jeudi 31 décembre 2015
jeudi 3 décembre 2015
Les Pouvoirs de la Musique. - Entretien avec Dominique SALINI.
(Autour de 1504, détail)
à propos de son ouvrage,
"Les Pouvoirs de la musique"
du diabolus in musica au showbiz traditionnel :
la Corse, un laboratoire exemplaire (L'Harmattan, 2014).
« Tout comme le corps, la voix se déguise ; et nous ne manquons pas d’exemples où l’instrument de musique se double d’accessoires destinés à en fausser et rendre méconnaissable le timbre. C’est ce qui nous a fait dire qu’en bien des cas, la musique est un masque ». (A. Schaeffner. 1980. Essais de musicologie et autres fantaisies. Le Sycomore, p.32.)
Florence de Mèredieu. - En octobre 2014, tu rassembles en recueil un certain nombre d'écrits et d'interventions portant sur ton champ de prédilection : les expressions musicales, leur rapport (complexe et pluriel) aux différentes formes de pouvoir, la relation (étrange parce que redondante) entre les avant-gardes du XXe siècle et les musiques archaïques ou les musiques dites traditionnelles, leurs liens avec le territoire d'où elles surgissent.
Pourrais-tu nous rappeler ce que fut ton parcours de chercheur, d'enseignante et comment tu as traversé et noué ces différents domaines que sont la philosophie, l'esthétique, l'histoire de la musique, pour en arriver finalement à ce statut d'ethnomusicologue ou d'anthropologue de la musique qui est désormais ton champ d'application - tout particulièrement sur cette île, la Corse, qui est aussi le territoire d'où tu viens et où tu vis. - Qu'est-ce que l'ethnomusicologie ?
Pourrais-tu nous rappeler ce que fut ton parcours de chercheur, d'enseignante et comment tu as traversé et noué ces différents domaines que sont la philosophie, l'esthétique, l'histoire de la musique, pour en arriver finalement à ce statut d'ethnomusicologue ou d'anthropologue de la musique qui est désormais ton champ d'application - tout particulièrement sur cette île, la Corse, qui est aussi le territoire d'où tu viens et où tu vis. - Qu'est-ce que l'ethnomusicologie ?
Dominique Salini. - Pour chacun d’entre nous, la musique est surtout source de plaisirs. On se rappelle Orphée qui domptait aussi bien les animaux sauvages que les tempêtes. Mais nous savons également que le chant des sirènes peut conduire au naufrage. J’ai donc voulu regrouper, sous ce titre équivoque, des textes qui évoquaient la complexité et l’ambigüité des rapports que la musique entretient avec toutes sortes de pouvoirs. C’est quelque chose qui m’a surprise très tôt dans ma vie. Pourquoi le son, une onde provoquée par une vibration de l’air, a priori neutre et sans « expression », et surtout sans « existence » en dehors de son émission, avait-il constitué le noyau symbolique de toute pensée ?
La « musique » est présente dans toute philosophie, en Occident mais aussi ailleurs, dans toute spiritualité quels que soient les courants ou les aires géographiques, dans les mythologies d’ici et d’ailleurs… Cette permanence de l’utilisation du son pour véhiculer des messages, voire des idéologies, indépendamment de l’époque et du lieu, m’a donné envie de rassembler en un livre quelques éclairages sur le sujet.
J’ai eu la chance de faire mes études de philosophie à l’Université de Nanterre et de bénéficier de son ouverture à l’esthétique contemporaine. Il faut bien l’avouer : une rencontre fortuite (avec des personnes ou des pensées) provoque un déclic intellectuel qui décide de la suite des événements dans votre vie personnelle. Chez moi, ce fut la question du temps et son approche par la Phénoménologie. Une grande partie de la pensée occidentale s’articule autour du temps, de sa maîtrise ou pas. Pour moi, le temps est vite devenu le nœud de tous les problèmes : de l’histoire des calendriers à celle de la symbolique des instruments à cordes en passant par l’architecture des cathédrales, la Franc-maçonnerie opérative, les Lumières ou encore l’émergence de la polyphonie.
L’histoire de la musique savante, son esthétique de la narration (du continuum temporel) et de l’ expressivité, mises à bas par les conceptions plus radicales de la discontinuité et du hasard, elles-mêmes nourries par l’irruption de la technologie dans l’art et par l’apport des cultures venues d’ailleurs : tout ceci me faisait prendre pleinement conscience de l’impérialisme de la pensée occidentale et de l’oubli de pans entiers de pensées et d’expressions créatrices.
Mon premier déclic a été Nanterre, le second, mon « retour » en Corse, avec - après cinq ans en tant qu’ « animatrice » à la Maison de la Culture de la Corse (créée en 1969 pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon) -, mon recrutement dans une université qui ouvrait (en 1982, au moment où la Maison de la Culture fermait). J’avais pu constater à quel point la « culture de tradition orale » était un enjeu politique, à quel point elle paraissait, pour certains, être une menace pour le politique mais aussi pour l’Art.
La décentralisation voulue par Malraux était-elle un « cheval de Troie » ? Enseigner l’Esthétique et les Sciences de l’Art - profil de mon poste [à Corte], dans une université qui s’organisait autour de quelques filières classiques sous la tutelle administrative d’universités continentales - m’est vite apparu incongru. C’est à partir de ce moment là, et pour des raisons pédagogiques, que j’ai cherché à bousculer les cadres trop rigides des disciplines universitaires.
Une pensée ne peut pas se priver de l’apport d’autres pensées. Les structures disciplinaires, bien sûr nécessaires, ne peuvent pas pour autant empêcher les évasions. Aucun champ de recherche n’est interdit de pensée et les outils méthodologiques sont bien souvent interchangeables. Donc, comment faire pour enseigner les « cultures populaires de tradition orale de Méditerranée »?
En convoquant l’Ethnomusicologie ? Cette science née en Occident mais qui a surtout servi pour "l’ailleurs", (surtout l’Afrique noire), ces pays aux cultures qualifiées d’ « archaïques », si différentes des courants savants de l’Occident ? Fallait-il admettre qu’un modèle méthodologique scientifique (tel qu’il a été défini par une institution patentée, le département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme) pouvait s’exporter et s’appliquer partout ? Ou fallait-il, à la lumière de connaissances très diversifiées, laisser émerger un mode d’appréhension des choses auxquelles n’était pas étranger le territoire qui les génère ? C’est la voie que j’ai choisie tout au long de ma carrière et je continue. - Pour preuve, ce livre.
La « musique » est présente dans toute philosophie, en Occident mais aussi ailleurs, dans toute spiritualité quels que soient les courants ou les aires géographiques, dans les mythologies d’ici et d’ailleurs… Cette permanence de l’utilisation du son pour véhiculer des messages, voire des idéologies, indépendamment de l’époque et du lieu, m’a donné envie de rassembler en un livre quelques éclairages sur le sujet.
J’ai eu la chance de faire mes études de philosophie à l’Université de Nanterre et de bénéficier de son ouverture à l’esthétique contemporaine. Il faut bien l’avouer : une rencontre fortuite (avec des personnes ou des pensées) provoque un déclic intellectuel qui décide de la suite des événements dans votre vie personnelle. Chez moi, ce fut la question du temps et son approche par la Phénoménologie. Une grande partie de la pensée occidentale s’articule autour du temps, de sa maîtrise ou pas. Pour moi, le temps est vite devenu le nœud de tous les problèmes : de l’histoire des calendriers à celle de la symbolique des instruments à cordes en passant par l’architecture des cathédrales, la Franc-maçonnerie opérative, les Lumières ou encore l’émergence de la polyphonie.
L’histoire de la musique savante, son esthétique de la narration (du continuum temporel) et de l’ expressivité, mises à bas par les conceptions plus radicales de la discontinuité et du hasard, elles-mêmes nourries par l’irruption de la technologie dans l’art et par l’apport des cultures venues d’ailleurs : tout ceci me faisait prendre pleinement conscience de l’impérialisme de la pensée occidentale et de l’oubli de pans entiers de pensées et d’expressions créatrices.
Mon premier déclic a été Nanterre, le second, mon « retour » en Corse, avec - après cinq ans en tant qu’ « animatrice » à la Maison de la Culture de la Corse (créée en 1969 pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon) -, mon recrutement dans une université qui ouvrait (en 1982, au moment où la Maison de la Culture fermait). J’avais pu constater à quel point la « culture de tradition orale » était un enjeu politique, à quel point elle paraissait, pour certains, être une menace pour le politique mais aussi pour l’Art.
La décentralisation voulue par Malraux était-elle un « cheval de Troie » ? Enseigner l’Esthétique et les Sciences de l’Art - profil de mon poste [à Corte], dans une université qui s’organisait autour de quelques filières classiques sous la tutelle administrative d’universités continentales - m’est vite apparu incongru. C’est à partir de ce moment là, et pour des raisons pédagogiques, que j’ai cherché à bousculer les cadres trop rigides des disciplines universitaires.
Une pensée ne peut pas se priver de l’apport d’autres pensées. Les structures disciplinaires, bien sûr nécessaires, ne peuvent pas pour autant empêcher les évasions. Aucun champ de recherche n’est interdit de pensée et les outils méthodologiques sont bien souvent interchangeables. Donc, comment faire pour enseigner les « cultures populaires de tradition orale de Méditerranée »?
En convoquant l’Ethnomusicologie ? Cette science née en Occident mais qui a surtout servi pour "l’ailleurs", (surtout l’Afrique noire), ces pays aux cultures qualifiées d’ « archaïques », si différentes des courants savants de l’Occident ? Fallait-il admettre qu’un modèle méthodologique scientifique (tel qu’il a été défini par une institution patentée, le département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme) pouvait s’exporter et s’appliquer partout ? Ou fallait-il, à la lumière de connaissances très diversifiées, laisser émerger un mode d’appréhension des choses auxquelles n’était pas étranger le territoire qui les génère ? C’est la voie que j’ai choisie tout au long de ma carrière et je continue. - Pour preuve, ce livre.
FDM. - Il est important que tu cites la relation au plaisir. Ce qui semblerait marquer une certaine forme de relation à l'esthétique traditionnelle, celle qui évoque (pour toute forme d'art et non seulement pour la musique) une esthétique du plaisir ?
Dans le cadre, maintenant, de tes recherches - axées sur la musique, la voix et ce premier instrument que constitue le corps - de quelle nature est ce plaisir esthétique ? S'apparente-t-il au "plaisir désintéressé" d'Emmanuel Kant ou relève-t-il d'une forme de transgression de cette esthétique philosophique surgie au XVIIIe siècle ?
Ton ouvrage insiste beaucoup sur la relation de la musique (et de la voix) à la sensualité et aux pouvoirs du corps. Tu évoques aussi fréquemment cette censure que les différents pouvoirs ont toujours opposé à ce "diabolus in musica" qui traverse gaillardement toute l'histoire de la musique. - Peux-tu nous éclairer sur ce point, en revenant sur quelques exemples et sur la particularité que constituent les cultures à forte tradition orale…
Dans le cadre, maintenant, de tes recherches - axées sur la musique, la voix et ce premier instrument que constitue le corps - de quelle nature est ce plaisir esthétique ? S'apparente-t-il au "plaisir désintéressé" d'Emmanuel Kant ou relève-t-il d'une forme de transgression de cette esthétique philosophique surgie au XVIIIe siècle ?
Ton ouvrage insiste beaucoup sur la relation de la musique (et de la voix) à la sensualité et aux pouvoirs du corps. Tu évoques aussi fréquemment cette censure que les différents pouvoirs ont toujours opposé à ce "diabolus in musica" qui traverse gaillardement toute l'histoire de la musique. - Peux-tu nous éclairer sur ce point, en revenant sur quelques exemples et sur la particularité que constituent les cultures à forte tradition orale…
D.S. - Je disais que, d’une manière générale, le mot musique évoquait la notion de « plaisir » ; mais la définition de celui-ci est vague car elle change selon les lieux, les époques, les contextes ou encore les musiques elles-mêmes. Il est difficile de parler d’ « esthétique du plaisir », au sens classique du terme, dans le cas d’un rituel d’initiation ou lors d’une transe. Or, il s’agit bien de « musiques », et il est surprenant de constater que nombre de musiques traditionnelles d’aujourd’hui, parce qu’elles s’inscrivent dans un découpage calendaire, conservent ce rapport à la sensualité présente, différemment sans doute, dans certains rituels. J’exclus de cette remarque la liturgie catholique romaine, hormis quelques exceptions : par exemple, en Sardaigne, les chants polyphoniques de la Semaine Sainte, ont une grande puissance « jouissive ». Roland Barthes parlant du « grain de la voix », me semble parfaitement bien qualifier la nature, charnelle, du plaisir esthétique que procurent les musiques de l’oralité.
C’est bien là d’ailleurs tout l’inconfort d’une pensée analytique nourrie de philosophies et d’esthétiques face à la musique. En tant qu’art de l’éphémère et de l’immatériel, elle a suscité l’intérêt distancié du philosophe-esthéticien. C’est au non d’une sensualité, voire d’une érotique, qu’elle a été canalisée par le philosophe et le religieux, voire condamnée par le religieux. Pourquoi la charge éthique des modes ? Pourquoi cette théorie des modes chez Platon mais aussi dans le grégorien ? Qu’est-ce qui est indécent dans le son d’une clarinette, à la fois instrument des prostituées et des cultes ? Aussi, travailler sur le son, c’est admettre l’ambivalence et l’insécurité de la pensée.
Donc, la question qui se pose inévitablement est celle de la méthodologie et des outils d’analyse. Est-ce que les grandes pensées philosophiques et esthétiques, qui ont façonné nos modes d’appréhension du monde et de l’art, peuvent être convoquées aujourd’hui alors qu’ont eu lieu tant de bouleversements ? Qu’en est-il de l’universel ? Comment mettre en travail des « catégories esthétiques », le Beau, le Bien, le Vrai ? La question du plaisir, comme celle de la vérité, en art fait justement partie de ces interrogations ébranlées par le contemporain. L’homme n’est plus le centre du monde et l’art n’est plus coupé de la vie, leitmotiv des artistes du XXe siècle. Je prends l’exemple du solfège. Langage et écriture emblématiques de la Musique, clé de l’accès au plaisir esthétique, il est parfaitement inopérant dans le cas des musiques d’autres cultures comme dans celui de la musique électronique.
L’histoire de l’esthétique classique est, bien entendu, indispensable pour comprendre, analyser et commenter les productions artistiques lorsque celles-ci sont des objets créés avec une intention, une finalité esthétique, et écoutées, regardées, de manière esthétique, avec l’habitus de l’éducation. Sujet et objet se confondent chez l’esthète qui déclare « aimer la musique ». C’est un dialogue autour du goût partagé qui s’instaure entre eux. - Convoquer, par contre, la notion kantienne de « plaisir désintéressé » ne me semble pas pertinent lorsque le « musical » déborde la « musique ». L’oreille ne se contente pas d’être attentive, intéressée, éventuellement prête à analyser ; elle entraîne tout le corps dans son trouble, sa gêne, son incompréhension. C’est l’objet qui décide de son mode d’appréhension ou de perception et c’est bien pour cela que l’ « objet-musique » a été à ce point là sous la surveillance des pouvoirs.
La relation à l’objet est alors d’une autre nature que dans la problématique kantienne et je ne sais même pas si l’on peut parler de transgression de cette esthétique. De mon point de vue, ce sont deux problèmes distincts. Il me semble indispensable de sortir de la conception très occidentale de la notion de plaisir ou de désir, ou encore de beau. C’est d’ailleurs ce que la création, au moins depuis le début du XXe siècle, nous a incités à faire, nous les historiens, esthéticiens, et tout simplement spectateurs, en nous sollicitant en tant qu’acteurs, co-créateurs de la « chose » à créer. Rappelons que le XXe siècle a été une époque de remise en question radicale des assises de la pensée créatrice du fait même de la transformation de la conception de l’Homme (l’Autre, d’où qu’il soit, n’est plus un primitif, un esclave ou un inconnu, mais mon double) et de l’importance accrue de la technologie. Dès lors, la musique ne peut plus être « l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille », comme l’affirmait Jean-Jacques Rousseau, définition reprise, pendant longtemps, par le Petit Larousse
J’ai pris en quelque sorte le problème à l’envers, en partant non pas du plaisir mais de l’interdit du plaisir. J’ai pu constater, au fil du temps, la permanence de l’interdit sur le musical, aussi bien dans l’histoire de la musique occidentale, que dans d’autres traditions ou dans les musiques populaires. C’est ce constat troublant que j’ai voulu traduire par un titre un peu provocateur. Il est difficile d’oublier que, après la découverte magistrale du cycle des quintes par Pythagore, la théorie et l’écriture musicales ont été, en Occident, le domaine exclusif de l’Eglise. L’histoire de la musique est évidemment une histoire extrêmement complexe, longue, faite d’ajouts et d’exclusions, qu’il est difficile de résumer en quelques mots.
Avec le « diabolus in musica », qui est « simplement » un intervalle, je voulais montrer l’ingérence de l’interdit jusqu’au tréfonds de la matière sonore. C’est là, je crois, la différence fondamentale entre le son et l’image. Tout le monde connaît les gargouilles de Notre-Dame de Paris, perçoit la représentation animale et grotesque du mal. Qui « entend » le « diabolus » dans les sons produits par les « instruments de Satan » ? C’est très subtil…. Il faut rappeler aussi la « politique » des sons et des images du Concile de Trente…En simplifiant grandement cette histoire si complexe, on peut néanmoins dire qu’une grande partie du rôle des missionnaires a été une véritable croisade contre le plaisir, toujours assimilé au désordre des sens s’il n’était pas canalisé. Il s’agissait d’éradiquer ce qu’il pouvait y avoir de gênant pour la norme, de troublant pour l’ordre, au nom du païen et de l’indécent, dans les cultures de transmission orale, en imposant le langage officiel. C’est celui-ci qui va constituer l’Histoire de la musique que nous connaissons et qui peut, éventuellement, procurer un « plaisir désintéressé », seul plaisir autorisé.
C’est bien là d’ailleurs tout l’inconfort d’une pensée analytique nourrie de philosophies et d’esthétiques face à la musique. En tant qu’art de l’éphémère et de l’immatériel, elle a suscité l’intérêt distancié du philosophe-esthéticien. C’est au non d’une sensualité, voire d’une érotique, qu’elle a été canalisée par le philosophe et le religieux, voire condamnée par le religieux. Pourquoi la charge éthique des modes ? Pourquoi cette théorie des modes chez Platon mais aussi dans le grégorien ? Qu’est-ce qui est indécent dans le son d’une clarinette, à la fois instrument des prostituées et des cultes ? Aussi, travailler sur le son, c’est admettre l’ambivalence et l’insécurité de la pensée.
Donc, la question qui se pose inévitablement est celle de la méthodologie et des outils d’analyse. Est-ce que les grandes pensées philosophiques et esthétiques, qui ont façonné nos modes d’appréhension du monde et de l’art, peuvent être convoquées aujourd’hui alors qu’ont eu lieu tant de bouleversements ? Qu’en est-il de l’universel ? Comment mettre en travail des « catégories esthétiques », le Beau, le Bien, le Vrai ? La question du plaisir, comme celle de la vérité, en art fait justement partie de ces interrogations ébranlées par le contemporain. L’homme n’est plus le centre du monde et l’art n’est plus coupé de la vie, leitmotiv des artistes du XXe siècle. Je prends l’exemple du solfège. Langage et écriture emblématiques de la Musique, clé de l’accès au plaisir esthétique, il est parfaitement inopérant dans le cas des musiques d’autres cultures comme dans celui de la musique électronique.
L’histoire de l’esthétique classique est, bien entendu, indispensable pour comprendre, analyser et commenter les productions artistiques lorsque celles-ci sont des objets créés avec une intention, une finalité esthétique, et écoutées, regardées, de manière esthétique, avec l’habitus de l’éducation. Sujet et objet se confondent chez l’esthète qui déclare « aimer la musique ». C’est un dialogue autour du goût partagé qui s’instaure entre eux. - Convoquer, par contre, la notion kantienne de « plaisir désintéressé » ne me semble pas pertinent lorsque le « musical » déborde la « musique ». L’oreille ne se contente pas d’être attentive, intéressée, éventuellement prête à analyser ; elle entraîne tout le corps dans son trouble, sa gêne, son incompréhension. C’est l’objet qui décide de son mode d’appréhension ou de perception et c’est bien pour cela que l’ « objet-musique » a été à ce point là sous la surveillance des pouvoirs.
La relation à l’objet est alors d’une autre nature que dans la problématique kantienne et je ne sais même pas si l’on peut parler de transgression de cette esthétique. De mon point de vue, ce sont deux problèmes distincts. Il me semble indispensable de sortir de la conception très occidentale de la notion de plaisir ou de désir, ou encore de beau. C’est d’ailleurs ce que la création, au moins depuis le début du XXe siècle, nous a incités à faire, nous les historiens, esthéticiens, et tout simplement spectateurs, en nous sollicitant en tant qu’acteurs, co-créateurs de la « chose » à créer. Rappelons que le XXe siècle a été une époque de remise en question radicale des assises de la pensée créatrice du fait même de la transformation de la conception de l’Homme (l’Autre, d’où qu’il soit, n’est plus un primitif, un esclave ou un inconnu, mais mon double) et de l’importance accrue de la technologie. Dès lors, la musique ne peut plus être « l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille », comme l’affirmait Jean-Jacques Rousseau, définition reprise, pendant longtemps, par le Petit Larousse
J’ai pris en quelque sorte le problème à l’envers, en partant non pas du plaisir mais de l’interdit du plaisir. J’ai pu constater, au fil du temps, la permanence de l’interdit sur le musical, aussi bien dans l’histoire de la musique occidentale, que dans d’autres traditions ou dans les musiques populaires. C’est ce constat troublant que j’ai voulu traduire par un titre un peu provocateur. Il est difficile d’oublier que, après la découverte magistrale du cycle des quintes par Pythagore, la théorie et l’écriture musicales ont été, en Occident, le domaine exclusif de l’Eglise. L’histoire de la musique est évidemment une histoire extrêmement complexe, longue, faite d’ajouts et d’exclusions, qu’il est difficile de résumer en quelques mots.
Avec le « diabolus in musica », qui est « simplement » un intervalle, je voulais montrer l’ingérence de l’interdit jusqu’au tréfonds de la matière sonore. C’est là, je crois, la différence fondamentale entre le son et l’image. Tout le monde connaît les gargouilles de Notre-Dame de Paris, perçoit la représentation animale et grotesque du mal. Qui « entend » le « diabolus » dans les sons produits par les « instruments de Satan » ? C’est très subtil…. Il faut rappeler aussi la « politique » des sons et des images du Concile de Trente…En simplifiant grandement cette histoire si complexe, on peut néanmoins dire qu’une grande partie du rôle des missionnaires a été une véritable croisade contre le plaisir, toujours assimilé au désordre des sens s’il n’était pas canalisé. Il s’agissait d’éradiquer ce qu’il pouvait y avoir de gênant pour la norme, de troublant pour l’ordre, au nom du païen et de l’indécent, dans les cultures de transmission orale, en imposant le langage officiel. C’est celui-ci qui va constituer l’Histoire de la musique que nous connaissons et qui peut, éventuellement, procurer un « plaisir désintéressé », seul plaisir autorisé.
FDM. - Oui, ton approche est d'abord et avant tout "anthropologique" et nourrie de ces sciences humaines qui ont été d'un tel apport pour la pensée du XXe siècle, décalant et amenant sur un autre territoire des savoirs et une esthétique qui furent si longtemps (et demeurent encore si fortement, et en tant de lieux) sous le joug du religieux. Il est intéressant de voir qu'une fois de plus la référence (ou non-référence) à Kant et à son "esthétique", fondée sur une forme de "plaisir pur et désintéressé", permet de bien situer l'écart d'une pensée par rapport à une conception philosophique traditionnelle de l'art. - Partir, maintenant, de "l'interdit du plaisir", comme tu le dis, c'est toujours (et plus encore peut-être) se référer au plaisir, qui semble omniprésent dans tes analyses. Et cela, bien sûr, en admettant qu'il s'agisse d'un plaisir tout autre et beaucoup plus "intéressé" que le "plaisir esthétique" kantien.
Les sciences humaines - et plus largement les différents savoirs (historiques, géographiques, techniques, politiques) ont fait éclater (comme tu le soulignes justement) les cadres de notre réflexion sur l'art. Sans écarter cet "utile" et cet "agréable" que ne pouvait intégrer la philosophie de l'art kantienne. - Et l'on comprend bien que la musique (ou ce que tu dénommes "le musical") en vient à excéder grandement les formes traditionnellement reconnues d'un art dont l'étude fut très longtemps formatée.
D'où l'importance dans ton ouvrage des références aux cultures dites "populaires ", aux rituels et "folklores", et l'excentration des considérations musicales à des domaines comme celui du "son" ou des "bruits". Sans oublier tout ce qui, dans la nature aussi bien que dans les œuvres des hommes, fait caisse de résonance ou d'échos. Les pierres, le bois, le corps, les animaux eux-mêmes ne sont plus exclus du champ musical. L'univers en son entier redevient, comme chez Pythagore ou John Cage, une machinerie (dis) harmonique.
Les sciences humaines - et plus largement les différents savoirs (historiques, géographiques, techniques, politiques) ont fait éclater (comme tu le soulignes justement) les cadres de notre réflexion sur l'art. Sans écarter cet "utile" et cet "agréable" que ne pouvait intégrer la philosophie de l'art kantienne. - Et l'on comprend bien que la musique (ou ce que tu dénommes "le musical") en vient à excéder grandement les formes traditionnellement reconnues d'un art dont l'étude fut très longtemps formatée.
D'où l'importance dans ton ouvrage des références aux cultures dites "populaires ", aux rituels et "folklores", et l'excentration des considérations musicales à des domaines comme celui du "son" ou des "bruits". Sans oublier tout ce qui, dans la nature aussi bien que dans les œuvres des hommes, fait caisse de résonance ou d'échos. Les pierres, le bois, le corps, les animaux eux-mêmes ne sont plus exclus du champ musical. L'univers en son entier redevient, comme chez Pythagore ou John Cage, une machinerie (dis) harmonique.
D.S. - Je voudrais insister, une fois encore, sur l’histoire « tragique » de la musique, elle qui n’a cessé de subir de véritables mutilations. Ce que nous, Occidentaux, avons appelé « musique » en tant qu’ « art », n’est que le résultat d’une expurgation acharnée de l’univers sonore. Il s’agit précisément de la longue histoire de l’interdit que j’ai essayé de faire apparaître sous différentes formes. C’est pour cela que seule la « philosophie » pouvait s’intéresser à la « musique ». Et la difficulté méthodologique rencontrée lors de la découverte des « musiques de tradition orale » a fait prendre conscience de l’ampleur de ce qui avait été abandonné pour que le « langage et l’écriture » deviennent emblématiques de la « musique » et objets de la philosophie et de l’esthétique.
La « musique » ne peut devenir un « art » que si elle se perd en tant que « musical ». Jean-Jacques Rousseau, déjà, déplorait que les Occidentaux ne sachent plus percevoir la musique qu’à travers les « figures », autrement dit l’écriture des sons. C’est aussi la raison pour laquelle les « musiques d’ailleurs » n’étaient pas qualifiées de « musique », et que les musiques populaires d’Europe étaient, pour les folkloristes, des « monstruosités ». Effroi devant la présence contemporaine d’une pré-histoire ! Je me sers de la notion de « musical » pour pointer l’importance du maillage symbolique et métaphorique qui se fait entre les règnes animal, végétal et minéral et qui aboutit à un système de correspondances et d’analogies, parfois dis-harmonique, effectivement. Or, c’est tout cela qui a disparu de la préoccupation esthétique.
La « musique » ne peut devenir un « art » que si elle se perd en tant que « musical ». Jean-Jacques Rousseau, déjà, déplorait que les Occidentaux ne sachent plus percevoir la musique qu’à travers les « figures », autrement dit l’écriture des sons. C’est aussi la raison pour laquelle les « musiques d’ailleurs » n’étaient pas qualifiées de « musique », et que les musiques populaires d’Europe étaient, pour les folkloristes, des « monstruosités ». Effroi devant la présence contemporaine d’une pré-histoire ! Je me sers de la notion de « musical » pour pointer l’importance du maillage symbolique et métaphorique qui se fait entre les règnes animal, végétal et minéral et qui aboutit à un système de correspondances et d’analogies, parfois dis-harmonique, effectivement. Or, c’est tout cela qui a disparu de la préoccupation esthétique.
FDM. - Une des questions qui revient tout au long de ton ouvrage, est celle de l'insularité de La Corse. L'imaginaire de l'île (ou des îles) est un imaginaire très riche. Pourrais-tu à la fois dégager ce qui te paraît commun à toute forme d'insularité et ce qui te paraît caractériser la spécificité d'un modèle corse, dont tu dis qu'il a pu - à un moment où il s'agissait de développer des modèles culturels différents - constituer une sorte de laboratoire…
D.S. - Oui, effectivement, je suis très préoccupée par l’insularité et, en tant qu’ilienne, je m’y intéresse d’autant plus. L’île est une figure récurrente dans les imaginaires, mais une figure ambivalente. Elle est aussi bien le Paradis que l’Enfer, et ses différents aspects ont été exploités en littérature, au cinéma, dans la mythologie gréco-latine, etc.. C’est une image à la fois très romantique et très spirituelle, qui évoque le secret et le caché, la solitude de la méditation… Les îles sont souvent des étapes dans la circulation des idées philosophiques et des spiritualités. Elles font rêver, parce qu’elles représentent l’inconnu et exigent le voyage, même si celui-ci finit par un naufrage. Pour moi, l’île c’est surtout une limite ambigüe entre la terre et l’eau ; un îlien n’est jamais complètement terrien ou marin.
Je partage entièrement l’idée qu’un territoire n’est pas neutre et que l’habitant n’est qu’un élément parmi d’autres de ce territoire. Je trouve l’expression de « façonnement réciproque » très intéressante au plan anthropologique. Les travaux d’Abraham Moles, la nissonologie ou science des îles développée par Gilbert Durand, mais aussi les recherches de l’Ecole de Palo Alto, entre autres, ont donné quelques pistes à ce sujet.
Le point commun entre toutes les îles, c’est leur rapport au(x) continent(s), la plupart du temps d’ailleurs, des rapports de domination. Dans l’histoire, les îles n’existent que si elles sont conquises, souvent pour des raisons stratégiques. De ce fait, les structures anthropologiques de l’imaginaire ilien ont été recouvertes par celles des pouvoirs. Pour revenir à la Corse, nous avons un exemple extraordinairement intéressant et qui se situe, justement, au XVIIIe siècle, celui dit des Lumières : le plan Terrier (1770-1795), dit plan de « régénération », commencé au moment où la Corse a été cédée à la France par le Traité de Versailles. Le repérage exhaustif des ressources économiques et humaines, l’identification toponymique et surtout le bornage, l’application de la « mesure » sur le foncier ont permis une véritable réorganisation anthropologique de la culture insulaire.
De par sa taille (cela n’est évidemment pas vrai pour toutes les îles), l’île est considérée comme un modèle réduit qui peut éventuellement être transposable à l’échelle d’un continent. Cette idée était en germe dans les remarques de Jean-Jacques Rousseau (dans le Contrat social) à propos de la Corse et dans son soutien à la conception de la démocratie d’un Pascal Paoli (qui, en franc-maçon de l’époque, s’était empressé de condamner fermement les « us et coutumes » insulaires). Plus récemment, dans les années 1980, a été expérimentée en Corse, territoire « ultra-marin » sinon d’ « outre-mer », la politique de décentralisation engagée par la France, avec le premier « statut particulier ». C’est, bien sûr, un exemple parmi d’autres.
Je partage entièrement l’idée qu’un territoire n’est pas neutre et que l’habitant n’est qu’un élément parmi d’autres de ce territoire. Je trouve l’expression de « façonnement réciproque » très intéressante au plan anthropologique. Les travaux d’Abraham Moles, la nissonologie ou science des îles développée par Gilbert Durand, mais aussi les recherches de l’Ecole de Palo Alto, entre autres, ont donné quelques pistes à ce sujet.
Le point commun entre toutes les îles, c’est leur rapport au(x) continent(s), la plupart du temps d’ailleurs, des rapports de domination. Dans l’histoire, les îles n’existent que si elles sont conquises, souvent pour des raisons stratégiques. De ce fait, les structures anthropologiques de l’imaginaire ilien ont été recouvertes par celles des pouvoirs. Pour revenir à la Corse, nous avons un exemple extraordinairement intéressant et qui se situe, justement, au XVIIIe siècle, celui dit des Lumières : le plan Terrier (1770-1795), dit plan de « régénération », commencé au moment où la Corse a été cédée à la France par le Traité de Versailles. Le repérage exhaustif des ressources économiques et humaines, l’identification toponymique et surtout le bornage, l’application de la « mesure » sur le foncier ont permis une véritable réorganisation anthropologique de la culture insulaire.
De par sa taille (cela n’est évidemment pas vrai pour toutes les îles), l’île est considérée comme un modèle réduit qui peut éventuellement être transposable à l’échelle d’un continent. Cette idée était en germe dans les remarques de Jean-Jacques Rousseau (dans le Contrat social) à propos de la Corse et dans son soutien à la conception de la démocratie d’un Pascal Paoli (qui, en franc-maçon de l’époque, s’était empressé de condamner fermement les « us et coutumes » insulaires). Plus récemment, dans les années 1980, a été expérimentée en Corse, territoire « ultra-marin » sinon d’ « outre-mer », la politique de décentralisation engagée par la France, avec le premier « statut particulier ». C’est, bien sûr, un exemple parmi d’autres.
FDM. - Oui, l'exemple du "plan Terrier" permet de comprendre qu'il s'agit ici d'analyser et de comprendre les processus créatifs et la culture comme des phénomènes "globaux". Complexes et revêtant de multiples facettes : politiques, économiques, sociétaux, juridiques et aussi "esthétiques". — Peux-tu développer ces notions de "bornage" et de "mesure" et montrer précisément comment elles ont eu une influence sur la culture corse et son appréhension ?
D.S. – Il a fallu que se produise une véritable révolution copernicienne pour que soient pris en compte des pans entiers de la pensée. Tout ce qui est progressivement devenu le domaine de recherche de l’anthropologie, ne pouvait pas exister en tant que questionnement philosophique et esthétique, alors que ni le philosophique ni l’esthétique ne sont absents d’une culture donnée. Il n’y a pas de société sans « art » ni « concepts ». Ceci dit, dans une culture de l’oralité, les processus créatifs sont de même nature que tout acte du quotidien. Tous les savoirs se transmettent de bouche à oreille, et ce mode de transmission, éphémère puisqu’il exige l’immédiateté du face-à-face, a pourtant permis cet entrelacs symbolique que l’on nomme, improprement, la « tradition ». Celle-ci n’est pas seulement la répétition indéfinie du même. Elle est surtout la conscience aigüe de l’homogénéité de ce qui est transmis. Un élément du tout est atteint, l’ensemble est bouleversé. Et c’est bien cela qu’ont compris les Pouvoirs, leur association, occasionnelle ou pas, permettant la mise en œuvre d’une véritable machine de guerre : l’école, l’église, l’administration…De nombreux comportements coutumiers vont disparaître au nom de l’instruction, de la décence ou de la loi républicaine…Il ne s’agit que d’un simple constat sur le fonctionnement des pouvoirs, sans jugement de valeur.
L’entreprise du « Plan Terrier » est typiquement une démarche de ce que l’on a pu appeler l’ « ethnologie coloniale » : connaître les us et coutumes locales est un préalable à toute politique d’installation sur un territoire, au prétexte d’aide au développement. Que l’on se rappelle le bureau des « affaires indiennes » créé en 1789 ou les remarques pertinentes de Michel Leiris.
Il faut prendre en compte l’époque - et le territoire - en question. - L’évolution de la cartographie exige une précision de plus en plus grande de la représentation territoriale. Le système décimal des poids et mesures, avec le mètre-étalon, est alors en train d’être institué. Sont envoyés en Corse, outre les « observateurs », arpenteurs, géomètres, géographes, dessinateurs. Le constat le plus surprenant que tous ont fait, hormis la rudesse des mœurs, est l’absence de rigueur, l’imprécision du calcul des temps et des espaces dues à la « souplesse » de la transmission orale. Bedigis, le géomètre du Roy, découvrant une « culture du flou », s’inquiète, lui-même, de l’impact de l’application, sur le territoire, du nouveau mode de mesure !
Le bornage de l’espace, qui aboutira au cadastre napoléonien au XIXe siècle, fixe des limites jusqu’alors approximatives. Les « traditionnelles » unités de mesure utilisant le corps humain comme étalon vont devoir être abandonnées au profit du système métrique. En somme l’évaluation et la représentation de l’espace et du temps vont subir une réorientation anthropologique. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss ne disait pas autre chose lorsqu’il constatait l’impact anthropologique de la « désorientation par rapport aux points cardinaux » provoquée par le changement de la structure villageoise.
L’entreprise du « Plan Terrier » est typiquement une démarche de ce que l’on a pu appeler l’ « ethnologie coloniale » : connaître les us et coutumes locales est un préalable à toute politique d’installation sur un territoire, au prétexte d’aide au développement. Que l’on se rappelle le bureau des « affaires indiennes » créé en 1789 ou les remarques pertinentes de Michel Leiris.
Il faut prendre en compte l’époque - et le territoire - en question. - L’évolution de la cartographie exige une précision de plus en plus grande de la représentation territoriale. Le système décimal des poids et mesures, avec le mètre-étalon, est alors en train d’être institué. Sont envoyés en Corse, outre les « observateurs », arpenteurs, géomètres, géographes, dessinateurs. Le constat le plus surprenant que tous ont fait, hormis la rudesse des mœurs, est l’absence de rigueur, l’imprécision du calcul des temps et des espaces dues à la « souplesse » de la transmission orale. Bedigis, le géomètre du Roy, découvrant une « culture du flou », s’inquiète, lui-même, de l’impact de l’application, sur le territoire, du nouveau mode de mesure !
Le bornage de l’espace, qui aboutira au cadastre napoléonien au XIXe siècle, fixe des limites jusqu’alors approximatives. Les « traditionnelles » unités de mesure utilisant le corps humain comme étalon vont devoir être abandonnées au profit du système métrique. En somme l’évaluation et la représentation de l’espace et du temps vont subir une réorientation anthropologique. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss ne disait pas autre chose lorsqu’il constatait l’impact anthropologique de la « désorientation par rapport aux points cardinaux » provoquée par le changement de la structure villageoise.
FDM. - On en revient à la question fondamentale du pouvoir. Et de l'impact ou de la main-mise des différents pouvoirs (religieux, politique, militaire, éducatif, etc.) sur les expressions musicales. On comprend bien comment peuvent fonctionner, de ce point de vue, les chants religieux, les hymnes patriotiques, les contines éducatives. On pourrait aussi évoquer (en écho et contrepoint) un tout autre domaine - les contraintes hospitalières ou psychiatriques imposées sur le plan de la voix, du souffle, de la "musique" aux internés. Comme ces litanies et ces chants, ces souffles et ces incantations d'Antonin Artaud qui, à l'asile de Rodez, indisposaient tant le Dr Gaston Ferdière. Au point qu'Artaud s'interrogeait dans une lettre adressée à son médecin, en se demandant s'il ne s'était pas - lui, l'interné psychiatrique - "trompé de culture" : j'évoque ce point dans un texte, "La pensée émet des signe, le corps émet des sons" (in Antonin Artaud, les couilles de l'Ange, 1992).— Il est tant de ruses et de subtilités dans le système !
Pourrais-tu revenir sur la situation particulière de la polyphonie corse ? Sur ses origines, son histoire et l'actuel malentendu auquel elle semble contrainte - de par son écartèlement entre défense d'un patrimoine (avec respect de la tradition) et volonté d'ouverture et de renouvellement (avec tous les risques de "trahison" que cela pourrait comporter) ? J'ai souvent eu l'impression, dès que je posais la question de l'écoute des polyphonies corses, que surgissait tout aussitôt la troublante question de l'authenticité de ces expressions orales qui n'ont sans doute pu se maintenir qu'en se transformant ? Qu'en penses-tu ?
Pourrais-tu revenir sur la situation particulière de la polyphonie corse ? Sur ses origines, son histoire et l'actuel malentendu auquel elle semble contrainte - de par son écartèlement entre défense d'un patrimoine (avec respect de la tradition) et volonté d'ouverture et de renouvellement (avec tous les risques de "trahison" que cela pourrait comporter) ? J'ai souvent eu l'impression, dès que je posais la question de l'écoute des polyphonies corses, que surgissait tout aussitôt la troublante question de l'authenticité de ces expressions orales qui n'ont sans doute pu se maintenir qu'en se transformant ? Qu'en penses-tu ?
D.S. - Le son comme l’image ont été diversement utilisés en tant qu’outil pédagogique, souvent d’ailleurs pour pallier l’illettrisme du receveur. Mais, parce qu’il « affecte » le corps (n’oublions pas que celui-ci est le premier émetteur-récepteur, qu’il est le modèle à partir duquel ont été fabriqués les instruments et que la voix est la première émission sonore), plus que les autres moyens didactiques, le son a pu être ainsi « instrumentalisé ». La théorie éthique des « modes » en dit long sur les effets sensoriels produits. Diverses études ont montré que la musique tonale, parce qu’elle accordait une place importante au continuum temporel et à la mémoire, possédait un pouvoir d’action très efficace. D’où la « perturbation » introduite, au XXe siècle, par l’usage de la discontinuité et de l’aléa. N’oublions pas, enfin, que la naissance de l’ethnomusicologie est datée et localisée : XIXe siècle, Université de Berlin, département de psychophysiologie. On y étudie les impacts du rythme sur le cerveau humain. On voit bien que le son est une énigme. Selon les types d’émission (cri, rire, pet, rot, hoquet…), il peut aussi bien être associé à des « cultures » différentes, qu’être rangé dans la sphère du pathologique. Une fois encore, le mot « musique » a montré ses limites culturelles.
J’en viens à la polyphonie. Alors que l’on trouve des processus polyphoniques un peu partout dans le monde, paradoxalement, la « polyphonie », en tant que superposition des voix, occupe une place à part - et tardive - dans l’histoire de la musique savante occidentale. Son émergence est liée à deux facteurs principaux : l’affirmation de son autonomie « artistique », de par son émancipation du seul lien au religieux, et la maîtrise de la synchronisation temporelle.
Alors, bien entendu, sa connotation historique a été une des raisons qui a compliqué l’approche du « polyphonique populaire ». Autant les polyphonies pygmées ont pu entrer dans le champ de l’ethnomusicologie, autant celles de la zone européenne ont posé des problèmes méthodologiques. Celles de Corse en particulier, car elles sont pratiquées aussi bien dans la sphère du religieux que du profane, ce qui est une spécificité en Méditerranée. Même si l’on cherche à approcher la polyphonie en Corse d’une manière plus anthropologique et moins musicologique, il est néanmoins difficile d’occulter la place de la Corse en Méditerranée et son histoire.
En tant qu’île, la Corse a nécessairement été dépendante des continents ainsi que des politiques de conquête et d’annexion. De nombreux historiens de la Méditerranée ont insisté sur son « immobilité » et sur la permanence, aujourd’hui, de paysages, de coutumes, de langues aussi, très anciens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de circulation des hommes et donc des idées. De plus, il ne faut surtout pas oublier que la Méditerranée est le creuset des trois religions monothéistes (sans compter les multiples « religions populaires ») qui ont évidemment façonné, par force ou par adhésion, les cultures méditerranéennes.
Dans toute approche d’un processus créatif dans une société de transmission orale, nous sommes nécessairement dépendants des préjugés historiques, des limites de l’histoire archivée, embarrassés devant le poids de l’oralité malgré l’inconnu qu’elle nous impose. Ces « inconnus de l’histoire » ont évidemment servi à définir la « tradition », ce que traduisent les expressions populaires de « hors du temps » ou encore de « nuit des temps ». Si l’histoire nous donne bien entendu les repères chronologiques indispensables, elle ne nous livre pas l’essentiel anthropologique. Ce n’était pas son objet, bien sûr. Une fois encore, la recherche contemporaine sur ces questions se heurte au problème majeur des pré-carrés des sciences humaines, à leur fragmentation à outrance.
Nous avons assisté à un partage des territoires géographiques (Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Marcel Griaule, Marcel Granet…) et à des séparations de plus en plus fines entre histoire, anthropologie, linguistique, sémiologie, etc.. En même temps, les courants contemporains (en philosophie et anthropologie) ont été amenés à inclure, dans leur propre démarche, des notions empruntées à d’autres domaines : la biologie (métissage), l’informatique (branchement), l’horticulture (greffe, rhizome), la logique (enchaînements). Pour ma part, j’emprunterai volontiers au monde artisanal la métaphore du « tissage ».
Nous ne pouvons donc qu’émettre des hypothèses sur des origines supposées de la polyphonie en Corse, en imaginant des « branchements » ou des « greffes » sur des formes arrivées dans l’île. La philosophie des Lumières, bien sûr déterminante dans la conception de la démocratie, a probablement impacté toute la sphère du culturel. Faut-il rappeler que l'hymne corse, Dio vi salve Regina, aujourd'hui chanté en polyphonie, date de la période paoliste ? Mais même si la polyphonie, c’est-à-dire la superposition de plusieurs voix – autrement dit l’introduction de la verticalité dans le continuum - relève d’une véritable construction, et donc d’une composition, il est remarquable de constater qu’elle s’est toujours - et continue à le faire - transmise dans l’oralité. C’est en notant la complexité harmonique de la réalisation in situ que j’ai pu également parler de « tissage ».
Ce « tissage polyphonique » est devenu la « musique traditionnelle de Corse ». Il faut remarquer qu’elle a occulté les autres formes musicales, en particulier les monodies. Et il n’est pas surprenant que les mouvements de revendication, dans les années 1970, aient choisi la polyphonie comme emblème : elle permettait le spectacle sur scène. L’exemple de la Corse est assez symptomatique de la constitution des cultures populaires et de leur devenir. Ainsi, nous savons bien que parler d’ « authenticité » d’une culture relève soit de la mauvaise foi soit de l’ignorance historique. Une culture se « compose », justement au sens musical du terme. Elle ne jaillit pas abruptement ex nihilo mais se constitue progressivement, par étapes, avec des emprunts mais aussi des rejets, voire des oublis. Le maintien de la transmission dans l’oralité correspond à l’acceptation de la transformation.
Ce qui est moins intéressant aujourd’hui pour l’anthropologue ou le musicologue (mais peut-être pas pour le sociologue), c’est que l’entrée dans le monde contemporain de la communication a précipité le processus de transformation, jusque là relativement lent. Est bel et bien en germe, depuis une quarantaine d’années, l’uniformisation des musiques du monde alors que le créneau « musiques traditionnelles » est maintenu par le showbiz et les médias. L’anthropologue n’a plus son mot à dire quant à une simple appréciation du « traditionnel ».
J’en viens à la polyphonie. Alors que l’on trouve des processus polyphoniques un peu partout dans le monde, paradoxalement, la « polyphonie », en tant que superposition des voix, occupe une place à part - et tardive - dans l’histoire de la musique savante occidentale. Son émergence est liée à deux facteurs principaux : l’affirmation de son autonomie « artistique », de par son émancipation du seul lien au religieux, et la maîtrise de la synchronisation temporelle.
Alors, bien entendu, sa connotation historique a été une des raisons qui a compliqué l’approche du « polyphonique populaire ». Autant les polyphonies pygmées ont pu entrer dans le champ de l’ethnomusicologie, autant celles de la zone européenne ont posé des problèmes méthodologiques. Celles de Corse en particulier, car elles sont pratiquées aussi bien dans la sphère du religieux que du profane, ce qui est une spécificité en Méditerranée. Même si l’on cherche à approcher la polyphonie en Corse d’une manière plus anthropologique et moins musicologique, il est néanmoins difficile d’occulter la place de la Corse en Méditerranée et son histoire.
En tant qu’île, la Corse a nécessairement été dépendante des continents ainsi que des politiques de conquête et d’annexion. De nombreux historiens de la Méditerranée ont insisté sur son « immobilité » et sur la permanence, aujourd’hui, de paysages, de coutumes, de langues aussi, très anciens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de circulation des hommes et donc des idées. De plus, il ne faut surtout pas oublier que la Méditerranée est le creuset des trois religions monothéistes (sans compter les multiples « religions populaires ») qui ont évidemment façonné, par force ou par adhésion, les cultures méditerranéennes.
Dans toute approche d’un processus créatif dans une société de transmission orale, nous sommes nécessairement dépendants des préjugés historiques, des limites de l’histoire archivée, embarrassés devant le poids de l’oralité malgré l’inconnu qu’elle nous impose. Ces « inconnus de l’histoire » ont évidemment servi à définir la « tradition », ce que traduisent les expressions populaires de « hors du temps » ou encore de « nuit des temps ». Si l’histoire nous donne bien entendu les repères chronologiques indispensables, elle ne nous livre pas l’essentiel anthropologique. Ce n’était pas son objet, bien sûr. Une fois encore, la recherche contemporaine sur ces questions se heurte au problème majeur des pré-carrés des sciences humaines, à leur fragmentation à outrance.
Nous avons assisté à un partage des territoires géographiques (Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Marcel Griaule, Marcel Granet…) et à des séparations de plus en plus fines entre histoire, anthropologie, linguistique, sémiologie, etc.. En même temps, les courants contemporains (en philosophie et anthropologie) ont été amenés à inclure, dans leur propre démarche, des notions empruntées à d’autres domaines : la biologie (métissage), l’informatique (branchement), l’horticulture (greffe, rhizome), la logique (enchaînements). Pour ma part, j’emprunterai volontiers au monde artisanal la métaphore du « tissage ».
Nous ne pouvons donc qu’émettre des hypothèses sur des origines supposées de la polyphonie en Corse, en imaginant des « branchements » ou des « greffes » sur des formes arrivées dans l’île. La philosophie des Lumières, bien sûr déterminante dans la conception de la démocratie, a probablement impacté toute la sphère du culturel. Faut-il rappeler que l'hymne corse, Dio vi salve Regina, aujourd'hui chanté en polyphonie, date de la période paoliste ? Mais même si la polyphonie, c’est-à-dire la superposition de plusieurs voix – autrement dit l’introduction de la verticalité dans le continuum - relève d’une véritable construction, et donc d’une composition, il est remarquable de constater qu’elle s’est toujours - et continue à le faire - transmise dans l’oralité. C’est en notant la complexité harmonique de la réalisation in situ que j’ai pu également parler de « tissage ».
Ce « tissage polyphonique » est devenu la « musique traditionnelle de Corse ». Il faut remarquer qu’elle a occulté les autres formes musicales, en particulier les monodies. Et il n’est pas surprenant que les mouvements de revendication, dans les années 1970, aient choisi la polyphonie comme emblème : elle permettait le spectacle sur scène. L’exemple de la Corse est assez symptomatique de la constitution des cultures populaires et de leur devenir. Ainsi, nous savons bien que parler d’ « authenticité » d’une culture relève soit de la mauvaise foi soit de l’ignorance historique. Une culture se « compose », justement au sens musical du terme. Elle ne jaillit pas abruptement ex nihilo mais se constitue progressivement, par étapes, avec des emprunts mais aussi des rejets, voire des oublis. Le maintien de la transmission dans l’oralité correspond à l’acceptation de la transformation.
Ce qui est moins intéressant aujourd’hui pour l’anthropologue ou le musicologue (mais peut-être pas pour le sociologue), c’est que l’entrée dans le monde contemporain de la communication a précipité le processus de transformation, jusque là relativement lent. Est bel et bien en germe, depuis une quarantaine d’années, l’uniformisation des musiques du monde alors que le créneau « musiques traditionnelles » est maintenu par le showbiz et les médias. L’anthropologue n’a plus son mot à dire quant à une simple appréciation du « traditionnel ».
* DOMINIQUE SALINI est Docteur ès-Lettres, Professeure des Universités en Anthropologie du musical. Elle est l'auteure de plusieurs textes dans des Histoires de la Musique et des revues spécialisées en art contemporain, co-auteure de Révolutions musicales.; La musique contemporaine depuis 1945 (1979). Elle a aussi publié de nombreux textes sur l’oralité et les musiques de tradition orale dans des revues et des ouvrages collectifs. Coordination et rédaction de plusieurs items dans le volume « Anthropologie » de l’Encyclopaedia Corsicae (2004). Auteure de Musiques traditionnelles de Corse (1996), Histoires des musiques de Corse (2009).
L'Harmattan, 2014.