrivent dans la durée. Il s’agit pour les artistes de venir, de prospecter, de revenir et d’imprimer (aux paysages ou aux humains) une marque souvent progressive. Douglas Scholes inscrit sa démarche d’infiltration de détritus dans celle des saisons qui se succèdent et transforment les conditions d’enclenchement de l’œuvre (Esthétique pragmatique à l’œuvre en quatre temps, 2010-2011).
L’urbain, l’humain, le rural et cette catégorie si particulière de paysage qu’est le « rurbain » (mélange de campagne et de faubourg urbain) furent ainsi constamment investis, « infiltrés » par les artistes en résidence. Le tissu à chaque fois en fut repris, accompagné, souligné, modifié. Il s’agit parfois d’un surfil, d’un simple processus de soulignement (les pancartes signalétiques de Sophie Dodelin, JE MARCHE, JE PRENDS MON TEMPS, etc.). Les détritus et rebuts ajoutés de Douglas Scholes sont à ce point intégrés dans leur environnement qu’ils sont parfois à la limite de la visibilité. L’intervention couturière ou réparatrice du réel tend alors à l’invisibilité.
Dans le cadre de ses Mémoires sauvées du vent, Caroline Boileau recueille les témoignages de personnes âgées. Ces paroles, ces « mots » sont ensuite retranscrits sur du carton, découpés de manière à en faire une « dentelle », suspendue dans l’espace et le lieu de vie. Coopérant avec des intervenants sociaux qualifiés, dialoguant avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, Sylvaine Chassay travaille les mots dans leur relation à la mémoire et à leur progressif effacement (2011-2012).
Tressages. Tissages. Bouturages. Semis. Lors de ses interventions « intermittentes » entre juin 2005 et juin 2006, Valérie Blain construit un kiosque de rencontre autour de la question des jardins collectifs. Distribuant des graines, elle invite les habitants à multiplier et créer de nouveaux paysages, de nouveaux semis. Le petit pot contenant la filia, précieuse bactérie permettant la multiplication de ses produits lactés, Danyèle Alain le transmet dans l’espace de sa roulotte au cours d’un protocole amical et social parfaitement rodé. L’ensemencement se fait ici par diffusion, capillarité. Échanges.
L’artiste est alors à percevoir comme opérateur du champ social : sociologue, ethnologue, ingénieur et thérapeute. Couturier du lien social. Echangeur. Chargé de raccorder, amalgamer, entrelacer les fibres multiples et délicates de l’ensemble des matériaux complexes (naturels, humains, techniques, scientifiques,) qui forment la trame du Grand Œuvre de l’art contemporain. De provenances et d’origines très diverses, les techniques utilisées ont en commun ce processus qui consiste à coudre et suturer entre eux des matériaux qui sont eux aussi d’une grande richesse et singularité. Ce matériau c’est la réalité humaine, sociale. Et politique. C’est sur elle que travaillent les artistes du 3e imperial.
Infirmière, éclaireuse et medecine-woman des catégories sociales les plus fragiles (enfants, malades, personnes âgées), Caroline Boileau entraîne cette population à redoubler et broder son propre discours sur le canevas institutionnel. Œuvrant en technicien, ouvrier et ingénieur, entrepreneur en bâtiments, grand hauturier, constructeur de maquettes (parfois) sonores et grandeur nature, Yves Gendreau aligne dans le paysage ses filins colorés (Là où la terre fait danser les mâts***, Promenade Samuel-de-Champlain, Québec, 2008 et Chantier 2000 - Zones d’ondes, Montréal, 2000).
Le tissu même du réel, sa texture sont en question. C’est à partir des déchets organiques générés par la ferme La Pokita que Danyèle Alain fabrique sa Sculpture de chemin : une croix amalgamée et modelée à partir de déchets organiques sains (paille, fumiers, bois, feuilles mortes, déchets de table). C’est dans la terre d’une « fraisière » que Françoise Rod invite le passant à venir s’enterrer en pleine saison des fraises (« Comme une plante, ici prenez des racines », 1999). « Mes efforts, dit-elle, tendent à contribuer à la transformation de la fonction de l'art au sein de notre société, à combler le fossé entre l'art contemporain et la vie quotidienne, (...) à détourner légèrement le train-train quotidien, questionner les habitudes inconscientes et déstabiliser la confiance dans les rôles formés par l'habitude, la tradition, la société. » (Instants ruraux, 1998-1999, 3e imperial, 2000, p. 23.)
Le 3e imperial est un large atelier de transformation du réel. Les compétences propres à chaque artiste, les corps de métier et représentants du corps social auxquels il est fait appel, élargissent à chaque fois le champ des possibles. On imagine alors la complexité de la gigantesque fresque ou tapisserie ainsi créée. — Travaillant sur les échanges et l’élasticité du lien social, Martin Dufrasne engage en août 2003, des figurants chargés de perturber et bousculer l’espace d’un atelier et les menus objets ou matériaux qui l’investissent (matelas, élastique, fil de fer…). Le lieu sera à l’issue de la performance, « décousu », défait et rétabli dans son état originel.
Lorsque César Saëz distribue en 1999 dans la Haute-Yamaska, une quarantaine de panneaux (« Vous êtes ici »), répartis dans un rayon de 10 km autour de Granby, il insiste sur l’étrange relation qui lie l’infiniment petit et l’infiniment grand : Granby et ses artistes sont un point minuscule au cœur de la Galaxie. Mais ce point est un Centre. Vivant et opérant. Noué, dénoué et renoué. C’est en arpenteur, géographe et prospecteur des temps futurs, que Thomas Grondin s’attaque en janvier 2001 à la cartographie même de la ville de Granby, dont il souhaite modifier les contours et l’agencement. Soigneusement prélevées dans le paysage même de la ville par Stéphane Gilot, les images de La Forêt d’os sont ensuite greffées sous la forme d’un court-métrage et d’une installation in situ à la bibliothèque Paul-O-Trépagnier (2009).
Le réel est en permanence doublé, redoublé. Paré de ces jolies doublures que constituent les images. Ainsi des Morceaux de paysage (2009) d’Emilie Rondeau, chaque cliché étant comme recousu au lieu même dont il fut extrait. Ou les poétiques installations à ciel ouvert de Patrick Beaulieu (Cherche étoiles, 2004).
Dans la région de Granby et ses environs — son zoo, ses routes, ses institutions (écoles, restaurants, fermes, etc.) — une cartographie à la Borges se met en place. La carte et le canevas imaginaires progressivement constitués s’infiltrent dans le réel et finissent par redoubler, contourner, se substituer au territoire initial. Cette nouvelle carte, ce nouveau canevas de la ville de Granby sont visuels, sonores, humains, urbains, ruraux. Poétiques ou critiques. Fonctionnels ou dérisoires.
Il s’agit d’un réel enrichi, métamorphosé, amplifié. Réel humble et quotidien que chaque artiste prend pour canevas et transmue en utilisant à chaque fois une aiguille, un point de couture, des idées, des sentiments et des couleurs qui lui sont propres.
Le Débarquement de Noé (Jean-Yves Vigneau, 2006-2007) et de ses créatures magiques a déjà eu lieu en de multiples endroits de la ville de Granby. — Gageons, toutefois, que ce type d’invasion du réel se répètera, sous des formes et des habits multiples, tant que vivront, broderont, imagineront et œuvreront les artistes du 3e imperial…
* le travail d’Ane-Marie Fortin consistait à insérer des moules d’objets dans les fissures du trottoir.
** Ecole Présentation de Marie, Granby (Québec), institution fondée en 1879, qui cessait ses activités quelques semaines après l'intervention de l'artiste.
*** Là où la terre fait danser les mâts, œuvre d’intégration des arts à l’environnement réalisée dans le cadre du 400e anniversaire de fondation de la ville de Québec dont le titre complet inclut des traductions en langue mic mac (traduction de Mr Metallic) et en anglais : Na nàdèl dàn sibu gisàdoqol mêdoqoml amalkan. Where masts come to dance with the land.
Florence de Mèredieu
Décembre 2011
3e Imperial
Décembre 2011
Résidence au 3e Imperial
© Patrick Beaulieu, 2014.
1 commentaire:
Laisser couler au fil de la rivière, ausculter, écouter, tisser, enchevêtrer les saveurs, les fluides, souvenirs et sensations : "boire un thé au bord de la rivière -" (Mei-Kuei Feu, Intervention et résidence au 3e Imperial, 2021).
Voir la vidéo :
https://mailchi.mp/c3607c8d9c8f/mei_kuei_feu_vimeo_fevrier2022?e=16e3060aa
"À Taïwan, pays natal de Mei-Kuei Feu, le Fèng chá est pratiqué par les familles depuis des générations; il consiste à offrir du thé ou de l’eau aux passants pour étancher leur soif. Ces valeurs de partage, d’accueil et d’hospitalité ainsi que l’importance de l’eau comme ressource vitale sont au cœur du projet de l’artiste."
Au 3e Imperial - de longues et prolifiques années après ma propre visite et interpénétration du lieu en 2011 -, l'aventure continue de se tisser, tresser, infiltrer et induire.
Au tournant de la rivière Yamaska
et au fil des souvenirs, échanges et conversations de la nature et des artistes de passage…
Florence de Mèredieu, quelque part en Normandie en ce 22 février 2022
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