de Catherine Francblln
Editions Le bord de l’eau, 2018.
"Née d’un père disparu dans la Shoah peu de temps avant sa naissance, l’auteure a grandi entre une mère réduite au silence et un beau-père, rescapé d’Auschwitz, aspirant à aller de l’avant. Une situation dont elle tire un récit sans dolorisme, original et bouleversant, où se mêlent histoire personnelle et grande Histoire." (note de l'éditeur)
« Je visite tous les camps. J’accompagne mon père, mais aussi le flot sans fin de ceux qui voyagent avec lui. Que sait précisément ma mère ? Je suis trop jeune pour l’interroger. Puis, tout à coup : « Voilà ton papa ! » Mon beau-père a passé quatorze mois à Auschwitz et s’est évadé dans les premiers jours des Marches de la mort. Je nourris de mes lectures le récit qu’il fait de ses épreuves. Je plonge dans un temps de massacres ininterrompu. Mes deux pères se partagent mon enfance comme les deux corps du roi, l’un trônant en majesté dans le monde physique, l’autre alimentant par son absence mon imagination. C’est cette histoire plus vaste que la mienne à laquelle tous deux me renvoient, l’un en victime, l’autre en quasi-héros, que je fouille à nouveau alors que ma vie a pris depuis longtemps un autre cours. Les morts ne sont jamais les mêmes quand ils respirent dans la langue des vivants. » [4e de couverture]
Ton récit s’articule (ou se désarticule) autour de quatre « champs » où - dans ton sillage - nous nous efforçons de retracer les linéaments de cette histoire qui fut la tienne et où l’humain ne cesse de fuir et se désagréger.
LA RAMPE, tout d’abord, ce lieu de bifurcation tragique qui a fini par devenir dans l’histoire de la Shoah un marqueur sinistre. A l‘arrivée à Auschwitz, au sortir des wagons et dans le chaos, se retrouver dans la bonne file, celle qui mène vers les camps, mais aussi peut-être vers la survie ou bien dans l’autre, celle qui mène vers la chambre à gaz.
Sur les traces de ton père, Salomon, disparu dans la poussière de la Shoah, tu t’es retrouvée au printemps 1999 à parcourir ce qui dut être la 2e rampe d’Auschwitz. Plus tard tu as compris que cette rampe sur laquelle ta main glissait n’existait pas en 1943, et que ton père, raflé, puis déporté de Drancy n’a jamais atteint Auschwitz, que son convoi avait été détourné sur un autre camp où il a fini par disparaître sans que l’on puisse rien affirmer de sa date de disparition (ou de mort) réelle.
Majdanek, près de Lublin, dans le sud-est de la Pologne. Tu apprendras (par la voie administrative) que la mort de ton père y fut enregistrée « le 11 mars 1943 ». Peu de temps avant ta naissance. - Plus tard encore tu découvriras que cette date n’est elle-même qu’une supposition, une hypothèse administrative, que tout demeure flou, imprécis. Ce qui ouvre le champ des suppositions.
Tu t’informes. Tu fais de patientes recherches historiques, dépouille les témoignages et vas sur place, visiter le lieu aujourd’hui devenu un musée, libre d’accès. Tout cela t’aide à imaginer, reconstruire cette vie-là qui aurait pu être celle de ton père, si par hasard il avait survécu quelque temps.
TA MERE. C’est là le deuxième lieu, le deuxième « champ ». Et celle qui t’a donné l’existence. Toute sa vie, elle s’est murée dans son silence. Incapable de dire et « parler » celui qui fut ton père. Ce mutisme, tu as instinctivement et très vite su, enfant, qu’il ne fallait pas l’ébranler ; qu’elle pourrait ne pas s’en remettre ; que tout se fracasserait en elle. Ce mutisme t’a accompagné et muré en toi de longues années durant. - Jusqu’à la mort de ta mère. Ta vie longtemps a été construite autour de questions qui se heurtaient à la force oppressante du silence de cette mère aimante et attentive. Et pour qui se taire était le seul mode de protection (et d'autoprotection) possible.
SONDERKOMMANDO.
Il y eut ensuite le temps de la connaissance. Celui des livres d’histoire et des témoignages - parfois les plus inattendus, puisque certaines de ces paroles et de ces écrits émanèrent de ceux qui vécurent l'horreur au plus près, comme ceux de "Sonderkommandos", que tu cites précisément et qui parvinrent dans certains cas à conserver - et porter bien au-delà - un sentiment d'humanité que rien n'avait pu étouffer. - Tu visites les camps ; tu t'informes au plus près. Tout cela alimente et préfigure ce temps des mots et de la parole qui viendra avec l’écriture de ce livre dont nous parlons.
Ce champ là de la description est celui de l’horreur et de l’intensité. Il te fallait - en un certain nombre de pages couvrant l'expérience concentrationnaire - exposer ce qui fut fait à ton père et à l’ensemble de ses compagnes et compagnons de déportation. L’indicible. L’anéantissement de ce que l’on nomme un être humain.
Sans oublier que - dans certains lieux - il y eut des actes de résistance. Comme cet enregistrement photographique par un groupe du Sonderkommando d'Auschwitz, chargé de transporter les corps de la chambre à gaz au four crématoire et de les y brûler. Les photographies sortirent du camp et furent transmises à la Résistance polonaise de Cracovie. La minutie et la précision de ces documents est là pour s’opposer à l’obsession de dissimulation des preuves qui ne cessa de grandir chez les dirigeants des camps.
« LE JOUR DE NOTRE MORT »
Dans les années qui suivirent la guerre et le retour des camps, ta mère - un jour - t’appelle et te dis : « Voici ton papa ». - Il ne s’agit pas de Salomon, ton père, mais d’Albert qui fut interné à Auschwitz. Mais tout cela tu l’ignores. Comme tu ignores aussi l’existence et la disparition de Salomon dans les camps.
Tout à la fin du camp, et alors que les Allemands ont entamé les fameuses « Marches de la mort », Albert interroge un camarade : « Quel jour sommes-nous ? ». Et Albert de poursuivre : « C’est le jour de notre mort. Il faut se cavaler. »
Ce que les hommes exécutent tout aussitôt, en se mettant à courir. Au risque ironique de se faire tuer ! - Ils s’en sortiront et Albert reviendra. Survivant d’Auschwitz, il n’aura - après deux ans de « sauvagerie » au sortir de la guerre - qu’une idée : aller de l’avant. Ce qui inclut une certaine forme d’oubli. Il sera le compagnon de ta mère et pour toi un père aimant.
TON LIVRE. - Une fois lu, j’ai longtemps tourné autour. Soufflée par cette dimension palpable d’un indicible qui longtemps fut sans mots. Il me fallait, à mon tour (mais sans bien sûr que cela ait le même sens ou la même intensité) prendre quelque distance pour pouvoir repasser par le langage.
On ne peut ainsi brutalement s’emparer de tes mots. Ils t’appartiennent. il faut donc impérativement les lire - LIRE TON LIVRE - pour en sentir le grain. Et percevoir ce monde au travers de mots qui sont certes une sorte de « champ commun », mais dont la coloration affirme ton existence. Et un certain « mode d’être au monde ».
Livre aux éditions « Le bord de l’eau »