vendredi 27 mai 2011

ANTONIN ARTAUD ET L'ART BRUT.

Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris. 4e de couverture

"Le problème est ici celui de la marginalité par rapport à la marge même." (F. de M, Tribu, n° 10, 1985)

En 1985, je rédige pour la revue Tribu (animée par Richard Conte) un article sur l'éventuelle connivence ou parenté d'une possible mise en relation des dessins d'Artaud et des expressions graphiques marginales. J'y décrypte alors les relations complexes que l'on peut déceler entre les productions graphiques du Mômo, les auteurs d'art brut et les producteurs de graffiti.

En 2007, j'adjoins ce texte (sous une version enrichie et augmentée, accompagnée de pages inédites des Cahiers d'Artaud) à la réédition du livre sur les dessins d'Artaud que j'avais sorti (non sans d'énormes oppositions) en juin 1984.

La question est d'autant plus complexe qu'elle est précisément balisée sur un plan historique. Ferdière, "le médecin" d'Artaud, se montrera un fervent partisan et de l'art brut et de l'art thérapie. Quant à Jean Dubuffet, futur fondateur de la Compagnie de l'art brut et ami de Jean Paulhan, il rendit visite au poète, interné à Rodez, et s'intéressa immédiatement à ses dessins…

On comprend que la question soit surdéterminée. Je renvoie, pour le détail tout à la fois historique et théorique de la question, à ce chapitre de la version augmentée de Antonin Artaud, Portraits et gris-gris parue en 2007 (particulièrement aux pages 96 à 114).

Cette question est importante. D'autant que, comme je le soulignais dans ce texte, cela ouvre la voie à la recherche des singularités et des correspondances possibles entre les productions graphiques du poète et les dessins de quelques grands noms de l'art moderne et contemporain (les Cy Twombly, Joseph Beuys, De Kooning, Arnulf Rainer, etc.).

Quant aux "marginaux de l'art", je les salue ici. TOUS. Les graffiteux. Les illuminés. Les raboteux. Les perclus du crayon. Les ampoulés du façonnage. Les remplisseurs de surface. Les bourreurs d'espace et les créateurs de monde.

En sachant bien que la notion même d'art brut (art à la marge, expression singulière et de guingois) balaie - d'un trait - la notion même de hiérarchie en art…

A consulter :
Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne et contemporain, Bordas, 1994, Larousse, 2008. Artaud : 16 occurrences.
Sur le rôle de Ferdière et la question de l'art thérapie "appliquée" au poète, on lira "Nos amis les psychiatres » in L'Affaire Artaud, Fayard, 2009, pp. 293-357.

Antonin Artaud, Portraits et gris-gris.
Les dessins d'Artaud.

vendredi 20 mai 2011

jeudi 19 mai 2011

ORANGE. INDIGO. TURQUOISE. LES ECRASIS DE PASTEL D'ODILON REDON.

Odilon Redon, Ophelia (pastel), 1905 ©DR.

Intense découverte des pastels d'Odilon Redon. - Intense, parce qu'aucune reproduction ne peut donner la sensation gustative que procure la rencontre physique de ces pastels. Il faut avoir vu, palpé, goûté, apprécié in vivo la fraîcheur de cette matière qui vous fond littéralement dans la bouche. Comme le ferait un délicat sorbet.

On mesure ici la "modernité" de ce peintre demeuré pour l'essentiel méconnu et auquel le XIX siècle opposa quelque résistance. L'Occident n'était sans doute pas préparé à la vivacité de ces coloris et ces pigments que l'on retrouve à l'état pur (les liants et adjuvants utilisés n'assourdissant pas la tonalité du produit tinctorial) dans la fabrication de cette matière grumeleuse et sensuelle, cette matière qui s'écrase et s'effrite : le PASTEL.

Le symbolisme et la réalité orientale de la couleur s'affichent clairement. Bien des œuvres d'Odilon Redon feront référence au Bouddha (sinon au bouddhisme). On pourrait aussi songer aux origines créoles du peintre. Les arts populaires, le folklore, la fascination pour les civilisations orientales (indiennes, balinaises, japonaises : les fameux "crépons" si prisés par Van Gogh au XIXe siècle) allaient entraîner la peinture européenne dans les aventures de la couleur. Matisse, les Fauves et tant d'autres suivront. Le "Peintre du rêve" occupe une place de choix au sein de ce courant.

Dans les pastels de Redon - Ophelia (1905), Portrait de Gauguin (1903-1905), Jeune fille au bonnet bleu (non daté), etc. - la couleur est libre, humide et poreuse, aquatique… Débarrassée de ces vernis, ces huiles, ces ajouts qui assombrissaient si souvent la peinture européenne officielle du XIXe siècle, érodant son éclat, jugulant sa puissance.

Le peintre joue désormais de ces coloris à la façon d'un musicien, orchestrant des subtilités, avivant des contraires, usant des couleurs comme il le ferait de fleurs vivantes, qui déverseraient sur la toile leurs pleine cargaison de pollens. On comprend que Gauguin se soit attaché au peintre. Et que celui-ci lui ait rendu l'hommage posthume d'un somptueux portrait.

Il faut ensuite attendre Yves Klein (à la toute fin des années 1950) pour que l'exposition (à la galerie Iris Clert) d'un plein bac de pigment (le fameux bleu IKB) nous permette de retrouver semblables sensations.

Des "pastels" d'Odilon Redon (technique qu'Edgar Degas pratiqua également de manière souveraine, mais plus "discrète", au XIXe siècle) au pigment brut de Klein, s'esquisse tout un pan de la précieuse histoire des pigments.

Exposition Odilon Redon.
Pastel.

mercredi 18 mai 2011

VAN GOGH. L’ARGENT, L’OR, LE CUIVRE, LA COULEUR.

L’argent, l’or, la couleur, la dette, le sacrifice, la religion et le commerce d’art dans la vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh.

« avec un soleil qui inonde tout d’une pluie d’or fin » (Vincent Van Gogh)

Descendant de « tireurs d’or » et de marchands d’art, Van Gogh opte pour la peinture et la pauvreté. L’argent hante cependant son œuvre et sa vie. D’où une équivalence entre la peinture et l’argent, entre la couleur (pigment, matière colorée) et la richesse. Vincent produit une peinture « riche », qui vaudra un jour de l’or, et couvre ses toiles de couleurs solaires, métalliques et dorées. De joailleries. De couleurs de bronze et d’or fondus.
La double dimension solaire et sombre de la peinture de Van Gogh se décline à l’aune de l’argent, de la dette et du sacrifice. Et s’articule ici au travers des œuvres de Claude Lévi-Strauss, Max Weber et Antonin Artaud.
Art, argent et religion se rejoignent. Vincent se retrouve écartelé entre une éducation protestante, qui justifie la richesse temporelle et le catholicisme d’un Bossuet privilégiant ce qu’il nomme une « céleste monnaie ».

TABLE DES MATIERES

Sommaire :

INTRODUCTION : VAN GOGH, L'ART ET L'ARGENT

I - VAN GOGH, TIREUR, PESEUR ET CHERCHEUR D'OR

Une lignée de marchands d’art.
Le "louis d’or" : un soleil divin
Le dieu « Mammon » et les puissances de l’argent
La palette du peintre
Le dessin ou la couleur
Vendre. Van Gogh veut-il vendre ?
La dette : don et contre-don
La "Gloire" de Van Gogh
Van Gogh lecteur d’Emile Zola : le peintre, le marchand
La rançon de la dette : un travail de forcené
Une peinture solaire
Le jaune, l'orangé, le bronze
La Maison jaune (1888) : la maison des tournesols
Un projet d'association d'artistes
Le statut singulier de Théo, ami, frère, marchand et créateur
L'"avoine de grâce"

II - DETTE. DEPENSE. DON ET CONTRE-DON : L'ALCHIMIE SOLAIRE DE VINCENT VAN GOGH

Une œuvre au noir
"Rayon noir" et "rayon blanc" : une crise spirituelle et familiale
Des couleurs métalliques, arrachées comme les métaux à la terre
Des couleur de terre
Une civilisation du cuivre : Lévi-Strauss et les « enfants du corbeau »
Les « Mangeurs de pommes de terre » (1885)
Arc-en-ciel et polychromie
Artaud et Van Gogh : une opération d'alchimie sombre
La fournaise picturale
L’épilepsie picturale.

III - LE "CHRIST RÉMUNÉRATEUR"

Ors et lumières du crépuscule
Van Gogh, Max Weber et l'éthique protestante
La "Résurrection de Lazare" 1888 [d'après Rembrandt]
Ary Scheffer, Le "Christ rémunérateur"
Bossuet : la "céleste monnaie"
Travail et récompense : "l'ouvrier du Christ"
Une rédemption solaire
Le Moine soldat et le Peintre ouvrier
Le Don de Dieu
La pesée des âmes

Van Gogh. L'argent, l'or, le cuivre, la couleur.

vendredi 13 mai 2011

VAN GOGH ET LE CHRIST DE REMBRANDT.

« Nous avons été en pleine magie, car comme le dit si bien Fromentin : Rembrandt est surtout magicien… » (Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, 1888)

En 1890, Van Gogh, qui est alors interné à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence (asile qui occupe les locaux d’un ancien bâtiment conventuel), peint La Résurrection de Lazare (d’après Rembrandt).

Attaché à la figure de ce travailleur et cet « ouvrier », ce « semeur » qu’incarne pour lui le Christ, Vincent Van Gogh n’a que fort peu représenté la légendaire figure. D’où l’importance (à la toute fin de sa vie) de ce que l’on peut lire comme une résurgence et un retour aux emblèmes et personnages qui ont hanté sa jeunesse. On sait qu’avant de se consacrer entièrement à la peinture, il avait souhaité devenir pasteur et suivi de longues études de théologie.

Cette importance de la religion dans l’œuvre et la vie du peintre d’Arles, d’Auvers, mais aussi (auparavant) du Borinage, est une des pistes majeures suivies dans l’ouvrage que je viens de publier. Vincent est à la recherche d’une figure (paternelle ou divine) bienveillante, qui puisse (à la façon du Christ rémunérateur d’Ary Scheffer) le récompenser au centuple de ses souffrances et ce travail qu’il mène à toute allure.

Rembrandt est omniprésent dans l’œuvre de Vincent. Celui-ci est tout autant attaché à la mystique et à l’ampleur de la spiritualité de son grand aîné qu’à son fameux clair obscur. Leçon de peinture et leçon de vie tissent ici un puissant faisceau d’influences.

Van Gogh. L'argent, l'or, le cuivre, la couleur.
Exposition au Louvre.

ACCROCHAGES. INSTALLATIONS. «RÉINSTALLATIONS». FRANCOIS MORELLET AU FIL DE L’EXPOSITION.

Visiting Morellet ©FDM

Rendre sensible un temps, un lieu. Celui du moment de la visite d’une exposition. Expérimenter ces insensibles variations que le déplacement du visiteur impose brièvement à l’œuvre. Montrer comment – au sein d’une INSTALLATION — la moindre ligne, le plus léger reflet, l’ombre inconsistante se doivent de nous habiter. Comme un incessant tremblement.

Pari réussi pour Morellet. Et bien au-delà. Nous respirons ses œuvres, nous coulons au sein de ses reflets, habitons, de façon certes éphémère mais bien réelle, l’espace de ces installations composées de néons, de tubulures, d’ombres, de déformations. De projections aussi. Géométriques. Perspectivistes. Physiques. Et cérébrales.

Bleu. Rouge. — La couleur est bien là, dans la transparence de l’exposition. Mais de manière abstraite. Mentale. Sous forme de halos, de lignes renvoyées les unes aux autres. Cette couleur fantômale habite le blanc, le vide, donne une épaisseur aux cloisons, fait reculer les murs et va jusqu’à se glisser insidieusement en vous.

Je finis moi-même par me sentir « habitée », fixant (clichant) ce qui — sur le mur et au cœur de l’œuvre (Interférence de 4 adhésifs et de 4 carrés de papier, 1977-2011) — est à peine une ombre, une silhouette : mon ombre diluée, greffée en pleine installation. — VISITING MORELLET…

Exposition au Centre Georges Pompidou.

vendredi 6 mai 2011

L’ART ET L’ARGENT (DE JEAN-JOSEPH GOUX) : UN INTÉRESSANT DÉBAT AU MUSÉE DU JEU DE PAUME.

Organisée par Damien Guggenheim, une rencontre eut lieu ce jeudi 5 mai au Musée du Jeu de Paume avec Jean-Joseph Goux, philosophe qui vient de publier L’Art et l’Argent. La rupture moderniste (1860-1920). Ouvrage suivi d’un entretien, « Les chaussettes de Mondrian », qui fait le point sur les relations complexes de l’art et de l’argent de 1860 à aujourd’hui.

La prestation de Jean-Joseph Goux fut suivie d’un très intéressant débat dont je me ferai ici l’écho. Quatre idées fondamentales y furent (me semble-t-il) développées.

L’idée tout d’abord de l’existence d’une sorte de magma financier souterrain, d’une sorte de trop-plein d’argent qui se fixerait sur ces valeurs volatiles que représentent les œuvres d’art. — Cette question serait évidemment riche de prolongements multiples. L’une d’elles pouvant bien sûr se situer sur un terrain éthique (ce terrain dont on sait que le capitalisme financier ne tient aucun compte), la masse monétaire investie ainsi au sein de tant d’apparentes futilités (le sont-elles ? Une grande partie de la question est là) co-existant avec l’immense pauvreté de toute une partie du monde.

La deuxième question concernait la relation de couple qu’entretiennent de plus en plus l’artiste et l’entrepreneur. Les procédures de la création artistiques (productivité, rapidité, création perpétuelle de nouveautés titillant le désir du consommateur d’art, etc.) et les procédures du monde des affaires et de l’entreprise (célérité, rapidité, efficacité, modernité et esprit d’entreprise, création permanente de nouveaux produits et de nouveaux objets) entrent en perpétuelle osmose. On peut s’en féliciter ou s’en inquiéter, mais l’artiste et l’entrepreneur semblent bien aujourd’hui fonctionner « en miroir » et comme modèles l’un de l’autre.

Le troisième point concerne cette « rationalité » de l’actuel marché de l’art, rationalité au sein de laquelle certains artistes pourraient éprouver un certain confort, l’artiste se trouvant impliqué dans un système hypercontraignant, hypercodé et placé sur les rails d’un art contemporain qui se développerait désormais suivant sa logique propre.

Certains (dont je suis) pourront s’inquiéter, voire s’insurger, à l’encontre de cette machinerie dont on pourrait penser qu’elle se développe suivant des modèles proches de ceux des sociétés que nous dirons (pudiquement) « contraintes ». La question de la liberté artistique se trouve ainsi posée dans le contexte très particulier du monde actuel.

Dernier élément enfin : la question de la pertinence esthétique d’une œuvre (Pollock, Koons, Hirst, Warhol, etc.) peut-elle être aujourd’hui pensée indépendamment de son prix. Je laisse ce débat-là ouvert… Il est bien intéressant. Et très retors.

Rappelons enfin qu’une partie de l’ouvrage de Jean-Joseph Goux fit l’objet en décembre 2010 d’une conférence en un autre lieu. J’ai eu grand plaisir à voir cette conférence (que j’avais initiée à la demande du Service culturel du Musée d’Orsay : Cycle L’Argent, l’or, le cuivre, la couleur) enjamber la Seine. En passant et en se prolongeant ainsi d’un prestigieux Musée du XIXe siècle à ce Musée du XXe et du XXIe siècle qu’entend bien être le Jeu de Paume.

Signe que les ponts et les passerelles entre les époques et les institutions sont des plus féconds.

L'art et l'argent : la rupture moderniste
Musée d'Orsay
Jeu de Paume