vendredi 16 décembre 2011

MERCE CUNNINGHAM (1919-2009). THE LEGACY TOUR. PARIS, 2011.

« Mon travail est un processus continu. A la fin d'une danse, j'ai toujours une idée, même mince au départ, de celle qui suivra. C'est pourquoi je ne vois pas chaque danse comme un objet, mais plutôt comme une étape sur le chemin. » (Merce Cunningham, 1994)

Automne 1979. New York. - Dans une petite salle de spectacle des alentours de la 13e Rue, je découvre ce duo fascinant : Merce Cunningham et John Cage. La performance de Cunningham fut pour moi un de ces chocs esthétiques qui vous accompagne ensuite une vie durant.

Merce Cunningham ne danse pas. Il est l'être même de la danse. Le moindre de ses déplacements, le plus simple mouvement trace dans votre mémoire une ligne ineffaçable.

La frontière entre l'art et la vie est ici totalement outrepassée. Encore faut-il préciser que la gestuelle de Cunningham, la façon qu'il a de se mouvoir et d'habiter l'espace ou tout simplement d'« être là », sont celles d'un ovni.

Le « Legacy Tour », reprise sur deux ans de quelques-unes de ses chorégraphies canoniques, maintient et prolonge son héritage. Elle est aussi l'occasion d'approcher au plus près de ce qu'il fut, véhicula et enseigna à sa troupe.

Décors et costumes de Rauschenberg ou Mark Lancaster, musiques de David Tudor ou John Cage, la Merce Cunningham Dance Company et ses danseurs nous offrent cet automne au Théâtre de la Ville quelques spectacles d'exception.

Silhouette dégingandée, agrémentée d'une tête à la Giacometti, Merce Cunningham n'a pas fini de danser, passer, glisser ou poser ses pieds bien à plat sur la surface de notre sol terrestre.

vendredi 9 décembre 2011

FRANÇOIS JEUNE. COULEURS. COULURES. COULÉES.

Grenats et Turquoises
Acrylique et encre sur Intissé, 2011.
©François Jeune

* Intissé : support papier constitué de fibres textiles compressées.

Il est encore des artistes pour s’engager sur les chemins de la peinture, de l’abstraction, de la couleur.

Horizontalité et Verticalité. Haut et bas de la toile, circonscrivant l’espace du geste et la nature de ces coulées de matière picturale qu’il s’agit d’accompagner, de provoquer ou de contraindre.

Dans l’histoire de la peinture, l’aventure de la coulée de matière accompagnant le geste de l’artiste s’est vue renouvelée à diverses époques.

Les projections de sable d’André Masson sur une toile préalablement « graffitée » de colle font entrer la « projection » dans le vocabulaire pictural. Cette technique atteindra son paroxysme chez Jackson Pollock.

Redressant cette toile que Masson et Pollock traitaient au sol, Morris Louis joua systématiquement, à la fin des années 1950, sur le principe de la « coulure » : cette matière en voie d’épanchement et qui obéit strictement aux lois de la gravité. Cette matière, l’artiste américain l’accompagne, la perturbe, mais sans la canaliser totalement.

Travaillant sur de grands formats (ici respectivement : 330 x 330 cm et 365 x 300 cm : voir les images), soucieux de se développer dans toutes les dimensions et de conserver au tableau une profondeur, François Jeune préfère au terme de coulure celui de « coulée ».

Le terme de coulure est plus sec, plus technique. – Coulée : ce terme, qui se décline en français au féminin, est plus souple, plus sensuel. Déclinée à l’horizontale, mais aussi à la verticale, la coulée s’oriente vers le sinueux, le labyrinthique.

Surtout elle se dirige - et nous dirige - vers le large, le massif, l’océanique. La coulée s’élargit, se dilate, se rapproche de la masse liquide.

Les eaux sont colorées. Réunies, partagées, réticulées, elles forment des sillons, des méandres, se répandent, se divisent, se répartissent en zones : précises, floues, diversement délinéées.

Et – parfois – tombent en CASCADES.

À LA VERTICALE.

Texte de François Jeune :

DEFERLANTE,
Mouvement dans la couleur.

Déferlante, la couleur par imprégnation des toiles Unfurled de Morris Louis en 1960.
Déferlante, la couleur se libérant de la reproduction dans l'art du vingtième siècle.
Déferlante, la couleur de ses encres dont Marc Devade disait en 1980 : Geste de la couleur.

La transparence n'est pas l'apanage des glacis des couleurs de la peinture à l'huile.
La fluidité aquatique de la couleur est favorisée par l'invention de la peinture acrylique.
L'écoulement est le mode de cette nouvelle techné de la couleur.

Regardons en détail, pour comprendre ce mouvement interne de la couleur, le tournant du color Field chez Helen Frankenthaler, Morris Louis, et Sam Francis.
Revenons aussi sur les prémisses de cette houle colorée chez Turner, Monet ou Cézanne.
Repérons de nos jours le déplacement des flux lumineux de Turrell, les glissements des volumes colorés de Kapoor ou la fonte des matières pigmentées de Goldsworthy.

À une couleur objet mis en mouvement, se substitue un évènement sujet de la peinture.
À la couleur forme ou qualité d'une surface s'ajoute une couleur force membrane colorée.
À quelle physique mais aussi à quelle pensée correspond cette couleur déferlante ?

(François Jeune, Mars 2008)

Boucle du Temps
Acrylique et encre sur Intissé, 2009.
©François Jeune

samedi 3 décembre 2011

VAN GOGH. Les « Souliers ». UNE LETTRE DE JEAN-CLAUDE LEMAGNY.

Ayant lu mon petit livre sur Van Gogh et la controverse Heidegger, Schapiro, Derrida (« l’être de l’étant » de la tatane de Van Gogh), Jean-Claude Lemagny m’envoie une belle lettre, dont il m’autorise à reproduire ici l’essentiel.

16 novembre 2011
Jean-Claude Lemagny
à Florence de Mèredieu

Depuis longtemps j’ai été intrigué par ce discours nul de Heidegger sur les Souliers de Van Gogh.

Heidegger part simplement, profondément, de ce constat qu’une œuvre d’art est une chose. Une chose qu’elle est, pas une chose qu’elle représente. Mais dès qu’il prend son exemple des Souliers de Van Gogh, Heidegger dérape et bifurque d’une façon surprenante de la part d’un philosophe aussi averti. Il se met à parler non pas de la « chose » qu’est le tableau de Van Gogh (ses traits, ses couleurs, sa texture) mais de la chose que furent ces souliers. C’est là sortir totalement de son sujet. Et de nous faire rigoler avec des considérations socialo-sentimentales qui ne sont peut-être pas totalement ridicules par leur contenu mais par leur évasion du véritable propos, que Heidegger reprend ensuite dans le cours d’une méditation que je considère comme étant peut-être la plus vraie et la plus forte qu’un philosophe ait eue sur l’art. […]

En esthétique nous sommes peut-être condamnés à être toujours en dehors du sujet, par la nature des choses. La seule façon de penser l’art c’est d’en faire. Alors que faisons-nous, chère amie, avec nos idées incertaines et nos mots fuyants ? Nous faisons ce que nous pouvons pour rapprocher les gens du moment où ils se mettront devant une œuvre d’art. Pour de bon. La phrase poignante de Giacometti : « Un jour je me mettrai devant un arbre. » On meurt avant.

Ne nous moquons pas des « chemins qui ne mènent nulle part ». C’est la définition de toute philosophie. Vous le dites. Le philosophe est toujours en chemin. Il n’y a pas de résultats en philosophie. « Je ne cherche pas, je trouve », dit Picasso. C’est le philosophe qui cherche.

Schapiro dit que les souliers appartenaient à Van Gogh. C’est probable qu’il ne les avait pas volés. Une analyse des Souliers comme évoquant le vécu de Van Gogh est encore plus faible que de fantasmer une « paysanne » comme Heidegger.

Je fais une hypothèse peu crédible : ce sont les souliers de Madame Heidegger ! J’ai vu une photo de Mme Heidegger dans son jardin. C’était pas une pin up. On imagine qu’elle avait des souliers comme ça : femme de bûcheron.

Pour un artiste toute œuvre est gagnée contre lui-même, sinon c’est un pauvre type. « S’exprimer » : quelle posture grotesque ! Les biographies, toute la sociologie n’ont jamais rien expliqué. Elles replongent l’artiste dans cette pauvre vie qu’il a essayé de surmonter.

« C’est le tableau qui a parlé » dit Heidegger. Les tableaux ne parlent pas, ni au propre ni au figuré, pas plus au figuré qu’au propre. C’est l’auteur du tableau qui, éventuellement, parle à travers lui. Mais c’est alors en dehors de la question. Le silence du tableau, au contraire, nous remet au cœur du réel qui, lui non plus, ne parle pas, ni au propre ni au figuré. Ce silence commun au tableau et au réel (où le tableau est « chose » parmi les choses) nous conduit au centre de l’art, en supprimant toute communication. Mon rapport au tableau est tout le contraire d’une communication. L’art comme communication est le cancer de l’art contemporain, dit Lamarche-Vadel. Nous ne pouvons avancer dans ce qu’est l’art qu’en opposant « communication » et « présence ». le réel ne communique pas, il est présent. […]

« L’histoire de l’art se borne à encadrer son objet ».Bien dit, Mme de Mèredieu. Je m’en servirai. « Se tenir comme une ombre au-dessus du néant. » (Paul Cézanne) […]

« Le tableau : jamais les discours n’en tiendront lieu. Le discours jamais ne peut prendre possession de l’œuvre. » Comme je suis d’accord avec vous ! L’ennui c’est qu’il faut du discours pour le dire ! Pauvres mots ! Mais il faut faire avec.

Réponse de Florence de Mèredieu.

- Les Mots ! – Oui les mots sont de pauvres, de « fuyants » instruments. Mais, en même temps, quelle merveille ! J’adore les mots, leurs glissements, leurs transformations, les mondes qu’ils permettent d’échafauder. La « tatane », ce terme qui figure chez Alfred Jarry, dans l'Almanach illustré du Père Ubu, permet ici de tout bousculer. De voir le monde et la peinture autrement.

J’apprécie grandement votre hypothèse concernant les « souliers de Mme Heidegger ». Cela permettrait de comprendre cette obsession de la femme qui ne cesse de se manifester au travers de ces « Souliers » que notre philosophe considère comme des chausses de paysanne. Quelle aubaine pour les psychanalystes ! Et pour les feuilletonistes. – Mais ceci, bien sûr, est « hors sujet ». Nous en sommes d’accord.

Un grand merci pour l’ensemble de ces réflexions qui « renouvellent grandement » (comme aurait dit Borges) les mérites de mon mince opuscule.

* Jean-Claude LEMAGNY
Conservateur au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France. D’abord chargé de la gravure française du XVIIIe siècle, il prend, en 1968, la direction du Service de la photographie. Créateur de la galerie de photographie à la Bibliothèque nationale de France en 1971. Commissaire de nombreuses expositions consacrées à la gravure et à la photographie.

"L'être de l'étant" de la tatane de Van Gogh

jeudi 1 décembre 2011

WILLIAM FORSYTHE. ARTIFACT : UNE MÉCANIQUE PERTURBÉE.

Artifact (1984). Chaillot, 2011.

Composé et monté en 1984 par le Ballet de Francfort, Artifact est une de ces pièces canoniques que l'on a grand plaisir à voir remontées et interprétées à nouveau. L'art éphémère de la danse y gagne de la sorte une pérennité.

La pièce de Forsythe a fait date. Elle nous revient magistralement réincarnée sous les auspices du Ballet Royal de Flandre et sous la houlette de Kathryn Bennetts.

William Forsythe y porte la danse classique à son sommet et son paroxysme. La parfaite mécanique y devient stridente, acérée, comique. On est ainsi aux limites constantes de l'implosion.

La virtuosité est le maître-mot d'un tel spectacle. Qui demeurerait purement technique s'il n'était en permanence perturbé par un certain nombre de paramètres extérieurs à la gestuelle chorégraphique. - Musique, paroles, mise en scène entament la froide perfection de la machinerie corporelle.

L'utilisation de la musique - résolument "moderne" - et surtout l'emploi de paroles, humoristiques, poétiques ou sarcastiques, théâtralisent et décalent le spectacle. Les glissandos et pas de deux changent d'un coup d'univers.

La mise en scène enfin, d'une simple efficacité, joue sur des effets de lumière structurants, architecturaux. L'emploi de praticables légers et très mobiles campe une atmosphère à l'aide de quelques lignes noires ou d'une seule spirale sur fond blanc.

Le ballet classique fut, par Forsythe, revisité et redistribué à l'aune du vocabulaire plastique des arts contemporains du début des années 1980. Il demeure aujourd'hui comme un grand moment de modernité.

- En hommage aux ombres chinoises des danseurs d'Artifact, voici une photographie des alentours du Palais de Chaillot et de l'Esplanade du Trocadéro, prise après le spectacle. On y retrouvera une gestuelle similaire, celle d'un corps, souple et délinéé, sculpté en ombres chinoises sur un fond lumineux.

Esplanade du Trocadéro ©FDM, 2011.