mercredi 6 mai 2020

CAÏN ET ABEL au risque des arts modernes et contemporains

Anselm Kiefer, Caïn et Abel, 2006. Photo, DR.

Florence de Mèredieu
CAÏN ET ABEL
Au risque des arts modernes et contemporains
(XXe et XXIe siècles) :
Arts plastiques, musiques, théâtres, performances.

* Conférence prononcée lors du Colloque
Caïn et Abel à l’Université d’ARRAS, le 22 mars 2019
[Graphè. Centre de recherches Textes et Cultures].

Loin de s'estomper, le mythe biblique de Caïn et d'Abel connaît, au XXe et XXIe siècles, une explosion et dissémination. Il conquiert l'ensemble des disciplines, des genres et des différentes sphères sociétales. Les grandes lignes du mythe perdurent. Certaines - suivant les aléas d'une histoire européenne et mondiale chaotique - se voient renforcées. Telle la dimension vertigineuse du mal dans un siècle qui voit se succéder les deux grands guerres mondiales, suivies de ce que l’on a pu dénommer la « guerre froide ». L’expansion du communisme (en Russie puis en Chine) entraîne d’autres tragédies. Caïn devient plus que jamais le prototype et l’incarnation d’une humanité en proie au tragique d’un destin qui s’abat en permanence sur elle.

Caïn tend à devenir le symbole de la figure de l'artiste, confronté à une réalité souvent douloureuse et polymorphe. Duelle. Et qui - pour créer - se trouve paradoxalement confronté à une forme permanente de critique et de destruction. L'histoire des avant-gardes artistiques modernes et contemporaines abonde en figures destructrices et assassines. Père des arts et de la civilisation, on comprend que Caïn puisse être considéré à l'instar d'un génie. - Développée sur un projet de Robert Badinter (dont on sait quel rôle il a joué dans l'abolition de la peine de mort en France), l'exposition « Crime et Châtiment », organisée par Jean Clair en 2010 au Musée d'Orsay, portait sur la période 1791-1981. Premier crime de l'humanité, le meurtre d'Abel par Caïn y fut abondamment évoqué.

"Tout homme est un artiste", dira le sculpteur allemand Joseph Beuys", qui interprète et recrée le monde, défaisant et refaisant ce qui a été fait par Dieu. L'art de notre temps évolue ainsi entre deux approches, l'une d'exégèse, l'autre de destruction/re-création. Nous aurons encore à insister sur l'exacerbation du métaphysique et du politique dans les versions contemporaines du mythe. Revu souvent au travers d'une grille psychanalytique (freudienne, mais plus encore kleinienne : « la bonne et la mauvaise mère »), le nœud gordien familial, social, politique et métaphysique vient sur le devant de la scène.

L’évolution des mœurs, la prise en compte et reconnaissance de l’homosexualité et de la question du genre, amène à diversifier la façon dont on peut se représenter la figure duelle d’Abel et de Caïn. Le thème de la gémellité de ces figures en est renforcé. Ces questions sous-tendent la trame d'œuvres plastiques, musicales, théâtrales et textuelles d'une grande puissance. Il ne s’agit de rien moins que de réécrire une cosmogonie qui puisse atteindre à l’ampleur et à la puissance du drame de notre époque.

Nous cheminerons de Georg Grosz, Anselm Kiefer et Marc Chagall, jusqu’à Heiner Müller, Romeo Castellucci et Antonin Artaud, en passant par Gina Pane, Rubens et Salvatore Rosa, Pierre et Gilles, Lou Reed et Bob Dylan. – Notre analyse sera ponctuée d'œuvres précises, titrées et datées, auxquelles nous renvoyons le lecteur. Celui-ci pourra approfondir cet article dans les livres ou dans les textes, images et vidéos proposés sur le web.

Caïn et Abel dans l'Allemagne de 1914 à 1945 :
le crime de l’homme contre l’homme/
Le crime de l’homme contre Dieu ou de Dieu contre l’homme

* Georg Grosz (1893-1959) "Caïn ou Hitler en enfer", 1944. - Peintre allemand, Grosz participe au mouvement dada et à la Nouvelle objectivité. Volontaire lors de la première guerre mondiale, il en ressort profondément atteint et n'a de cesse de s'opposer à la guerre. Son "Christ en croix au masque à gaz" (1923) a marqué les esprits. Il part pour les États-Unis en 1933. Il y peindra cette toile représentant Caïn incarné en Hitler, sur le fond d'un paysage d'apocalypse. Celui-ci est assis, le regard vide, aux côtés du corps renversé d'Abel. Sortes de ramifications et de miniaturisations du corps d'Abel, une myriade de petits squelettes pullulent et s'agitent sur le sol. Dieu a disparu de la scène. - On retrouvera plus tard ce même processus de multiplication et de dissémination des meurtres guerriers chez deux plasticiens britanniques, les Frères Chapman. Une de leurs œuvres ("Come and see", 2013) met en scène 30.000 figurines en modèles réduits : soldats, squelettes, etc..

* Anselm Kiefer (né en 1945), "Caïn et Abel", 2006. Allemand, peintre, sculpteur, créateur d'objets, de vitrines et d'installations, Anselm Kiefer appartient à une génération qui n'a pas fait la guerre mais se retrouve hanté par un passé nazi qui lui fait horreur. Considérant la réalité comme trop lourde pour pouvoir être désignée comme "réelle", il ressent la nécessité de passer par le mythe (ici Caïn et Abel) pour exorciser son passé en le restituant sous la forme d’une expression plastique. Très marqué par la cabale et la pensée juive, il vit et travaille en France depuis 1993.

Paysage de cendres et de fin du monde, surgi au lendemain d'une bataille décisive, brossée dans des teintes ocres et grises, martelée et griffée de giclures noires, la grande toile de Kiefer englobe le visiteur (telle les "Nymphéas" de Claude Monet). Nous sommes confrontés au silence et au vide. On n'aperçoit ni Caïn, ni Abel. Dieu même a disparu de la scène. Il ne reste plus, au cœur d’un champ de barbelés envahi par de légères fumeroles, que deux chaises vides - éloignées l'une de l'autre et substituts probables d’Abel et de Caïn. Cette disparition de la figure de Dieu - omniprésente et centrale dans les œuvres des origines et qui tend à s'estomper dans les œuvres du XXe siècle serait (elle-même) à interroger. Et à précisément dater.

* Heiner Müller : Une vie « sous deux dictatures »
Toujours en Allemagne, Heiner Müller (1929-1995), né en Saxe choisit, après-guerre (en 1949), de demeurer dans ce qui est devenu la RDA. Il va alors être pris - comme dans un étau - dans la double problématique de son opposition au nazisme (son père fut envoyé en 1933 dans un camp de travail et cela a marqué toute son enfance) et de son propre parcours en Allemagne de l’Est (où il est vite surveillé par la Stasi). Ses pièces seront censurées. L’écrivain et homme de théâtre découvre alors la guerre totale. De tous contre tous. La perpétuation de l’absurdité et de l’horreur du monde dans lequel il se trouve depuis l’enfance le plonge dans un état qui présente de lourdes affinités avec l’histoire du meurtre commis par Caïn sur son frère Abel. L’homme s’en prend à l’homme. Les amis et proches parents se déchirent entre eux.

Il n’est alors pas même besoin de prononcer les noms d’Abel et de Caïn pour que l’on se retrouve en plein cœur de leur tragédie. Qui sont souvent des tragédies familiales : celles de frères situés dans deux camps différents. Autant de divorces : politiques, idéologiques, souvent constitués au détour de circonstances imprévues de l’existence. – Les frères alors se tuent les uns les autres ! On n’a plus affaire qu’à des « proies ». - « Est-ce que nous troublons une fête de famille ? », demande le commissaire politique, qui vient enquêter, arrêter et se retrouve en pleine tragédie familiale » (1)

. L’intention d’Heiner Müller est de s’appuyer sur la puissance des grands mythes. En procédant, par exemple, à une sorte de réécriture de Shakespeare, dont le texte se voit – dans sa pièce "Hamlet-Machine", écrite en 1977 - jumelé au sien. – « J'étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans le dos les ruines de l’Europe » (2). — Écrite en 1982, son autre pièce de théâtre, "Médée-Matériau" démontre que les grands mythes sont - sur certains points - interchangeables et comme soudés les uns aux autres. C’est alors le grand brassement des mythes (La Toison d’Or, etc.).

C’est dans un essai portant sur l’affrontement Ouest-Est, "New York ou le visage de fer de la liberté" (1987) qu’Heiner Müller affronte de manière directe le mythe de Caïn et d’Abel. Cité placée sous le signe de l’argent, New York illustre le triomphe du capitalisme. Ville maudite, construite sur le modèle des cités érigées par Caïn, son érection a pour fondement un meurtre originel. Celui des Indiens d’Amérique, considérés comme les descendants d’Abel et dont les corps servent de fondations à la ville. - Une guerre permanente règne dans cette cité que Müller considère comme la ville même de Caïn. Il oppose alors la « sédentarité » d’une ville comme New-York à Moscou, en laquelle il voit une cité nomade ouverte sur l’Asie. Ce sont là évidemment des points de vue d’écrivain et d’homme engagé qui peuvent se compléter d’autres perspectives.

D’où le désir d’ébranler les fondations de la Cité et d’assister un jour (peut-être) à son engloutissement. Sous le double effet conjoint de l’industrialisation et du réchauffement climatique. Des requins nageraient alors au milieu des banques de Wall Street (3) … - L’Ouest n’est plus le lieu où se joue l’histoire. - Müller en appelle désormais au tiers-monde…

* Marc Chagall (1887-1985) : un contrepoint biblique, "Caïn et Abel", 1960. - Cette lithographie fait partie d’un ensemble consacré à la bible par Marc Chagall, artiste russe exilé à Paris. Il fut élevé dans la culture yiddish et a toujours conservé l’idée de correspondances profondes entre les religions. Son interprétation de l’histoire de Caïn et d’Abel s’inscrit dans une orthodoxie assez stricte, qui se pare – sur le plan esthétique - de toutes les ressources de la couleur et de la modernité. Une exposition, « Chagall et la Bible », eut lieu à Paris en 2011, au Musée d’histoire du judaïsme. – Ce tableau marque une forme de continuation dans l’histoire de l’art du XXe siècle, d’une double forme d’art et chrétien et judaïque qui passe outre à l’interdiction (dans la tradition juive) de la représentation de la figure humaine lorsqu’il s’agit de thèmes religieux. On insistera sur le lyrisme et la grande poésie de cette scène – qui se déroule la nuit, au clair de lune. La nudité des corps semble renvoyer à une sorte de Jardin d’Eden et de monde originel qui aurait tout à coup basculé dans le drame.

* Bob Dylan et Lou Reed : chanson et musique dans l’Amérique des années 1960-70

La puissante dissémination du mythe de Caïn et Abel dans les arts et l’ensemble des procédures sociétales modernes et contemporaines explique que l’on puisse – au détour de certains des grands succès de la contre-culture (folk, rock, pop, blues) - découvrir nos deux grandes figures mythiques. Comme chez l’inclassable Bob Dylan (né en 1941) dont le "Desolation Row" 1965 (il en est le parolier) résonne de l’inquiétante présence des deux figures bibliques. Caïn et Abel y apparaissent au fin fond de l’une de ces ruelles et allées inquiétantes des grandes cités américaines.

Quelqu’un dit : "Vous êtes au mauvais endroit, mon ami, vous feriez mieux de partir". Le seul son qui reste ensuite est celui des ambulances. Cendrillon est aperçue vers le haut : sur Desolation Row. La lune et les étoiles se cachent. Nous sommes en plein rêve. Dans un carnaval mélancolique et grotesque :

« Tous à l’exception de Caïn et Abel
Et du bossu de Notre Dame,
Tout le monde fait l’amour
Ou encore attend la pluie
Et le bon samaritain, il s’habille,
Il se prépare pour le spectacle
Il va au carnaval ce soir
Dans l’Allée de la désolation ».
(4)

Caïn et Abel y interviennent entre Cendrillon, Bette Davis, Casanova, Noé ou Ophélie. Ils agrémentent la scène et le paysage de leur épopée tragique. Ils sont là comme les éléments d’une atmosphère ou les fragments d’un rêve archaïque.

* Lou Reed (1942-2013), qui fut lié à l’aventure du Velvet Underground, aura des accents plus tragiques encore, l’histoire de Caïn et d’Abel entrant en résonance avec sa propre histoire. Il est l’auteur de textes fulgurants, hantés par les difficultés de sa vie d’adolescent qui ne parvient pas à faire admettre par son entourage ses tendances homosexuelles. En dépression, il sera soumis à des électrochocs dont la spécificité est qu’ils lui seront pour la plupart administrés chez lui, dans le « home » familial. Ce qui accentuera le sentiment d’avoir été agressé et détruit pas ses propres parents.

En 1974, il signe une magnifique chanson, « Kill your sons ». Une mélopée sauvage – mi-parlée, mi-chantée - sur fond de guitares électriques. Quant au fond de l’histoire, les psychiatres sont là pour lui administrer des électrochocs qui lui font perdre la mémoire et le laissent hébété.

« Tes psychiatres à deux balles te donnent un choc électrique
Ils disent qu’ils te laissent vivre à la maison, avec papa et maman
Au lieu de l’hôpital psychiatrique
Mais chaque fois que tu as essayé de lire un livre
Tu n’as pas pu accéder à la page 17
Parce que tu as oublié où tu étais
Et donc tu ne pouvais même pas lire ».
(5)

Survient alors le thème du meurtre des fils par les parents et les institutions qu’ils mettent en œuvre pour « redresser le comportement et les humeurs de leurs enfants ». Le mythe de Caïn et d’Abel est ici déporté de la simple fratrie (querelle et meurtres entre frères) sur l’ensemble de la sphère familiale. Ce sont ici les parents qui sont amenés à « tuer » d’une manière qui n’est pas seulement symbolique, puisque l’électrochoc engendre bien un coma (une petite mort), suivie d’un réveil au sein duquel le patient est souvent hébété et atteint de troubles mémoriels et langagiers.

Cette thématique sera reprise et portée à son paroxysme par le groupe de rock alternatif The Killers en 2007 ("Tranquilize", avec Lou Reed). Sur des paroles de Brandon Flowers et avec l’intention de pousser à bout Lou Reed, une performance eut lieu et une vidéo fut tournée. Violente. De manière à confronter Lou Reed à sa propre existence. – Une vie d’errance. Une enfance sabordée. Une « balade », au double sens de chanson mélancolique et de vagabondage. Le monde des musiciens de Rock est un monde noir, très noir :

« Rock and roll, Candyland, bogeyman,
Pars en courant et donne-moi tes baskets.
La pluie acide, quand Abel a levé ses yeux vers Caïn
Nous avons commencé à pleurer et à hurler
Un précipité de pilules de pestilence et d’orgueil,
C’est une honte, on aurait pu partir naviguer
Mais le ciel sait,
Le ciel sait que tout se tranquilise ».
(6)

* Les plasticiens contemporains. Caïn et Abel… et la question du genre

* Gina Pane : Rares sont les artistes femmes à avoir représenté le mythe de Caïn et Abel (7). Gina Pane (1939-1990), artiste italienne qui vécut longtemps en France, fait ici figure d’exception. Elle fut l’une des pionnières du body art dans les années 1960-1970 et vécut en couple avec une femme.

Sur le plan professionnel, elle reçut une formation dans un atelier d’art sacré. Son œuvre est traversée par la question du corps, du sacrifice et de la chrétienté. Elle demeure très connue pour ses actions et performances effectuées dans le milieu artistique des années 1970 : rituels de sang et de souffrance. Il s’agit pour elle de pousser à bout les limites de l’endurance corporelle. Elle donne à son art une dimension très christique et se dirige de plus en plus vers un art sous-tendu par le sacré : "Partitions et icônes" (1980-1989). À la question : « Qu’est-ce que l’avant-garde ? », elle répond alors : « Giotto et le Christ ».

En 1983, son œuvre "Abel" constitue un tournant. « Meurtre d’Abel d’après une posture d’une peinture de Salvatore Rosa (1615-1673). - Partition pour une offrande ». Elle fut exposée en 2008 au Centre Pompidou (« Les Traces du sacré ») et, à Paris, à la Galerie Saint-Séverin, en 2015. Il s’agit d’un triptyque : un relief noir en métal se trouve encadré de deux ensembles de dessins. Sur le plan plastique, on a une masse centrale, une ombre uniforme et double. - On a le sentiment d’avoir affaire à un seul corps double, présenté en hauteur et de manière verticale. Notons que cette posture du dispositif du tableau de Salvatore Rosa qui l’inspire se retrouve chez d’autres peintres. Comme le "Caïn tuant Abel" de Pierre Paul Rubens, peint en 1608-1609. La lutte, le corps à corps accentuent la fusion (tragique) des deux frères. La découpe nette et le caractère tranchant du relief de métal imaginé par Gina Pane, en même temps que leur « ascension » verticale, sont des temps forts de la mise en scène opérée par l’artiste.

Sinon le thème même est traité autrement. Abel, figure généralement occultée de la représentation aussi bien que du discours critique, devient la figure centrale au détriment de la figure de son frère. – Abel, l’innocent et le sacrifié, Abel le souffrant est au cœur de l’attention. L’autre transformation opérée – le fait qu’il s’agisse de l’œuvre d’une femme – est radicale. De là à considérer qu’entre Abel et Caïn, on pourrait distinguer comme une part féminine et une part masculine ; on conçoit donc que le mythe soit ici totalement revisité. Les dessins latéraux ne font que renforcer les courbes et contre-courbes des deux corps en lutte qui finissent par ne plus former qu’une seule entité.

Vers la fin de sa vie, elle opérera une sorte de transformation plastique de la vie des Saints, en remontant aux sources de "La Légende Dorée", du dominicain Jacques de Voragine (XIIIe siècle) et des peintres du Quattrocento : Giotto, Paolo Uccello… Elle décline ses œuvres en diverses formes : « Partitions », polyptiques, etc.. En 1985-1986, elle réalise un magnifique triptyque, "François d’Assise trois fois aux blessures stigmatisé" (Centre Pompidou) d’après "La mort de saint François et l'Inspection des stigmates" (1295-1300), par Giotto (Chapelle Bardi, Basilique de Santa Croce, Florence, Toscane, Italie). François d’Assise y est représenté trois fois - avec ses stigmates. Gina Pane transpose la scène en trois images, en longueur et composées de matériaux divers. Superposées et faisant écho au format incongru de l’original. Cette dimension christique et très catholique de l’œuvre de Gina Pane s’inscrit dans le cadre plus large du body art de l’époque (cf. Michel Journiac, Messe pour un autre, Messe pour un corps, etc.).

* Pierre et Gilles, Caïn et Abel, 2001 Photographie couleur peinte, œuvre unique

Il s’agit d’un couple d’artistes : Pierre Commoy, photographe et Gilles Blanchard, peintre. Ils travaillent ensemble depuis 1976 et ont toujours partagé certaines tendances mystiques. Ils considèrent qu’art et religion ne sont pas séparables. Courant 2007, ils présentent leur travail au Musée du Jeu de Paume (Paris), sous le titre « Double Je ». En 2018, ils participent à l’exposition qui s’est tenue à Perpignan, au Couvent des Minimes : « Le Génie du Christianisme ».

Le thème de la gémellité (cf. « Double Je » et – ici – Caïn et Abel) est au cœur de leurs recherches. – Au travers d’une vision moderne et décontractée, le mythe est totalement revisité. Sur le fond de couronnes de lys, d’un ciel inexorablement bleu et de deux chandelles allumées, les figures ambiguës d’Abel et de Caïn nous font face. Sans que l’on puisse déterminer précisément qui est Caïn et qui est Abel. Innocence et ambiguïté sont ici de mises et c’est au spectateur de nommer les deux figures adolescentes en faisant marcher sa propre machine à fantasmes.

Notons que – comme précédemment chez Grosz, Anselm Kiefer, Gina Pane et (même) Chagall - , Dieu ne figure plus dans l’image. Il subsiste certes, à des degrés et avec une intensité différente d’un artiste à l’autre, comme une sorte d’aura et de référent invisible, mais il ne constitue plus la matière et réalité physique de ce que nous nommons une « image », à savoir un double, une apparence ou une « semblance » ou encore ce qu’Emmanuel Kant nommait le « phénoménal ». – Pierre et Gilles versent assez explicitement dans le versant contemporain des images médiatiques – à savoir celui des images faites pour circuler, images consommables. Comme le furent, à l’aide d’autres supports – tels la pierre, le verre, les enluminures et déjà le medium pictural – les œuvres des siècles antérieurs à notre modernité et contemporanéité.

* Romeo Castellucci (né en 1960). Genèse et création. Le « retour de Dieu »

L’œuvre puissante et prolifique du dramaturge italien marque un retour spectaculaire de la figure divine – qui vient ici se matérialiser sur scène sous les traits du "Salvator Mundi" (1465) d’Antonello de Messine (1430-1479). Projetée (en Avignon, en juillet 2011 : "Sur le concept du visage du Fils de Dieu") sur un large écran occupant toute la scène, la figure du Christ fera l’objet – tout au long du spectacle de divers traitements.

Castellucci s’interroge sur ce que l’on pourrait nommer « la triste humanité » de l’homme, condamné à la vieillesse, l’incontinence et la déchéance progressive. Dieu – sous les espèces du Christ – semble ainsi renoncer à sa part de divinité et c’est là ce qui fait le tragique de cette pièce. Une scène fit scandale et fut alors interdite. On y voyait des enfants projeter des grenades factices sur l’image divine. Castellucci se défendit alors en évoquant une sorte de « geste homéopathique », visant en quelque sorte à guérir le spectateur de ce que fut la « passion » vécue par le Christ.

Cette omniprésence de la figure divine permet de comprendre pourquoi Castellucci va rencontrer l’histoire de Caïn et d’Abel, qui joueront un rôle de premier plan dans deux de ses spectacles : "Genesi, from the museum of sleeps" (créé en Avignon en 2000). Et "Il Primo Omicidio" (sur la musique d’Alessandro Scarlatti (1660-1725), « Il Primo Omicidio overo Caino », oratorio à six voix 1707), monté en janvier-février 2019 à l’Opéra de Paris. La référence de Castellucci à la Genèse, et en particulier au premier livre du Pentateuque, agit à la façon d’un opérateur : « …les événements de la création sont impressionnants. Toute chose dans la Genèse est génétique et génitale. » (8)

Dès avant l’apparition de la mort, incarnée par l’archaïsme de ce tout premier meurtre commis par Caïn sur la personne de son frère Abel, on pressent le drame. Celui-ci monte sourdement. Le Théâtre, comme l’exprimait si bien Antonin Artaud auquel se réfère précisément Castellucci, opère d’emblée dans le bouleversement, le drame et la répétition. Toute force est duelle. Les forces originaires et primitives plus encore que les autres.

L’artiste est, d’une certaine manière, celui qui finit par voler à Dieu son pouvoir de répétition et de représentation. L’image, ce double si troublant, s’avère d’emblée plurielle. Délibérément polymorphe. On conçoit donc que des interdits religieux aient pu se mettre en place. L’artiste, en particulier l’artiste dit moderne et contemporain, est celui qui passe outre en s’emparant de ce qui serait l’impureté de l’image, sa fondamentale ambiguïté.

Le deuxième acte de la pièce se nomme "Auschwitz". Et en un sens tout est dit, puisque plus rien ne peut se dire. « Primo Levi a écrit que même la mort était mise à mort. Le passage de l’homme n‘avait plus aucun sens. C’était une production de cadavres et une génétique du non-homme. » (9) On le comprend bien « parler Auschwitz » est impossible et c’est au cœur de ce qui n’est plus même une béance que travaille Castellucci dans un rapport au spectateur devenu irrespirable. La voix seule de l’auteur du « théâtre de la cruauté » (Antonin Artaud) lui a permis de continuer. L’homme, l’enfant, le Messie, le corps d’Artaud interné sont autant de figurations de ce que représente l’agneau. À savoir le corps d’Abel, égratigné et perforé.

Le troisième acte en arrive ainsi à « l’histoire la plus triste du monde », celle de Abel et Caïn. (on commence ici par citer Abel, alors que d’ordinaire, c’est plutôt l’inverse : on commencerait donc par le plus innocent ?). Castellucci situe significativement ce meurtre au niveau de l’enfance. C’est Abel (l’enfance) qui a été tué par le meurtrier (qui, lui aussi, est encore un enfant). Caïn est alors comme « un trou noir… au cœur de la pupille » de l’humanité. » (10) Amour et haine, innocence et apprentissage de la duplicité y vont de pair. Ils semblent s’enraciner l’un en l’autre.

"Il Primo Omicidio" (2019) va encore plus loin dans ce passage au premier plan de l’enfance dans ce qui est le processus même d’une genèse meurtrière dans l’histoire de l’humanité. La splendeur de la musique de Scarlatti s’accompagne d’une grande « douceur » dans la mise en scène, d’un tempo assez lent et que l’on pourrait par moments percevoir comme assez plat. Les images scabreuses ont été rangées de côté. La mise en scène n’est pas tonitruante et ne vise aucun scandale. Seul Dieu, à un moment, élève puissamment le ton, ulcéré qu’il est par le meurtre de Caïn. On n’en pressent pas moins que les jeux de l’âge tendre deviendront vite des jeux guerriers.

La scène est ensuite progressivement envahie, au deuxième acte, par une multitude d’enfants. Comme si l’enfance – source de toutes les passions – ne pouvait être que plurielle et polymorphe. Contradictoire. Ancrée et incrustée dans les replis d’un nœud gordien solidement amarré à lui-même. La re-création du monde, c’est toujours l’affaire des enfants. L’écrivain Yukio Mishima le disait, lui aussi, qui – au lendemain de la deuxième guerre mondiale et après le passage sur l’archipel nippon de deux bombes atomiques – ne s’étonnait aucunement de ce que l’herbe déjà repousse entre les barbelés et que s’épanouissent les bourgeons de ce qui deviendra une pléiade de petites revues de poésie. (11) - Chez Castellucci Dieu donc est réapparu. Abel et Caïn sont devenus – ou redevenus – l’équivalent d’un destin. Celui d’une humanité d’une effrayante complexité. Les nodules et rhizomes de Deleuze et Guattari sont passés par là, qui n’ont rien à envier à la complexité des notions mises en lumière par Mélanie Klein et ses études sur la petite enfance.

* Antonin Artaud et la magie d’Abel

La transition se fait d’elle-même entre le discours de Castellucci et ce qui se profilait (sans que le metteur en scène italien le sache, sinon de manière inconsciente) dans le discours d’Antonin Artaud. L’éducation de ce dernier, à l’école du Sacré-Cœur de Marseille, fut profondément chrétienne et très religieuse. À tel point qu’au sortir de ses études, il songea un temps à la prêtrise. Surviendront ensuite le surréalisme, le théâtre, la guerre et les internements psychiatriques. La religiosité d’Artaud se manifestera alors par à-coups, de manière virulente mais généralement brève. Et de manière souvent scandaleuse.

C’est à la fin de sa vie, lorsqu’il est interné à l’asile de Rodez que va émerger un intérêt soudain pour la figure non pas de Caïn, mais d’Abel. Le nom de ce dernier revient souvent dans les écrits de la période asilaire, mais sans que l’on sache généralement de qui il est question. C’est la préparation de ce colloque qui m’a soudain confronté au sens d’un texte que j’avais eu souvent sous les yeux, mais sans en mesurer la portée.

Le 10 octobre 43 et depuis l’asile de Rodez où il est interné, Artaud écrit une lettre à Sonia Mossé, une de ses amies de Montparnasse dont il ignore alors qu’elle a été déportée et qu’elle mourra en camp de concentration. Il demande à ce que cette lettre soit remise à Jean Paulhan. Il explique à la jeune femme que son internement à lui est une forme d’expiation « pour ses péchés antérieurs ». Il demande à tous ses amis de se montrer « chastes » et « désintéressés ». La souffrance, dit-il, vient de ce que l'homme refuse de renoncer à la sexualité. C'est pour cela que Jésus a été crucifié, lui qui était venu sur terre pour nous laver de nos péchés.

Avant le péché originel, la sexualité n'existait pas : l’humanité se développait « suivant un principe de multiplication angélique ». C’est ainsi qu’Abel fut conçu. De manière virginale. Caïn, lui, a été engendré « par les moyens de la sexualité », une obscène invention de Satan. Le meurtre d'Abel par Caïn en a résulté. Car l'infâme, c'est de naître dans le péché et c’est ainsi qu’Artaud comprend sa propre venue dans l'existence. Comme un péché. (12) – Dans les lettres au Dr Fouks, qui datent du premier semestre 1939 (Artaud est alors interné à Sainte-Anne) avait déjà surgi ce qu’Artaud nommait « la magie d’Abel ». Une très vieille mais efficace magie qui avait pour but de guérir l’humanité. Artaud fut donc en cette histoire « l’agneau », évoqué par Castellucci, l’agneau interné et souffrant, l’agneau « torturé » [comme il le dira] par les psychiatres et la psychiatrie. Cet agneau fut sans doute – outre cela – un agneau fort rebelle. Et au verbe Haut. Mais cela est une autre histoire…

NOTES
1 - Cf. Heiner Müller, Ciment, Paris, Editions de Minuit, p. 91.
2 - Heiner Müller, Hamlet-machine, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
3 - Cf. Véronique Léonard-Roques, Caïn et Abel, Rivalité et responsabilité, Paris, Editions du Rocher, 2007, pp. 48-50.
4 – Bob Dylan - Desolation Raw / L'Allée de la Désolation
5 - Lou Reed - Kill Your Sons / Tuez vos fils
6 - The Killers feat. Lou Reed - Tranquilize / Tranquilise
7- Jean-Luc Liez me communique le nom d’une graveuse de timbre-poste, Elsa Catelin, née en 1975, qui a représenté « Dieu maudissant Caïn », tel qu’il figure dans la Rose-Nord de la cathédrale de Reims (timbre de 2011, 0,87 centimes).
8 - Romeo Castellucci, Genesi. from the museum of sleep, Texte du livret du Festival d’automne, 2000. p. 31.
9 - Ibid.
10 - Ibid.
11 - Cf. Henry Scott Stokes, Mort et vie de Mishima, Paris, Balland, 1985, p. 118.
12 - Cf. Florence de Mèredieu, C'était Antonin Artaud, Paris, Fayard, 2006, p. 782-783.


Georg Grosz, Caïn ou Hitler en enfer, 1944. Photo, DR.

vendredi 1 mai 2020

RAPHAËL RÉMIATTE : Autoportraits et Végétaux.

Raphaël Rémiatte, Autoportraits et végétaux.
Photographie © 2020 - Raphaël Rémiatte - Paris.

En écho à l’exposition qui s’est tenue du 14 au 27 janvier 2020 dans la Nef Landowski à Boulogne-Billancourt. "Il y a quatre mois, à l’invitation de la ville de Boulogne-Billancourt, j’annonçais l’exposition « Autoportraits & Végétaux ». On parlait peu alors du Covid 19, mais bien plus de la réforme des retraites et des grèves. Beaucoup d’ailleurs, n’ont pu venir jusqu’à la Nef Landowski. Alors, voici les 20 autoportraits exposés et même un peu plus. Des autoportraits, entre installation et performance, avec ou sans cheveux, avec ou sans robe, avec ou sans vêtement, mais toujours avec des végétaux en fil rouge et ce vers de Verlaine en écho « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches » ==> Durée du diaporama, 2 min 50." (Raphaël Rémiatte)

Raphaël Rémiatte est CONTEUR, un conteur aux multiples facettes et facéties, qui a le don de voyager et faire voyager son public en l’entraînant dans toutes les contrées les plus lointaines [Voir le lien ci-dessous]. En ces temps de Grand Confinement, on ne peut qu’apprécier.

Il est aussi PHOTOGRAPHE et ne cesse depuis des années de se travestir et transformer de mille et une façons. En poilu de la guerre de 14. En Clown. En Pierrot. Et le plus souvent en « Raphaël Rémiatte ». Il joue, mime, mue et se prend pour tous les autres. Et aussi pour lui-même. Ce qui fait du monde.

Caméléon, il est avant tout poète et pourrait tout aussi bien se transformer en mandoline, en flacon de parfum, en momie. Il est tout à la fois le peintre et son modèle, l’image et son presque double, son propre sosie et tous ces personnages qui l’ont devancé sur la scène de l’art.

Le style : il connaît. Il en aurait presque fait sa marque de fabrique. Il sait être désuet, mélancolique, enfantin ou bien académique. Ses photographies sont des « tableaux vivants », des saynètes à jouer et rejouer.

Il peut tout aussi bien vous camper un père Noël au look archaïque, un poilu plus vrai que nature ou bien se fondre dans l’étonnante silhouette d’une image pieuse : celle d’un Christ auréolé d’une dégoulinante couronne de roses.

Son œuvre rutile de belles couleurs. Franches. Vives. Ou bien délavées, pastellisées. D’où son amour des fleurs - rouges, roses, violettes, blanches - et des végétaux qui se délitent et se déforment.

Des végétaux donc à profusion. Pour des autoportraits ténus, baroques ou poétiques. De cette poésie qui fait de Raphaël Rémiatte une sorte de funambule ou de danseur de corde.

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Raphaël Rémiatte, Autoportraits et végétaux.
Photographie © 2020 - Raphaël Rémiatte - Paris.