lundi 22 avril 2024

MASSON - LACAN. Centre Pompidou Metz.

Le Centre Pompidou-Metz (dont les programmations ont toujours été remarquables) réunit actuellement deux figures dont il était légitime qu’elles se croisent à un moment donné, tant les liens entre ces deux personnages de la scène culturelle furent significatifs. Nés à 6 ans d’intervalle, André Masson (artiste et peintre, 1896-1987) et Jacques Lacan (psychanalyste) 1901-1981 n’eurent pas le même rapport à la guerre de 14-18.

Trop jeune pour être enrôlé, Lacan ne connut pas les horreurs de la grande guerre, que Masson vécut, lui, de manière directe en étant blessé sur le front, rapatrié sur l’arrière et interné un temps en hôpital psychiatrique.

Les liens entre les deux personnages sont d’abord pour une part largement « familiaux ». Ami de Georges Bataille et familier de Lacan, Masson était marié à Rose Maklès, sœur de Bianca, (épouse de Théodore Fraenkel, médecin proche des dadaïstes et des surréalistes), de Simone (épouse de Jean Piel, philosophe, écrivain et longtemps directeur des Editions de Minuit) et de Sylvia (qui fut l’épouse de Bataille avant de devenir la compagne puis l’épouse de Lacan).

Un noyau s’était ainsi formé ayant pour centre d’intérêt l’œuvre sulfureuse de Georges Bataille que Masson illustrera à plusieurs reprises (Histoire de l’Œil, l’Anus solaire, etc…). On comprend que Lacan en soit venu à demander à son ami peintre la réalisation d’un panneau permettant de « recouvrir » et masquer le fameux tableau de L’Origine du monde de Courbet, acheté par Lacan et sa compagne en 1955. - Les deux « tableaux » figurent dans l’exposition Lacan - pour le plaisir et la curiosité des visiteurs et visiteuses.

Le trauma vécu, en 1917, par Masson sur le front et l’expérience psychiatrique qui s’ensuivit dans les centres de Maison Blanche et de Ville-Évrard, exacerbèrent assurément sa propension à vivre des états limites - inconscients et subconscients. Son passage par le surréalisme ainsi que le compagnonnage tumultueux avec Breton ont très tôt ancré l’œuvre du peintre du côté d’une plongée dans les bas-fonds psychiques.

André Masson, Louis Aragon, 1924,
dessin à l'encre sur papier.
Collecttion particulière
©Adagp, 2023. ©Galerie Nathalie Seroussi.


Sur le plan de l’automatisme, il précède les recherches de Breton et d’Éluard sur l’écriture automatique, le puissant trauma de la guerre de 14-18 ayant joué un rôle fondateur dans le cas du dessin automatique, celui-ci apparaissant comme le développement - ultra-rapide et d’un seul tenant - d’une énergie accumulée et longtemps bloquée.

Les deux expositions - LACAN et MASSON - se chevauchent et s’interpénètrent donc de manière fort intéressante. Elles n’en conservent pas moins chacune une spécificité et une forme de puissance singulière. Il s’agit dans les deux cas de fortes propositions qui ne peuvent laisser le visiteur indifférent.

André Masson, Mon portrait au torrent,1945,
Encre de Chine sur papier. Centre Pompidou, Paris
©Adagp, Paris, 2023. Photo ©Philippe Migeat,
Centre Pompidou, MNAM/CCI/Dist. RMN-G.


ANDRÉ MASSON


Cette rétrospective André MASSON est un événement que beaucoup attendaient depuis longtemps. C’est un succès. Prenant comme fil conducteur, le double thème de la rébellion et des guerres auxquelles le peintre s’est toute sa vie opposé, l’œuvre s’est construite autour de quelques lignes de force : la puissance du désir et l’énergie vitale ; la rébellion constante et partagée (avec ses amis artistes) contre les institutions, les états guerriers (Franco, etc.) et les censures, un sens du mouvement et de la métamorphose aiguisé et puissant.

La reconstitution d’une partie de la bibliothèque d’André Masson, est un point d’orgue parfaitement opératoire dans le parcours même de l’exposition; on y retrouve (autour de la question de ses lectures - Baudelaire, Nietzsche, etc.-…) et des nombreux livres d’écrivains illustrés par Masson lui-même (Artaud, Sade, Bataille, Aragon, etc.) ce sens d’une ligne sinueuse, fulgurante et mouvementée.

Van Gogh disait peindre « dans le vent ». Profondément marqué par ses lectures (Héraclite, Nietzsche, etc.), Masson peint et dessine « dans le torrent » et la métamorphose. « Tout coule. Le monde est en perpétuel devenir ».

Les aléas de la ligne et du vent, des eaux et des courants d’air sont ceux-là mêmes de ces oiseaux qui parcourent de leur sillage la ligne automatique. Les flammèches de sa peinture, les circonvolutions du feu, du désir et des signes, tout cela épouse les mille et un plis et changements d’orientation des lignes.

René Magritte, Le Faux miroir, 1928,
huile sur toile. New York; Le MOMA
©ADAGP, Paris 2023. The Museum of Modern Art.


LACAN


Il s’agit ici de la première « exposition » consacrée à la figure de Jacques Lacan, psychanalyste et homme de culture qui n’a cessé de « jouer » avec les images et le système même de l’art ; il fut aussi collectionneur, notamment du fameux tableau de Courbet, L’Origine du monde. »

Réalisée sous le commissariat de Marie-Laure Bernadac et de Bernard Marcadé, cette exposition est une grande réussite. Et l’on ne saurait trop féliciter Chiara Parisi (Directrice du Centre Pompidou-Metz) d’avoir permis à ces deux fortes expositions de se rencontrer.

Le Caravage, Narcisse, 1594-1496,
huile sur toile. Palais Barberini, Rome, Italie.
Photo ©SCALA/Dist. Grand Palais/RMN.


Le « stade du miroir »joue, chez Lacan, un rôle fondateur dans l’histoire de la psyché. L’être humain se rencontre « comme autre » et comme « son propre congénère » par le truchement d’une image (eau, miroir, reflet) qui lui fait prendre conscience de son identité.

Les jeux de miroirs de René Magritte (Le Faux miroir, 1928), les ciels et les nuages en trompe-l’œil de Latifa Echkach (La Dépossession, 2014), apparaissent comme des sortes de cadres parfaits pour comprendre toute l’ambiguïté du rapport de Lacan à cette autre ambiguïté que recèle toute image.

« L’art nous dit-on, rencontre ici la psychanalyse ». Ou bien : est-ce la psychanalyse qui rencontre l’art et cherche à s’en dépêtrer… Il y a là une sorte de triple procédure, sournoise, rusée : l’ambiguïté, le langage, l’être au monde, au sexe et au corps…

On s’inscrit dans la plasticité, la métamorphose et la dérive des jeux de mots. — Lacan donc est-il sérieux ? N’est-on pas en permanence dans le trompe-l’œil et le malentendu : le Sinthome et les « noms du père » errent.

Je le sais bien, moi qui porte ce si curieux patronyme ou « Nom du Père », qui est celui de la Mère. Et pas de n’importe quelle mère puisque ce serait celle de « dieu ». - Cela en tout cas a toujours fait rire les Japonais qui n’ont pas de « Dieu unique », mais une ribambelle de « Kamis », esprits des lieux et des choses inexorablement déclinés au pluriel.

Lacan s’est, en tout cas, bien exporté au Japon. Gageons que les lignes enamourées des dessins d’André Masson y rejoignent la secrète calligraphie du Pays du Soleil levant…


Pour approfondir :

Communiqué de presse André Masson

Communiqué de presse Lacan

Livre : André Masson, les dessins automatiques

mercredi 13 mars 2024

Exposition MADÉ au Havre : Le Passage de la lumière.

Sur le mur, n° 3, 2012, Diptyque (blanc/bleu).


AU FIL DES LUMIÈRES
Œuvres de MADÉ

Galerie La Glacière,
3 rue Rollon, Le Havre
jusqu’au vendredi 15 et samedi 16 mars 2024 inclus.

« Les vibrations des grains de lumière circulent, glissent, rebondissent ou jouent à cache-cache dans le volume des couches de glacis, volume micro-mince certes, mais volume quand même… » (Madé).

Installée au Havre depuis 2020, Madé n’a cessé de se mouvoir et circuler dans l’atmosphère si particulière des nuages, des gris et des « glacis » de couleurs où se superposent de fines couches de couleurs transparentes : de l’acrylique diluée à l’eau. Les nuages, l’eau des bassins, les tourbillons des ciels des toiles d’Eugène Boudin (découvertes en 2016, lors d’une visite préalable), les toits gris et vitraux d’Auguste Perret… tout cela accompagne désormais la construction de l’univers pictural d’une artiste qui - longtemps - a vécu dans le blanc… le noir, le rouge… et recherche désormais les expressions possibles (et indéfinies) du GRIS.

Fréquemment présentés en diptyques, avec - parfois - un bref espace entre les panneaux de bois, les « supports » sont alors recouverts sur leurs tranches de coloris plus vifs. Comme ces verts dont on retrouve (en se déplaçant) la projection lumineuse et immatérielle, qui illumine l’œuvre d’un soudain passage ou glissement coloré. - Le spectateur découvre alors qu’il est lui-même appelé à révéler l’œuvre : rien qu’en se déplaçant et en bougeant.

« Sur un mur » 2 rectangles verts séparés
par un vide, acrylique.


Réalisées sur des panneaux de bois, ces « toiles » se situent de la sorte entre la peinture et la sculpture : sur certaines œuvres, Madé ajoute une mince (et plus restreinte) couche de bois supplémentaire, ce qui a pour fonction de créer de micro-dénivelés; la lumière s’y accroche créant un subtil effet de relief, une presque-sculpture.

Installation : à la recherche des gris.
Impression sur papiers de soie.


Ses gris se jouent de toutes les couleurs, utilisant tour à tour (ou ensemble) des sous-couches vertes, bleues ou bien rouges. Les couleurs les plus diverses y sont convoquées, superposées. Comme dans cette Installation : à la recherche des gris, où elle joue de la superposition de papiers de soie, transparents et colorés, dont les ombres mouvantes se déploient sur le mur, s’allongeant et changeant de formes et de couleurs au fur et à mesure du passage journalier de la lumière.

Dans une belle vidéo (dont on souhaiterait qu’elle puisse être accessible au public sur Internet), Madé développe, avec la finesse qu’on lui connaît, toute la complexité de sa démarche. Abstraite et concrète. Blanche, Grise. Toujours accompagnée ou soulignée d’un halo, d’une impression, nuance ou soupçon de couleur.

Bel hommage à la couleur et aux gris chantants du Havre. Toutes ces nuances qui - à la façon d’une ritournelle - accompagnent le promeneur au gré de son parcours le long des quais, des ciels, des architectures. Couleurs, nuages et œuvres mouvantes. Météorologie. Science infuse du ciel et de la lumière, tout au long des saisons…

Nota Bene : Toutes les photographies © Atelier blanc/Madé 2024.

Lien vers le site de Madé

Lien vers la Galerie La Glacière


« Sur un mur «, quatre gris
(du 06/04/23 au 12/03/2024), acrylique.


mardi 13 février 2024

Antonin ARTAUD et André BRETON chez Lise DEHARME (1935).

1* André Breton, Antonin Artaud et Paul Eluard.
Cliché pris chez Lise Deharme,
Montfort-en-Chalosse, été 1935.
(Archives départementales des Landes).


La grande surprise du livre de Nicolas Perge (Lise Deharme, Cygne noir, Jean-Claude Lattès, paru à l’automne 2023**) fut pour moi la découverte de cette photographie sur laquelle posent ensemble trois représentants de ce qui fut nommé la Centrale surréaliste : André Breton, Antonin Artaud et Paul Eluard. Nous sommes en 1935. Le temps a passé depuis le temps où ils naviguaient tous dans le même bateau… des "Dadas".

Cette photographie m’est apparue extraordinaire dans la mesure où c’est le seul document que je connaisse où l’on voit ensemble Artaud et Breton, de surcroît très proches l’un de l’autre puisqu’ils se touchent. On comprend bien qu’ils posent et que le (ou la) photographe a souhaité un rapprochement des personnages. Ce que corrobore un cliché « jumeau » (voir plus bas) dans lequel une distance entre les personnages est instaurée.

Il faut avoir à l’esprit qu’Artaud est (curieusement) à peu près totalement absent de l’iconographie surréaliste. Nombreuses sont autour de 1924 les photos de groupe représentant les membres de la Centrale surréaliste. Artaud n’y figure pas. Cette photographie est donc surprenante et tout à fait unique en son genre qui montre - durant l’été 1935, dans le jardin de la propriété de Lise Deharme dans les Landes, à Montfort-en-Chalosse - Artaud et Breton, se tenant par les épaules. - Breton s’appuie en tout cas sur l’épaule d’Artaud.

Ces documents ayant appartenu à Lise Deharme ne sont que depuis peu disponibles aux Archives des Landes. En 2006 (au momant où je bouclais mon ouvrage sur la vie d'Antonin Artaud, je n’ai donc pu en avoir connaissance). Le biographe travaille à partir des documents dont il dispose et qu’il peut consulter. Antonin Artaud fut des décennies durant « chasse gardée » et territoire interdit. Bien des documents ressortent aujourd’hui - pour des raisons très diverses. Amenant des surprises et des découvertes.

Cette photographie est pleine de sens : en ce qui concerne déjà le rapport des deux hommes entre eux et en ce qui concerne aussi l’état d’Antonin Artaud en cet été 1935. Quel est le contexte ? — Au printemps 35, ce fut pour Artaud l’aventure de sa pièce de théâtre, Les Cenci. Aventure rudement menée, évènement mondain largement commenté par la presse, certaines des critiques parues n’étant pas du tout négatives… loin s’en faut. Commercialement parlant, ce fut un échec et Artaud le ressentit pour une part comme tel. Le poète a donc traversé des mois difficiles et prit maintes substances toxiques. Il cherche alors à se désintoxiquer en clinique et le fera en septembre à son retour à Paris.

Depuis quelque temps, il envisage de partir au Mexique, sur les traces des anciennes cultures précolombiennes. Il a déjà pris des contacts et s’en est ouvert à Jean Paulhan. La « machine mexicaine » est donc sur les rails. - Le 23 août - et sur un registre plus personnel- eut lieu le décès d’Yvonne Allendy, figure féminine tutélaire qui joua un rôle certain dans la vie d’Artaud. Le poète est donc dans une passe difficile.

Depuis 1924, les relations d’Artaud et de Breton ont connu des hauts et des bas. Ils se sont violemment affrontés et souvent réconciliés. De manière parfois superficielle, mais aussi d’une manière plus profonde, chacun suivant sa route et traçant son sillon. Ajoutons qu’une part de théâtre et d’esbrouffe doit jouer aussi dans ces escarmouches mondaines.

À l’été 35, Artaud semble ne pas avoir participé au tournage du film de Man Ray, dans la maison de Lise Deharme. Chaque jour il se rendait au village, chez Marie Dubuc, institutrice du village douée de dons de voyance et avec laquelle il entretint une correspondance qui se prolongera durant l’aventure mexicaine.

Le plus étonnant dans la photo ci-dessus c’est cette proximité tactile des personnages. Ceci est d’autant plus surprenant que c’est une époque où Artaud commence à présenter des phobies de contacts. Il ne supportera pas qu’on le touche ou qu’on touche les objets défensifs dont il va s’entourer (la petite épée de Tolède, don d’un sorcier à Cuba ; la canne de Saint Patrick qu’il emportera en Irlande comme un talisman et sur laquelle on ne devait pas porter la main).

Il est difficile de gloser sur les relations de ces deux personnages durant ce séjour. Ce que l’on sait, c’est qu’Artaud est alors très mal et en instance d’une cure de désintoxication. Le journal tenu par Lise Deharme précise alors que ses compagnons de séjour se sont plaints de ce que Artaud déplace des meubles la nuit. La maîtresse de maison intervient et tout rentre dans l’ordre. Lise demande aussi au poète de mettre un peu d’ordre dans sa tenue vestimentaire ; celui-ci s’exécute et elle le voir réapparaître en vrai dandy, propre et cheveux gominés. La tenue légère et le pantalon clair qu’il arbore sur la photo font sans doute partie de ce nouveau look. Marie Dubuc précisera plus tard qu’elle l’entendait arriver chez elle « avec sa silhouette svelte » et ses « sandales nouées à la grecque ».

2* André Breton, Antonin Artaud et Paul Eluard.
Cliché pris chez Lise Deharme,
Montfort-en-Chalosse, été 1935.
(Archives départementales des Landes).


Les deux clichés conservés diffèrent par l’attitude des personnages qui ou se sont disjoints ou, au contraire, se sont à un moment rapprochés : on ne sait quel est le premier cliché. Et là aussi, il y a surprise : aucun document connu ne nous montre Artaud (Antonin de son surnom) les bras nus. Il est généralement affublé de costumes et (au cinéma) de chasubles amples et monastiques ou de vêtements qui dissimulent son anatomie.

Nus, blancs et croisés, ses bras s’avèrent de surcroît très musclés. Physiquement parlant, il semble très athlétique. Ce qui peut sembler aller de soi chez un acteur de théâtre qui n’a cessé d’évoquer ce qu’il dénomme « un athlétisme affectif » et a sans doute pratiqué des exercices corporels. On sait qu’il marche beaucoup et l’on découvre en lui cette « chair », qu’il a tant évoquée pour la vilipender. Comme dans ces textes où le corps revêt les apparences d’une « momie de chair fraîche ».

On va me dire que j’exagère, que tout cela est bien trivial. — Mais, justement, il y a, chez Artaud, quelque chose de fondamentalement trivial dans la chair.

Dora Maar, présente à Montfort, en ce même mois, enregistra alors plusieurs scènes collectives. Comme ce repas pris chez Lise Deharme. Sur un des bords de l’image, on y trouve (ô ironie de l’histoire) une « moitié d’Artaud », que l’on reconnaît à son bras nu et à son pull foncé aux manches courtes. Tout autour Lise Deharme, Breton, sa femme Jacqueline, Tristan, etc. Artaud est bien là… mais coupé en deux au ras de l’image… On croit comprendre qu’il n’est pas au cœur des préoccupations.

Ces photos témoignent d’une certaine familiarité entre Artaud et Breton, celle qu’on peut imaginer entre deux personnages qui se connaissent depuis longtemps et qui survit aux querelles. — Au Mexique, Artaud évoquera d’ailleurs le surréalisme dans ses conférences à la façon dont on se souvient d’une sorte d’âge d’or perdu.

Le 15 novembre de la même année, Artaud fera, chez Lise Deharme, une lecture de sa pièce « le Supplice de Tantale » (pièce aujourd’hui perdue). Il y convie Breton. On ne sait si celui-ci est venu et s’ils se sont revus. L’aventure mexicaine se concrétise, Artaud part en janvier 36 ; les deux hommes ne se reverront que fin 1936, au hasard d’une rencontre dans un café de Montparnasse.

Je renverrai pour finir à cet Entretien que j’eus avec Floriano Martins et Wolfgang Pannek : "Antonin Artaud et le surréalisme. Le « bateau des Dadas » **. Aucune question ne m’avait alors été posée sur cette muse et mécène des avant-gardes, disparue des radars culturels au fil des ans. Le point de départ de cet entretien était pourtant ma biographie du poète (C’était Antonin Artaud, Fayard 2006) où figurent bien des éléments relatifs aux relations d’Artaud avec Lise et Paul Deharme. Le Livre de Nicolas Perge devrait raviver l’intérêt porté aux interactions de ces trois personnages.


* Concernant les photos des Archives départementales des Landes, la photo 1 a la cote 107 J 54-19-012 et la photo 2 la cote 107 J 54-19-011.

** On trouvera une critique de ce livre dans le blog précédent, du 11 février 2024.

** Entretien Antonin Artaud et le surréalisme, le « bateau des Dadas »


dimanche 11 février 2024

Lise DEHARME, CYGNE NOIR, Dame de pique, Mécène et créatrice.

Nicolas Perge, Lise Deharme, Cygne Noir, Paris,
Éditions Lattès, 2023. Couverture du livre.
(Photographie de Man Ray).


« Lorsque nous nous quitterons, vous pourrez dire que nous ne nous sommes jamais rencontrés » (Lise Deharme, L’Enchanteur, 1964)

Cygne noir, Dame de pique, muse, mécène, égérie d’André Breton, femme de lettres et d’idées, connue pour son salon littéraire où se pressaient les artistes de l’avant-garde, Lise Deharme (1898-1980), née Hirtz, épousera successivement Pierre Meyer (héritier des Magasins Old England et artiste de music-hall) puis Paul Deharme, (publicitaire et créateur de programmes radiophoniques, qui s’entourera d’artistes et d’écrivains comme Robert Desnos,le cubain Alejo Carpentier ou Antonin Artaud qui tint le rôle fameux de Fantômas à la radio).

Née dans le milieu de la grande bourgeoisie, dotée longtemps d’une fortune considérable, Lise Deharme mit toute son énergie et ses talents à défendre les turbulences et excentricités du surréalisme et des avant-gardes de l’époque. André Breton la rencontre en 1924 et en devient « fou amoureux ». Un de ses gants (bleu ciel et en agneau) orna un temps les murs de la Centrale surréaliste avant d’être un des objets fétiches du roman de Breton (Nadja) et d’être sublimé sous les aspects d’une sculpture en bronze.

Lise ne cédera cependant pas au Pape du surréalisme. Elle fait tout pour le séduire, le « magnétiser », mais se dérobe. Cygne noir, Dame de pique (Man Ray l’immortalisera ainsi dans un montage photographique), fée bienveillante mais aussi souvent Carabosse, elle tisse sa toile autour de ses nombreuses proies et se montre aussi experte en cruautés qu’en caresses.

Ce qui dénote de sa part une fine analyse de ce que fut tout un pan de « l’amour fou » surréaliste : une exacerbation des passions poussées jusqu’à des points et des limites ultimes. Elle n’entend aucunement faire partie du « tableau de chasse » de ce collectionneur de papillons féminins que fut André Breton.

D’emblée elle situe son emprise sur l’être aimé très au-delà. Breton fut un des personnages clés de son existence, une sorte d’icône en poésie. À sa mort, en 1966, elle dira qu’elle a perdu « son mari ». Ce qui sera diversement apprécié par son entourage !

Depuis son enfance, elle vit entourée d’œuvres d’art et de beaux objets, peuple ses maisons de grandes volières et de plantes à foison. Son monde esthétique est celui du symbolisme, de l’art nouveau, du surréalisme et des avant-gardes qu’elle soutient financièrement (dada, surréalisme, art déco, cubisme, Picasso, Cocteau, Man Ray, Miro, Giacometti, etc.).

Elle fera aussi appel aux talents féminins, demandant à Claude Cahun d’illustrer un de ses livres pour enfant (Le Cœur de Pic, trente deux poèmes pour les enfants, 1936, José Corti). Léonor Fini illustrera un autre de ses livres (Ô Violette ou la Politesse des végétaux (Losfeld, 1969). Dora Maar participe aux événements qu’elle organise l’été dans sa maison de Montfort-en-Chalosse, immortalisant le regroupement de ses amis surréalistes.

Rien cependant qui pourrait la rapprocher du féminisme. Si elle règne, c’est en tant que femme et séductrice (sur le plan sensuel comme sur le plan des idées ou des créations quelle ne cesse d’enfiler comme autant de perles précieuses). Du MLF, beaucoup plus tard, elle déclarera - mi figue, mi raisin - qu’il s’agit là du « Mouvement de libération des Fées ».

Sur le plan politique - et suivant en cela Breton - elle n’aura de cesse de se rapprocher du Parti communiste. Elle n’en demeure pas moins une sorte d’anarchiste bourgeoise, dépensant son argent et ses talents pour faire vivre ses amis artistes, tout en créant une sorte de bulle de beauté et d’insouciance aiguisée. Elle organise des fêtes, crée une revue, suscite œuvres et rencontres. Elle chargera Le Corbusier de lui élaborer les plans d’une superbe maison. Le prix toutefois fera renoncer au projet.

Elle adore se retrouver en belle compagnie dans sa maison de Montfort-en-Chalosse. À l’été 1935, Man Ray, Breton, Eluard, Nusch, Jacqueline Breton s’y retrouvent. Autour du tournage d’un film de Man Ray, commandité par Lise. Ils s’y sont beaucoup amusés. La pellicule s’étant malheureusement rayée (ah ! Les hasards surréalistes !), il ne reste aujourd’hui que quelques photogrammes et des photos.

Antonin Artaud les avait rejoint, qui fut immortalisé avec Breton et Paul Eluard dans une saisissante photographie*. Il ne semble pas avoir participé au film et se rendait chez l’institutrice du village, Marie Dubuc, qui possédait certains dons de voyance et avec laquelle il entretiendra par la suite toute une correspondance.

Mais l’enchantement de la fête et les beautés de la création ne recouvrent pas, à eux seuls, la vie de Louise Deharme. Il y a, en cette femme, une blessure secrète qui en fait un personnage étrange,fantasque et tourmenté. D’une enfance solitaire où elle apparaît comme mal aimée par sa mère et quelque peu délaissée par son père - un chirurgien renommé qui n’a guère le temps d’y prêter attention - elle gardera un sens de l’étrange. Un de ses passe-temps favoris dans sa très petite enfance fut de se rouler dans la boue d’une mare qu’elle retrouvait avec délice au fin fond du bois de Boulogne. Au grand dam des passants et de sa propre nounou.

Elle est vive, n’en fait qu’à sa tête et se montre coléreuse. Son premier mariage avec Pierre Meyer lui permet de fuir sa famille. Elle finit par se séparer de ce dernier, gardant avec elle sa fille Hyacinthe, avec laquelle les rapports seront toujours désastreux. Lise n’a pas la fibre maternelle. Sa fille, à sa mort, s’en souviendra qui brûlera une grande part de sa correspondance, ses cahiers et manuscrits.

En 1924, elle rencontre Paul Deharme, qui sera le grand amour de sa vie, mais décédera de manière prématurée en 1934. Ce alors sont les années les plus flamboyantes de Lise. Elle rayonne. Et règne en maîtresse (à l’instar d’Anna de Noailles) sur le Paris des Lettres et des Arts.

La guerre mettra un terme à l’éclat de cette vie mondaine. D’origine juive par sa mère, elle demeure à Paris un temps. Sa mère est arrêtée et restera en prison durant un an. Lise fuit ensuite Paris avec ses enfants (Hyacinthe et Tristan). Remariée avec Jacques Parsons (un ami de Paul), elle se lance, après-guerre, à corps perdu dans l’écriture de livres et de romans. Oubliés aujourd’hui, ceux-ci défrayent souvent la chronique par leur parfum de scandale, un érotisme assez noir et la mise en scène de rapports sociaux non conventionnels.

Sa fortune s’émiette progressivement. Jacques Parsons meurt en 1978. Ses enfants l’ont quittée. Elle est de plus en plus seule, vend la propriété de Montfort-en-Chalosse et meurt en 1980, dans une clinique du Trocadéro. Son fils, Tristan (qu'elle a eu avec Paul), viendra reconnaître son corps. Le cygne noir a rabattu ses ailes.

Le livre de Nicolas Perge, tout à la fois enchanteur, léger, et caustique, déroule avec talent la vie hors du commun de cette égérie de l’entre-deux guerres. Muse et créatrice dans l’âme, elle fit vivre la meute surréaliste et participa à ses jeux - jeux des sens, des arts et des idées. Plus près du roman que de l’essai, cet ouvrage retrace avec aisance la trajectoire de cette femme sensible et désaccordée, mondaine et cruelle… jusqu’avec ses enfants. Tout un monde surgit et se rappelle à notre souvenir. Il ne reste qu’à ouvrir les pages et soulever les masques… « Lise Deharme, écrivait Jean Cocteau en 1961, évoque toujours pour moi le soleil noir de la mélancolie de Dürer »

Nota Bene - Tous mes remerciements à Nicolas Perge et aux Archives des Landes.

*Je reviendrai sur cette photographie dans le prochain « papier » de ce blog.

Couverture du livre de Lise Hirtz (Deharme),
illustré par Miro, Jeanne Bûcher, 1928.


lundi 5 février 2024



TOUTES LES COULEURS DE VAN GOGH - L’exposition des dernières toiles de Van Gogh à
Auvers-sur-Oise vient de quitter les cimaises
du Musée d’Orsay.
Mais le fonds van Gogh à Orsay reste visible.
Et les livres aussi demeurent accessibles.

Antonin Artaud, Portraits et gris-gris

Van Gogh, L’argent, l’or, le cuivre, la couleur

Vincent Van Gogh/Antonin Artaud
Ciné-roman, Ciné-peinture


"L’être de l’étant" de la Tatane de Van Gogh


lundi 1 janvier 2024

2024. LUNA. La LUNE. The MOON.

LUNA. LA LUNE, The MOON, etc.

Le thème est pléthorique. Toutes les civilisations et les différents arts ont abondamment brodé sur l’astre pâle qui surgit la nuit, éclairant le ciel et les humains de lueurs blafardes et magnétiques.

Cette LUNE, je l’ai souvent - dans mon propre parcours d’écrivain, d’analyste ou de vidéaste - racontée, analysée, célébrée (« Cent lunes au pays du soleil levant », in Revue d’Esthétique, De la Lumière, n° 37, 2000). Et surtout dans ce livre « Télévision, la lune » (Editions Des Femmes 1985), ainsi que dans la bande vidéo et installation que Nil Yalter et moi-même avons construites à partir de ce texte (1992-1993).

A l’aube de cette année 2024, les douleurs et les échardes sous la peau malmenée du monde, la tristesse que les nouvelles viennent glisser sous l’os et l’équille de nos talons appellent - en puissant contrecoup et réflexe de survie - à revisiter la force de cet imaginaire troublé/troublant de la NUIT et du SONGE.

Les chansons de nos enfances (Au clair de la lune, Mon ami Pierrot) nous reviennent en mémoire. Il s’agit là d’un vaste territoire aux accents tantôt ludiques, tantôt lugubres. Souvent nostalgiques et d’une intense poésie.

Laissez-moi vous entraîner au cœur de ces sons cristallins, ces arpèges, ces blues et poèmes d’avant-garde.

L’image qui m’est venue d’emblée appartient au cinématographe naissant. Le Voyage dans la lune de Georges Méliès (1902). Inspiré par les voyages autour de la terre de Jules Verne et muet à l’origine, le film connaîtra de multiples accompagnements musicaux.

« Le Voyage dans la Lune » de Georges MÉLIES


Pièce maîtresse de cette thématique astrale, le Pierrot lunaire d’Arnold Schoenberg nous entraîne sur le terrain ô combien cristallin de la voix. Composé en 1912, à partir de 21 des poèmes du Pierrot lunaire du poète belge Albert Giraud (1884), l’œuvre se caractérise par une expression vocale particulière - le Parlé/Chanté. L’esprit humain s’aventure là dans une terra incognita du son. Le vertige saisit, éblouit, en une forme de transcendance.

« Le vin que l’on boit par les yeux
A flots verts de la lune coule,
Et submerge comme une houle
Les horizons silencieux. » (…)
D’un rayon de Lune fantasque
Luisent les flacons de cristal.
Comme un crachat sanguinolent
De la bouche d’un phtisique,
Il tombe de cette musique
Un charme morbide et dolent ».


Arnold SCHOENBERG, « Pierrot Lunaire »


L’astre lunaire parcourt ensuite les univers complexes du blues, du rock et des expressions vocales d’avant-garde. « Blue Moon », chanson composée en 1934 par Connee Boswell, sera reprise par de nombreux chanteurs dont Billie Holiday (1954).

Billie HOLIDAY, « Blue Moon »


On terminera par la poésie d’avant-garde de Yoko Ono ("Moonbeams, les rayons de lune") :

Les rayons de lune fondent
Dans mon sang
En hiver
La neige nous a protégés
Couvrant notre douleur

Maintenant j'entends la glace craquer
Lentement dans mon cerveau
Mon cœur rumine tes doux mots
Pendant que ma main étrangle les oiseaux

Les gens sont des planètes
Leurs âmes sont des soleils
En orbite autour de la piste de danse
De notre club cosmique

Il pleuvait des nuages d'orage
Mais maintenant ils sont partis
Mon esprit apparaît comme le soleil à l'aube

Les rayons de lune déploient leurs ailes
Font briller mes bagues
J’en ai reçu de mes trois maris
Ce qui m'a obligée à rester à la maison

Mon cœur rumine tes doux mots
Pendant que mes mains écorchent les oiseaux
Le printemps est de retour
Le battement de ton coeur m'appelle


Yoko ONO, «  Moonbeams »