lundi 25 novembre 2013

ANTONIN ARTAUD DANS LA GUERRE. DE VERDUN À HITLER .

Edtions Blusson, nov. 2013.

« Mr Mutilé, Mr tronçonné, Mr amputé, Mr décapité dans les barbelés et les guillotines du pouvoir discrétionnaire de la guerre ». (Antonin Artaud).

1914-1918 : une génération d’artistes et d’écrivains (Artaud, Breton, Masson, Céline…) se trouve projetée dans la Grande Guerre, ses tranchées, ses champs de bataille (Verdun), ses morts et ses blessés psychiques. Des Centres de neuropsychiatrie sont créés pour traiter au plus vite les malades « sans blessures apparentes », et les renvoyer au front.

Cette guerre de 14-18, Antonin Artaud (1896-1948) ne cessera de la revivre. Comme acteur de cinéma, dans Verdun, Visions d’histoire et Les Croix de bois. Comme écrivain, auteur et acteur de théâtre. — Les textes et dessins de ses derniers cahiers sont l’expression de la guerre littéraire et graphique qu’il mène à l’encontre d’une société qui a fait de lui : un « mutilé », un « amputé », un « déporté » de l’être.

Entre les deux conflits (de 1918 à 1939), se mettent en place un processus de guerre continuée (Michel Foucault), une société de plus en plus technicisée et médicalisée, une brutalisation de masse (George Mosse) de la société civile et la montée d’une forme d’« hygiène mentale » et sociale dont le dévoiement aboutira, en Allemagne, au fascisme hitlérien.

1939-1945 : Hitler (soigné lui aussi, durant la Première Guerre, dans un centre psychiatrique) entraîne l’Europe et le monde dans une guerre d’extermination. Artaud connaît alors les asiles psychiatriques, la faim, les électrochocs.

Ce livre plonge au coeur même de ce qui fit l’essentiel de l’histoire politique et culturelle du XXe siècle. La grande histoire s'y écrit au rythme de la littérature et des arts de la première moitié du siècle. On y croise ces psychiatres (et psychanalystes) qui ont nom Charcot, Freud, Babinski, Toulouse, Grasset, Tausk, Allendy, etc. - Ce qu’Edouard Toulouse nommait « la biocratie » marque, aujourd’hui encore, l’ensemble de notre société.

L’originalité de l'ouvrage est de se situer dans la tenaille de deux grandes guerres mondiales et de montrer comment Artaud (mais aussi Céline, André Breton, André Masson et bien d’autres…) se retrouvent au cœur d’un processus de "guerre continuée". L'ouvrage prend en compte une durée longue, qui est aussi celle de la vie et de l'œuvre d'un individu - Antonin Artaud - littéralement "saisi" dans la trajectoire qui arc-boute l'un à l'autre ces deux conflits.

Il s'agit là d’un « récit » résolument pluridisciplinaire, qui aborde la question de la GUERRE d'un point de vue historique, au travers de la littérature, du dessin, du cinéma et du théâtre d'Artaud, dans le contexte culturel, esthétique, médical ("l'hygiène mentale"), anthropologique et politique de la première moitié du XXe siècle. – Une histoire passionnante. L'ouvrage est abondamment illustré et contient des documents inédits.

Livre Editions Blusson

Hopitauxmilitairesguerre1418.overblog

samedi 23 novembre 2013

SALGADO. GENESIS. TERRES SAUVAGES.

Genesis © Sebastiao Salgado.

L’exposition Genesis est à la mesure (et démesure) de l’entreprise de Sebastiao Salgado. Les terres et continents demeurés sauvages de la planète sont réunis – de l’extrême nord (le Canada, la Sibérie) à l’extrême sud (la Patagonie), en passant par l’Afrique, le Pentanal et l’Amazonie - en cinq univers rutilants. De noirs, de gris, de blancs. De nuages, de terres et d’anthracites. De textures végétales complexes. De peaux (humaines et animales). D’ombres et de lumières architecturées en larges plans ou circonvolutions musicales.

Nous autres citadins, engoncés dans nos cubes et sphères de béton, nos cités étroitisées, nos us et coutumes prétendument policés, nous entrons en plein rêve. Dans une réalité que nous ne parvenons plus à imaginer : celle de l’Aube du monde. Animaux, végétaux, humains appartiennent à une nature au sein de laquelle ils rivalisent de rituels et d’artifices. - Bijoux, labrets, plumes, déformations et scarifications : les tribus rencontrées par Salgado portent fièrement, innocemment, les marques et attributs de leur environnement.

Et que l’on n’aille pas nous parler ici du « bon sauvage », du regard du « colon » ou des méfaits de l’ethnographie. Le regard de Salgado se situe bien au-delà. Il nous entraîne dans un univers d’intense poésie.

Deux éléments dominent l’ensemble visuel ainsi construit par la patte de ce photographe des horizons extrêmes : une science précise des textures ; un sens affûté de l’étrange.

L’utilisation systématique du noir et blanc permet à Salgado de délinéer, damasquiner la moindre texture : relevé des plans et pitons montagneux, écailles de la peau du crocodile, scarifications de la peau humaine, centaines d’yeux brillants dans l’obscurité. Sans parler des courbes - et contrecourbes - du désert. Ou de l’état - incessamment réajusté - de l’effilochement des nuages.

Ce monde est en mouvement. Les photographies de Salgado ont enregistré la trace des élans, des transparences et des diverses transhumances : de la faune, de la flore, des humains, de l’eau et des nuages…

Nous devenons, nous sommes l’eau qui ruisselle, le nuage en surplomb, la tête de jaguar surgissant de l’épaisse végétation, le rêve poursuivi…

Exposition à la Maison européenne de la Photographie, Paris, du 25 septembre 2013 au 5 janvier 2014.

mardi 12 novembre 2013

JOSEPH CORNELL – « Hôtel des Amériques » .

« À l’enseigne de l’Étoile, de la Mer ou des Trois Rois ou encore au Grand Hôtel de l’Univers, Cornell nous invite au voyage. […] Porteur d’une culture nomade, celle des vieux greniers et des marchés aux puces, il nous entraîne dans l’univers des objets… » (FdeM)

En 1996, en hommage à l’œuvre de Joseph Cornell, à la fantaisie de ce ludion qui sut si bien enfermer l’immensité dans des espaces minuscules, j’intitule « Hôtel des Amériques » un ensemble de neuf essais consacrés à des artistes Nord-Américains (parmi lesquels Robert Rauschenberg, Louise Nevelson, Andy Warhol, Roy Lichtenstein…).

« Dénombreur d’étoiles et semeur d’infini », Cornell ouvre le bal des transparences et des opacités, des matériaux divers et patiemment accumulés, des boules, cercles, verres cassés et figurines imagées qui peuplent le fond et l’arrière fond de ses boîtes cosmiques.

Cette œuvre, « jolie » à la façon d’un livre d’images (ou d’objets), nous entraîne dans le vertige de toutes les classifications – et déclassifications - possibles. Pour m’y promener je me suis adjointe un partenaire de choix : le Grand, l’Inestimable et Très Lunaire Jorge Luis Borges.

Laissons lui la parole en conclusion de ce petit « billet », que vous pourriez « imprimer », « découper », plier et replier de manière à produire une cocotte en papier ou un vaisseau de lune, à emmener naviguer au fin fond de la « Cornell’s Sphere » :

« La Compagnie est toute-puissante, mais (…) son champ d’influence est minuscule : le cri d’un oiseau, les nuances de la rouille et de la poussière, les demi-rêves du matin. » (J.L. Borges, La loterie à Babylone)

Livre "Hôtel des Amériques"

Exposition au Musée des Beaux-arts de Lyon : octobre 2013-février 2014


dimanche 3 novembre 2013

ERWIN BLUMENFELD. Couleur. Transparence. Opacité. UNE SCIENCE DES ÉCARTS.

Couverture de Vogue , « The Red Cross »
[Soutenez la Croix-Rouge], 15 mars 1945.

Au Musée du Jeu de Paume :
photographies, dessins et photomontages.
Du 15 octobre 2013 au 26 janvier 2014.

Pourrait-on relier - d’un trait - les premiers photomontages et collages de la période Dada d’Erwin Blumenfeld (1897-1969), les photographies de mode et publicités des trois dernières décades de sa vie et les montages photographiques effectués durant la montée du nazisme (Hitler, Gueule de l’horreur, 1933 ; Le Minotaure ou Le Dictateur, 1937) ?

Son parcours repose sur un système d’écarts. Et de grands écarts permanents. — La surimpression d’un portrait du Führer et du négatif d’un crâne, marqué d’une croix gammée, ne peut (sur le plan de l’histoire) se lire en regard – et dans la continuité – d’autres sujets délibéréments frivoles, comme le vêtement, la mode…

Juif allemand, né en 1897, Blumenfeld subit de plein fouet les aléas et les vicissitudes de la Grande Histoire. Exilé, interné, immigré enfin aux Etats-Unis, Erwin Blumenfeld n’eut d’abord comme lien ou fil d’Ariane de sa destinée qu’un goût (immodéré) pour les images, les expériences plastiques, la photographie et la couleur, dont il découvrira les mille et une facettes photographiques en Amérique.

Le lien, s’il faut en trouver un, serait FORMEL et SENSIBLE. Blumenfeld se passionne pour l’expérimention des formes, des couleurs. Il joue sur les transparences, les surimpressions, les ajouts… de couleurs - « sur » ou « à travers » d’autres couleurs. Celles-ci alors s’additionnent pour constituer un nouveau coloris relié, de manière ténue (mais visible), aux teintes de départ.

Ailleurs, c’est une vitre, plus ou moins opaque ou gondolée, qui perturbe les formes et la distribution des couleurs, ou bien engendre des effets de "flou" (de faux flou : car tout, dans ce monde, est d'une impeccable netteté !). Le monde se fragmente et se difracte. La perception se brouille à la façon d’un kaléidoscope.

Opaque, le visage d’Hitler est, lui aussi, travaillé par la transparence. Mais il s’agit, cette fois-ci, d’une transparence (ou d’une opacité) « idéologique ». Et d’un tout autre ordre.

La mise en scène plastique, imaginée par Blumenfeld, vers la fin de la guerre en mars 1945 (en soutien à l’action de la Croix-Rouge), unit de façon magistrale les deux transparences et les deux opacités : celle plastique, de la couleur ; et cette autre transparence « idéologique » qui montre qu’en temps de guerre, le monde frivole de la mode peut être traversé par un souci (et une action) d’un tout autre ordre.

Au Jeu de Paume

Crumb Magazine