Antonin Artaud, Colette Thomas, Portrait 21 mai 1947.
CETTE FOIS-CI
LA FORÊT ÉTAIT VIERGE
Editions Prairial, Paris, 2023.
Préface de Gaspard Maume.
"Ces vagues comme des ailes à l’envers du flot (…)
par-dessus tout ces vagues à l’envers du rivage"
(Colette Thomas).
L’œuvre et l’existence de celle qui se présentait à l’instar d’une « fille morte » s’inscrivent dans un incessant mouvement de retour - et contre retour - vers une sorte de texte ou de parole des origines.
Née en 1918 à Draguignan, Colette Gibert/Thomas décèdera à Fréjus, dans le sud de la France, en 2006. Dans l’espace-temps de ce « siècle » s’épanouit une enfant éveillée, une jeune femme lumineuse. Douée pour la pensée, les jeux de langage et le théâtre, elle fit à La Sorbonne des études de philosophie, fut initiée au théâtre par Louis Jouvet, épousa Henri Thomas (proche de Gide) et rencontra Antonin Artaud à l’Asile de Rodez en 1946.
S’ensuivront des échanges épistolaires entre la jeune femme et Artaud. Ainsi que la constitution de liens plus étroits à partir du retour du poète à Paris en mai 1946. Une sensibilité poétique particulière et partagée, une troublante similarité dans leurs rencontres de la folie et des traitements psychiatriques (qu’ils ont tous deux subis) les amènent à se ressentir comme deux âmes sœurs. Tous les deux sont des vivants-revenants, attelés dans l’écriture et confrontés aux Souvenirs (fuyants) de la maison des morts…
Lors de la Soirée ARTAUD au Théâtre Sarah Bernhardt, en juin 1946, Colette Thomas - en transe - lit un texte du poète. La salle est subjuguée et Denise Colomb se souviendra longtemps de « cette petite jeune fille, avec sa p’tite jupe écossaise, son chandail blanc », son visage d’Ange.
Dans la vie de Colette, deux événements traumatiques ont vraisemblablement ponctué le premier semestre 1941 : une fausse couche (ou un avortement) et la disparition brutale de son père. Durant l’été, elle présente des crises d’angoisse. La jeune femme entreprend une retraite chez les Bénédictines. Exaltations et visions se concluront par un internement au Bon Sauveur de Caen où elle subira un traitement au cardiazol (traitement de choc caractérisé par l’angoisse extrême qui s’emparait des patients : le médecin d’Artaud, Gaston Ferdière jugeait ce traitement particulièrement éprouvant… et pour le patient… et pour le médecin…).
Lorsqu’Artaud meurt, le 4 mars 1948, Colette Thomas est déjà internée, à la Clinique du Vésinet, où elle subira des électrochocs. On sait aujourd’hui qu’Artaud avait écrit à Henri Thomas, pour lui demander d’épargner à sa femme les affres de ce traitement qu’il avait lui-même connu. Rien n’y fit. La jeune femme continuera à subir - deux ans durant et dans d’autres institutions médicales - les traitements psychiatriques en usage (insuline, cardiazol, etc.).
"... au matin, entraient deux ou trois femmes, et Celui qui, armé d'une seringue, prétendait réintroduire ou chasser (il ne savait trop) l'âme de mon corps. On exhumait alors d'un des sacs un des bras et il enfonçait au creux du coude, dans l'artère directement, sa seringue. On appelle ça provoquer un coma".(...) quand on l'exécutait je souffrais mille morts car le coma naturel est une extinction normale de l'être, mais là j'assistais à son meurtre et je le subissais dans une impuissance absolue." Le traitement se répète et répète… "Tout cela, précise Gaspard Maume (dans sa Préface) est "présenté à la famille avec un inimitable détachement : "Elle supporte bien le traitement à l'insuline et fait régulièrement son coma, tous les jours"."
En 1950, elle retrouve la vie parisienne. Des pans entiers de sa mémoire lui manquent ; il lui faut renouer avec des amis qu’au départ elle ne reconnaît pas toujours. Elle rassemble ses écrits et ses papiers. Et s’attelle à la finition et publication du « Testament de la fille morte ». Le livre paraîtra chez Gallimard en 1954. Et reparaît, en 2021, aux Editions Prairial.
Les textes, rassemblés aujourd’hui par les même Editions, sous le beau titre de Cette fois-ci la forêt était vierge, sont des textes et des aphorismes, des poèmes et des fragments, contemporains pour une part de l’ouvrage précédent, mais qui demeurent bruts. Présentés tels qu’ils furent écrits, tracés sur le papier, raturés souvent ou corrigés.
On sera ainsi sensible à cette gestation et ce mouvement de la langue qui parcourt les pages. Celles-ci sont denses. Aiguisées. Précises. Il y a, chez Colette Thomas, un sens aigu de la perfection et de l’épure. Une recherche du mot (ou de l’expression) juste. ADÉQUATE. Mais l'écriture aussi dérive et se transforme en onomatopées et jeux sonores de la langue.
Des adages. Des poèmes. Des contes. Des récits. Le tout apparaît bien comme un ovni. Comme une pensée et une expression qui vient trouer tous les brouillards existentiels.
Cette écriture surgit alors (comme l'être et le personnage même de Colette Thomas) du fin fond d’un territoire apparenté à ce que l’on nomme des limbes (lieu où séjournent les enfants nés sans baptême, sorte de poche à la dimension indistincte et floue). L’écriture y est renversée. Comme le sont les vagues de la mer, et le souvenir qui disparaît, s’effiloche. Pour ne plus laisser qu’une absence même de trace.
"Oubli sans recherche_recherche d'oubli ! Pastilles froides à la menthe contre la dent sous le palais_ Une étoile était filante_le temps était arrêté_)"
Il n’y a là aucun trop plein. Une absence absolue de fioriture. L’Absolu.
Le silence. Le vide. Une forme d’expression nouée, resserrée, close. FERMÉE. REFERMÉE.
La « fille morte » vit cela comme une libération. Un allègement fondamental. La mémoire est un poids (ce que Borges savait bien : mais cela c’est nous qui l’ajoutons). Oublier est salvateur. Le corps, les oiseaux, les éléments, les mots eux-mêmes ne sont plus que des épures, des sortes de galets légers qui roulent en dansant les uns au-delà des autres.
La relation même qu’elle entretient avec l’aimé, l’ami mort (Antonin Artaud dont elle fréquente alors assidûment la tombe, à Ivry) est de l’ordre de l’accomplissement et de l’allègement. Ils se survivent l’un en l’autre. Mais de manière impondérable. Légère. Cet amour est plus que platonique, « platanique », dit-elle, et en apesanteur. Comme ces feuilles de platanes qui courent dans le vent d’automne.
« O mon ami, mon aimé, mon oubli_ oui toi qui n’est qu’une absence _ que moi ! »
Vivre devient alors une ascèse, un retour aux gestes quasi-monastiques de l’enfance : « J’apprends à me passer de tout et à vivre comme si je ne me passais de rien ».
Bibliographie:
* Le testament de la Fille morte, Postface de Pacôme Thiellement, Editions Prairial, 2021. * Michel Camus, "Colette Thomas ou la fin du narcissisme, in OBLIQUES, n° 14-15, 1er janvier 1977, La Femme surréaliste. * Jacques Prevel, En compagnie d'Antonin Artaud, Paris, Flammarion, 2015. * « Littérature et Psychiatrie », in Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, le Cas Antonin Artaud (Blusson, 1996). On y trouvera des informations sur les traitements (insuline, cardiazol, électrochoc), ainsi que le récit de certains patients décrivant leurs réactions aux traitements qui corroborent ce qu’en écrivent et Colette Thomas et Antonin Artaud, ainsi qu'une analyse des "Cahiers de Rodez" d'Antonin Artaud publiés dans le sillage de l'administration des électrochocs (répétition et succession des comas).
Podcast "À la recherche de Colette Thomas" sur France Culture (avec Pacôme Thiellement).
à Colette Thomas (4 mai 1946) :
« La parole peut miner la vie. - Je sais que vous parlerez mes textes avec la semence de votre cœur. »
A vous de tout cœur. Antonin Artaud.
11 commentaires:
Qu'est-ce que je suis soulagé d'avoir ma vie plutôt derrière moi que devant moi, ce fut un calvaire ! C'est la seule chose dont je sois véritablement heureux dans la vie, et ça permet aussi de prendre un certain recul. Quelle farce de dire à des gosses "tu as de la chance, tu as toute la vie devant toi !" Les adultes qui disent ça à des enfants ou des adolescents, sont des monstres, des imbéciles heureux qui consentent à leur propre servitude, ou bien des fous. Je suis pratiquement certain que dans un très proche avenir la pratique de la part des enfants de faire un procès à leurs parents pour les avoir mis au monde, se généralisera. Tout comme s'est déjà généralisée la pratique de la judiciarisation des rapports humains dans un État de droit, puisque plus rien d'un monde commun permet encore de régler un différend : comme je viens de l'expliquer, même plus la famille.
Comme si la droit pouvait réparer toutes les injustices, comme celles de naître laid ou handicapé. Comme si le droit pouvait apporter une quelconque réparation ou consolation. Tout cela est juste une pompe à fric pour les avocats et magistrats, au détriment des naïfs. Et le domaine de la santé fonctionne exactement suivant le même cynisme intéressé. On ne fait plus d'électrochocs mais de la sismothérapie, on soigne plutôt la maladie mentale par une camisole chimique. Les médecins psychiatres dans les cliniques privées, vous reçoivent 5 minutes pour une consultation payée plus de 60 euros (entièrement remboursée par le contribuable), et ils en reçoivent au moins 20 tous les matins, faites le calcul. L'après-midi ils officient dans leurs cabinets privés. Les "fous" sont la chair à canon - de la guerre qui se joue jusque dans l'intimité violée des enfants au sein des familles - de la maladie mentale créée par le fonctionnement réifiant du système consumériste, auquel s'ajoute le darwinisme social que l'on justifie comme étant le plus conforme à la nature humaine (dont la conception originelle remonte à Bernard Mandeville, le premier des psys), et les médecins psychiatres profitent de cette détresse, ce sont un peu des profiteurs de guerre.
Car c'est bien une guerre qui se joue dans les rapports humains aujourd'hui. Houellebcq parlait d'Extention du domaine de la lutte et Michéa analyse les rouages du système qui impitoyablement broie tout ce qui est à sa portée, dans Extension du domaine du capital. Effectivement "la catastrophe c'est lorsque les choses suivent leur cours", W. Benjamin, et non comme se plaît à le répéter sur tous les plateaux TV, Finkielkraut citant Albert Camus : "d'empêcher que le monde ne se défasse."
Bonjour Erwan,
Je suis heureuse de voir que le tragique de votre histoire n'entame pas en vous un certain sens de l'humour et une dimension "lettrée" (Mandeville) du problème. En bref, vous avez aussi de la distance. - Pas facile.
J'ai apprécié aussi votre évocation de Sarah Kofman qui fut une de mes collègues à la Sorbonne.
J'ai le souvenir prégnant de son enterrement au Cimetière Montparnasse, après qu'elle se soit donnée la mort, expliquant que l'écriture de son dernier livre (sur la mort de son père dans les camps nazis) ne lui laissait désormais plus aucune nécessité ou possibilité d'écrire…
De la distance encore à prévoir pour 2024 : vis-à-vis de cette planète insensée où nous vivons.
Et pourquoi Sarah Kofman s'est-elle suicidée, si je me souviens bien, précisément le jour de la naissance de Nietzsche ? Le 15 octobre, et pas celui de Wagner par exemple - humour bien entendu (un peu provoquant), distance.
La cause de ma maladie mentale, je l'ai enfin comprise, est le fruit de la rencontre conflictuelle de ma petite histoire avec la grande Histoire. Or on ne s'oppose pas à la marche de l'Histoire, à moins de devenir fou.
La relation de Sarah Kofman à Nietzsche se situe bien au-delà du simple humour et cela même si elle appréciait la dimension caustique et ironique du philosophe allemand. Nietzsche est avec Platon et Freud au centre de son imaginaire. Dans les couloirs de la Sorbonne, elle avait maintes fois indiqué en regard de l'annonce de ses cours : "Lire TOUT Nietzsche". Ce qui avait provoqué bien des commentaires dans les couloirs… "Lire TOUT un auteur", quels sens cela peut-il recouvrir ?
"Quelques mois avant sa mort, à l'automne 1994, elle avait participé à des émissions de radio sur la pensée de Nietzsche. - Nul doute que celui qu'elle considérait comme "l'un de ses pères spirituels" ne l'ait précisément accompagnée dans les mois qui ont précédé sa décision de quitter cette vie. Car ce fut sans doute, - mais le suicide (à moins d'être le résultat purement instinctif d'une soumission à une fatalité dépressive individuelle ou collective) est une de ces décisions, un de ces actes, qui ne sont véritablement "connus" que de leur auteur. En leur extrême conscient et/ou inconscient.
Ah bon Sarah Kofman avait maintes fois indiqué qu'il fallait lire les œuvres complètes de Nietzsche ? Je n'en ai pas le moindre souvenir, pourtant je l'avais eu comme professeure jusqu'à cette date fatidique du 15 octobre 1994, mais il faut dire qu'à l'époque, et cela ne s'est pas réellement arrangé depuis, j'étais déjà un peu, disons... « ailleurs ». J'ai le souvenir prégnant qu'une fois elle nous avait dit que si un jour elle devait partir seule sur une île déserte et qu'elle n'ait le choix de n'emporter qu'un seul livre, assez peu de temps avant son suicide, ce serait celui dont elle nous lu un passage, en nous laissant le soin de deviner l'auteur. Eh bien je fus le seul dans la classe à deviner de qui il s'agissait, j'en fus assez fier. Il s'agissait de L'espèce humaine de Robert Antelme !
Robert Antelme est une grande figure, implacable - et l'on comprend qu'elle l'ait évoqué autour de 1994, à un tournant décisif de sa vie. - Concernant Nietzsche et les cours de Sarah Kofman, je parle aussi des années antérieures à 1994. Elle a effectué des cours sur d'autres sujets (et auteurs), mais Nietzsche reste un de ses grands repères.
Concernant Colette Thomas (le papier où vous intervenez la concerne !) il ne faudrait pas oublier que Colette Thomas fut (dans les années 1940) étudiante dans ce même département de philosophie à la Sorbonne où elle eut comme professeur et comme mentor Jean Wahl. Ce parcours fut important dans sa vie.
Du point de vue de l'histoire de l'enseignement de la philosophie à la Sorbonne, on comprend que bien des idées, des souffrances, des espoirs et des parcours se soient nouées en ce lieu au fil des ans et des générations. - J'y fus étudiante entre les années 1962 et 1968 avant d'y revenir comme enseignante entre la fin des années 1970 et 2004. Vous-même avez fréquenté ces salles, avec sans doute - d'une année à l'autre - différents discours. Je garde de ces années bien des souvenirs heureux.
J'ai regardé vos autres textes.
Pourquoi ne tentez-vous par l'écriture d'un livre qui vous permettrait peut-être un point de vue plus large et distancié sur votre parcours. Quelque chose qui forme un TOUT.
Et que vous pourriez publier (ou diffuser) sur votre blog sous forme d'un e-book …
Bonjour Erwan,
Je reprends les dernières paroles de votre dernier message : "Alors quand vous me parler d'écrire un livre, évidemment ça fait rejaillir ces vieux complexes ! Mais c'est très gentil, merci ! On verra plutôt où les circonstances malheureuses de ma vie dès le départ, vont continuer à me faire dériver."
OUI : on verra comment vos idées et sentiments et façon "d'être au monde" (ou de ne pas y être) vont évoluer.
Cela m'a fait plaisir que vous évoquiez Elisabeth de Fontenay, qui fut longtemps une de mes collègues à la Sorbonne et que j'appréciais beaucoup.
Bien à vous Erwan.
Mes pensées - positives mais lucides - vous accompagnent.
Puisque vous me répondez, je prends ça non pas pour une façon polie et très aimable de clore le chapitre, mais comme une invitation à en rajouter une couche.
C'est à la lumière de ma propre expérience que je suis convaincu que René Girard serait plus efficace pour soigner la maladie mentale, que Freud, car ce dernier a loupé l'essentiel : la violence générée dans les rapports humains par la rivalité mimétiques et les phénomènes de bouc-émissarisation d'un tiers qui en découlent. Et là-dedans, le rôle capital, et pas du tout illusoire contrairement à ce que pensait Freud, véritablement thérapeutique et donc indispensable, du phénomène religieux pour apaiser cette violence tellement indescriptible que personne ne peut y croire, comme pour moi sur qui la faute avait été rejetée alors que cela avait été de tout temps le rôle que jouait le Christ, pour les fidèles dans la religion chrétienne, qui s'était sacrifié pour laver tous les péchés des hommes. Faisant apparaître de façon évidente pour les croyants, la nécessité d'un rituel de sacrifice ensuite répété dans celui de l'Eucharistie au sein de l'Église.
D'où le besoin urgent d'une renaissance de cette religion, au sein de laquelle effectivement le judaïsme ne doit pas être rejeté, mais considéré comme la racine d'un tel renouveau, au cœur d'une double alliance telle que celle reconnue par Vatican II en substitution précisément de la théologie de la substitution, qui espérons-le pourra bientôt voir le jour à moins de consentir à notre propre disparition civilisationnelle, culturelle, artistique, morale, spirituelle, etc.
Et je dirais de la psychanalyse , malgré toute la sympathie que je peux avoir pour certains psychanalystes, qu'il s'agit maintenant d'en faire « l'avenir d'une illusion », celle de Freud et de sa confiance aveugle dans des moyens de guérison qui se sont avérés inopérants.
C'est votre choix…
Je fais toujours les mauvais choix, c'est quelque chose d'absolument irrépressible que je ne contrôle pas, comme cet acte absolument absurde de fumer un joint dans un état de gestation créatrice, et alors que je tenais la solution entre les mains et que je l'ai perdue. Ça me rappelle une gravure représentant Ulysse qui peut apercevoir les côtés d'Ithaque, mais parce que lui ou ses marins ont provoqué la colère des dieux, des vents contraires l'en éloignent pour un périple qui durera encore de nombreuses années.
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