samedi 12 décembre 2020

Cultures : HARPER’S BAZAAR.

Vue d’exposition : Numéro d'avril 1965,
photographié par Richard Avedon. Photo DR.


HARPER’S BAZAAR
Premier magazine de mode
Exposition, Musée des Arts décoratifs, Paris

Entretien avec Marianne LE GALLIARD*
(co-commissaire de l’Exposition)


Florence de Mèredieu. — Durant les dernières décades, la mode est devenue, un enjeu non plus seulement économique ou sociétal, mais très franchement culturel. L’exposition que nous allons évoquer est d’abord et avant tout l’histoire d’une revue absolument pionnière dont l’aventure, commencée il y a 150 ans, se poursuit encore, après avoir connu des heures particulièrement riches.
 Pourrais-tu retracer ce que furent les tournants ou moments les plus décisifs de ce magazine de mode américain, né en 1867 et qui devient une sorte d’opérateur transversal, tenant compte de modes d’expression aussi divers que la mode, la littérature, la photographie, les arts plastiques, la musique, le design et les faits de société ?

Marianne LE GALLIARD. — L'histoire du magazine de mode Harper's Bazaar traverse cinq grandes étapes, de l'invention du magazine en 1867 avec à sa tête Mary Louise Booth, à nos jours, avec la directrice en chef Samira Nasr, nommée cette année. Il est impossible de retracer l'évolution du magazine sans revenir sur les personnalités qui l'ont dirigé. Pour aller vite, car il s'agit ici finalement de décrire le parcours de l'exposition, le magazine est inauguré en 1867 sous la direction de Miss Booth, une intellectuelle, femme de lettres, businesswoman et francophile avérée. Harper's Bazar (qui n'a alors qu'un seul A) en tant que « Repository of Fashion, Pleasure and Instruction », a pour mission de lier mode, plaisir et éducation. C'est une revue littéraire à visée internationale, qui rassemble des créateurs de mode, écrivains, artistes et dessinateurs.

La deuxième étape correspond au moment où le magnat de la presse Randolph William Hearst achète Bazar en 1913 pour en faire un magazine sensationnel. Les illustrations colorées, festives et spectaculaires d'Erté figurant en couverture inscrivent le magazine dans une esthétique art déco sophistiquée et résolument moderne.

Le troisième moment important - celui que je connais le mieux, - va de 1934 au début des années 1970 avec l'arrivée de la directrice Carmel Snow. Là encore je résume mais cette période est considérée comme l'âge d'or du magazine, où le luxe des grandes créations de mode côtoie la photographie (de mode et de reportage), l'expression littéraire et artistique, le tout dans des mises en page dynamiques et totalement novatrices. Pour Snow, Bazaar (qui prend son second A en 1929) est dédié aux « femmes bien habillées et aux esprits bien faits » (well dressed women with well dressed minds). Pour cela, elle convoque des personnalités visionnaires, et la grande prouesse est d'avoir réussi à les faire travailler tous ensemble : Alexey Brodovitch en tant que directeur artistique (graphisme), la directrice de mode Diana Vreeland, les photographes Man Ray, Louise Dahl-Wolfe, Richard Avedon, Lillian Bassman, Melvin Sokolsky (et j'en passe)... Le magazine offre durant cette période un alliage cohérent et saisissant de visions multiples, en totale cohérence avec les créations de mode du moment, de Dior et Balenciaga à Cardin et Courrèges. L'exposition tente de restituer cette richesse des regards. Il était important de retranscrire cette inventivité au niveau des compositions, entre créations de mode et mises en représentation sur la page, entre images et textes.

On retrouve dans les années 1990 cette même synergie avec le duo Liz Tilberis-Fabien Baron, respectivement directrice en chef et directeur artistique. Tous deux allègent les pages de Bazaar en accord avec le minimalisme ambiant porté par des créateurs de mode tels que Helmut Lang et Yohji Yamamoto et les photographies de Patrick Demarchelier, Craig MacDean, Peter Lindbergh ou encore David Sims.

Le dernier moment phare de l'histoire de ce premier magazine de mode se joue avec Glenda Bailey nommée en 2001. L'exposition s'achève sur sa contribution. Dans la continuité de Tilberis, elle cherche à édifier une seule identité. Bazaar est alors porté davantage sur les mises en scène de type hollywoodiennes (« Rihanna et le requin » par Norman Jean Roy), les contributions d'artistes contemporain (John Baldessari, Cindy Sherman..) et les photographies de mode fantasques, comme celles de Jean-Paul Goude par exemple. Bailey a aussi très bien compris que les clins d'oeil répétés à l'histoire du magazine allaient séduire un nouveau lectorat.

FDMHarper’s Bazaar représente une sorte de miroir des différentes époques qu’il traverse et nourrit de ses inventions. La mode cesse d’être « frivolité » ou « pur apparaître » ; elle reflète l’inventivité de tous ces amateurs ou spécialistes qui ont contribué à en faire un remarquable écrin. – Peux-tu citer quelques personnalités qui ont marqué le magazine et montrer en quoi elles ont apporté quelque chose de nouveau et de spécifique ?

MLG. — Je peux peut-être revenir sur la période qui me fascine le plus, qui est celle qui va des années trente aux années cinquante. Avant guerre, Harper's Bazaar propose une esthétique surréaliste, en lien avec le milieu des avant-gardes parisiennes. Dans l'exposition, nous présentons par exemple une robe de 1937 de Vionnet photographiée par Man Ray. Tu parles d'écrin et je pense sincèrement que l'esprit du magazine dans ces années-là était en effet d'inventer des compositions idéales de mise en valeur du vêtement. Dans ce cadre qui est bien une construction commune entre mode, image et texte, la robe Vionnet trône, portée par un modèle qui a tout du mannequin en cire, tant chéri par les surréalistes. La photographie en légère plongée laisse voir au sol un tapis rond entouré de signes du zodiaque. Sur la double-page, et là il s'agit d'une invention de Brodovitch, le texte entre chaque robe forme le chiffre 1937. La composition est drôle, inventive, un peu troublante et décalée, en accord avec l'esprit surréaliste. C'est cette cohérence et unité de point de vue qui fait la force du magazine dans ces années-là. C'est notamment ce qui fera la renommée du photographe Richard Avedon. Il est facile de s'extasier devant l'inventivité, la grâce et l'élégance de ses clichés sensationnels mais ce qui nous intéressait, moi et Eric Pujalet-Plaà (Attaché de Conservation au Musée des Arts Décoratifs et co-commissaire de l’exposition), c'était aussi de montrer qu'Avedon pose un regard personnel et aguerri sur la mode, sur la manière dont un vêtement doit être vu et porté. Il ne photographie pas une robe Dior de la même manière qu'une pièce de Balenciaga. Il avait une réelle compréhension du mouvement (quasi chorégraphique) d'une robe par rapport au corps féminin, en plus d'une maîtrise absolue de la photographie et de la manière de diriger le modèle.

FDM. — Miroir du savoir vivre (et « se vêtir ») international, expression du monde de la culture, Harper’s Bazaar reflète aussi l’évolution du monde. Parmi tous les mondes ou microcosmes ainsi traversés et recréés, peux-tu citer un exemple que tu trouverais particulièrement représentatif de la manière dont le magazine a pu fonctionner. Comment les directeurs du Bazaar s’y prenaient-ils pour fédérer tant de talents et parvenir – à chaque numéro – à une telle richesse et unité ?

MLG. — Je pense qu'il faut vraiment voir Harper's Bazaar comme une famille, au moins jusque dans les années 1970. Il y avait aussi une forme de dévouement sans faille. Quand Vreeland réalisait le stylisme pour Bazaar, elle n'avait pas d'autres engagements. Quand Carmel Snow, Richard Avedon, Louise Dahl-Wolfe, se rendaient à Paris pour les collections, ils représentaient Harper's Bazaar. Point barre. C'était leur maison, comme aimait le dire Avedon. Certains photographes, comme Hiro, nourrissent une véritable passion pour l'histoire du magazine. C'était un monde moins fragmenté que maintenant. Et je pense aussi que cette forme d'attachement très forte était provoquée par le fait que les artistes- contributeurs accordaient leur pleine confiance aux choix de la direction. Rappelons que les photographes sous contrat participaient aux mises en page de leur clichés et qu'il y avait aussi beaucoup moins de contributeurs au sein du magazine. Maintenant vous avez une armada de consultants, pigistes, assistants, stylistes, retoucheurs... J'aime bien l'idée d'une forme de code d'honneur qui liait alors toutes ces personnalités, avec toujours comme objectif la qualité et le travail bien fait. Avedon, lui, parlait d'excellence.

FDM. — La mode du XXe siècle a été dominée par quelques grands créateurs (Poiret, Vionnet, Coco Chanel, Dior, Balenciaga, etc.). Couturiers et couturières de renom ont laissé une marque indélébile dans l’histoire de leur art. Pourrais-tu en citer deux ou trois qui te semblent particulièrement importants ?

MLG — J'ai eu la chance avec Eric Pujalet-Plaà de découvrir le travail de Madeleine Vionnet. Le musée des Arts décoratifs détient l'une des plus belles collections, qui provient d'un fonds légué par Vionnet elle-même. Dans l'exposition, quatre pièces sont présentées, dont un patron pour un corsage qui se présente comme une sculpture déconstruite à plat. C'est très beau. Les deux robes vestales exposées devant une photographie couleur de Hoyningen-Huene sont tout simplement sublimes : j'aime savoir que cette simplicité apparente a nécessité une très grande maîtrise du dessin et du volume. C'est vraiment par le regard d'Eric que j'ai appris à apprécier les œuvres de Vionnet comme de somptueuses compositions géométriques. Après, j'aime beaucoup Balenciaga. La sobriété des formes, les silhouettes structurées, leurs dimensions architecturales. Dans les années 1950, Bazaar réussit à créer un dispositif en accord total avec les créations franches et épurées de Cristóbal Balenciaga. Personnellement, j'ajouterais à cette petite liste Yohji Yamamoto dont je suis une fervente admiratrice et collectionneuse. J'aime son travail car je le porte au jour le jour. J'aurais aimé pouvoir présenter des pièces des collections du MAD dans l'exposition mais le lien Bazaar -Yamamoto n'était pas pertinent et comme tu as pu le constater, nous avons dû aller à l'essentiel. Cela a été parfois difficile de devoir mettre de côté certaines robes. Dommage. Cela sera pour une prochaine exposition... ?

FDM. — L’artisanat et le savoir-faire d’une foule de petites mains et de petits métiers sont au cœur de l’industrie de la mode. Harper’s Bazaar a-t-il aussi reflété cette dimension, plus matérielle et technique, qui préside à la fabrication du vêtement et des accessoires (étoffes, sacs, bijoux, etc.) ? Harpers’ Bazaar a-t-il eu une conscience de ce que nous appelons aujourd’hui les « métiers d’art » ?

MLG — C'est une question très intéressante car en effet, sans ces métiers d'art, il n'y a pas d'industrie de la mode. Dès les débuts, Bazaar est un fervent défenseur du savoir-faire français en reproduisant à de multiples reprises les créations de la maison Worth. Durant la Seconde guerre mondiale et à la Libération, cela est encore plus flagrant car le magazine ne cesse d'encourager son lectorat à aider l'industrie de mode française. Le soutien indéfectible de Bazaar en 1947 au New Look de Dior est emblématique de cette prise de position quasi- patriotique. Il faut acheter français. C'est à ce moment là, vers 1946-1952 que le magazine accorde une place d'importance aux métiers d'art, à tous ceux et toutes celles qui œuvrent dans l'ombre. Par exemple, on commence à voir publier des photographies des ateliers de fabrication, ainsi que des reportages sur les premières d'atelier dans les maisons de couture. Mais la visée est davantage industrielle, pour sauver une économie. Concernant les bijoux, étoffes et sacs, il faut savoir que le magazine a toujours, cela dès les années 1920 accorder de nombreuses pages aux accessoires. La photographie de joaillerie est une spécialité en soit, certains photographes ne font que cela. Par exemple, Robert Frank de 1947 à 1950 ne réalise que des photographies (reproduites en miniature) d'accessoires dans les pages dédiés au shopping (étuis à cigarettes, rouge à lèvres, porte-monnaie...).

Cependant cette attention portée au travail technique de fabrication d'accessoires et de vêtements de mode doit être relativisée. Harper's Bazaar s'est avant tout évertué à proposer une vision complète et « finie » de la mode. Les métiers d'art -et cela jusqu'à nos jours- sont évoqués en légende quand il s'agit d'ateliers d'orfèvrerie, de maroquinerie ou de personnalités spécifiques mais l'idée générale qui préside à l'édition d'un numéro est d'offrir et de retranscrire une vision artistique générale et actuelle de la femme, de sublimer le vêtement plutôt que de décrire les détails de sa fabrication.

FDM. — L’histoire d’Harper’s Bazaar se confond-t-elle avec celle de ce luxe, que l’on a longtemps perçu comme une sorte de « luxe à la française » ? — Quelles furent, au reste, les relations du magazine avec la « culture française » ? Résolument cosmopolites, les directeurs et journalistes du Bazaar ont-ils pris en compte de manière spécifique les grands noms de la Haute Couture française ou les ont-ils alignés sur les canons d’une mode internationaliste ? Y–a-t-il eu, de ce point de vue, des évolutions tout au long de l’histoire du Journal magazine ?

MLGHarper's Bazaar a définitivement à voir avec le luxe français. C'est toujours le cas. Pour la culture française, il est aussi clair que le magazine entretient une relation d'amour avec la France dès l'arrivée de Mary Louise Booth, qui fait par exemple l'éloge dès 1868 des écrits de George Sand. Dès les années 1910, de nombreux chroniqueurs, illustrateurs et contributeurs phares comme Erté, sont français ou vivent à Paris. Dans les années 1930, la scène artistique est avant tout et essentiellement parisienne. Nous y avons consacré un podium dans l'exposition avec les illustrations de Cassandre, Jean Cocteau, Christian Bérard, Leonor Fini, Salvador Dali, Picasso, et les photographies de Jean Moral, Brassaï et Maurice Tabard. Après-guerre, la France reste aux yeux de Bazaar « the place to be ». C'est à Paris que la mode se réalise et que les révolutions se font. S'il y a un changement ce serait à partir de la fin des années cinquante : Dior décède en 1957.

La même année, Carmel Snow quitte ses fonctions suivie de Brodovitch. C'est une lente évolution, on ne passe pas radicalement de Paris à New York. Il est toutefois intéressant de constater que durant cette période charnière des années 1960, des personnages clés de l'histoire de Bazaar se sauvent pour aller travailler chez le concurrent Vogue : Diana Vreeland en 1962 puis Richard Avedon quelques années plus tard. Et là, peut-être cet amour pour la culture française commence à s'effriter. J'ai longuement étudié cette relation entre Richard Avedon et la France, qui a été l'objet d'une exposition à la BnF en 2016. Avec Glenda Bailey, je pense qu'il y a eu un désir de renouer vers ce luxe à la française, un peu par nostalgie. Mais le monde a changé, la culture est désormais globale, mondialisée. Et en même temps, l'exposition sur Bazaar, la première rétrospective à ce jour, s'est bien faite à Paris et non à Pékin ou Singapour !

FDM. — Industrie de la mode, Prêt à porter et civilisation de masse : le Bazaar s’est-il penché sur cette question ? Et si oui comment ? Je pense, en particulier, à la culture pop des années 1960-70. Cette époque paraît fondamentale dans le développement de ce magazine. Pourrais-tu expliquer pourquoi ?

MLG — Cette période de la fin des années 1960 au début des années 1970 est tout simplement exceptionnelle. Compliquée mais vraiment folle. Il est vrai que l'on ressent que le monde bascule. Cette sophistication qui commençait à se figer petit à petit a fait place à un vent de fraîcheur, apporté par les nouveaux directeurs et directrices artistiques : Henry Wolf suivi de Marvin Israël puis du jeune duo Ruth Ansel-Bea Feitler. Les modèles courent, sautent, sourient. La mode est colorée, jeune, destinée à des corps naturels, En mouvement. De fait, Bazaar avec les photographies de Melvin Sokolsky, Hiro, James Moore ou encore Silano traduit et participe de ce grand élan de vie. Le magazine porte davantage sur la culture américaine : le pop art (Warhol commence en tant qu’illustrateur publicitaire chez Bazaar), le prêt-à-porter des marques américaines, la conquête spatiale, le rock... Bazaar se met au goût du jour, attirant un public arty et branché. C'est un moment particulier, intense où la sérénité et le raffinement des années 1950 semblent être éclipsés par les notions de vitesse et mouvement, par l'énergie vibrante des guitares électriques et des danses saccadées. Étonnamment le magazine n'a jamais autant fait allusion aux pouvoirs de l'électricité et des radiations que durant ces années là. Tout le monde semble galvanisé par un même courant électrique.

FDM. — La photographie demeure un des modes d’expression favori du magazine. Les plus grands noms ont occupé les pages. Le magazine a, en ce sens, influé considérablement le développement de la photo de mode, laquelle n’a cessé de se réinventer. Culture photographique et culture des media jouent ici à plein. — Harper’s Bazaar est médiatique et dans le vent. Il les fabrique ces alizés, ces siroccos, ces tourbillons qui mènent le monde le temps d’une saison et de quelques défilés... avant de disparaître et de laisser venir les vents contraires... Autrement orientés et habités.
La mode devient alors une façon d’être, d’habiter le vêtement... et le monde... Avedon, Miyake, Dior et Comme des garçons, Brodovitch, les Beatles, Coco Chanel et Diane Arbus : tout ce petit monde finit par se donner la main
Qui ajouterais-tu pour prolonger la farandole et quel monde à venir pour un nouveau Harper’s Bazaar ?

MLG — Là tu parles de la période historique. J'aimerais te suivre dans cette idée de grande ronde qui donne le tournis. C'est vrai que le numéro phare d'avril 1965 fait cet effet. Tout y est : la conquête spatiale, les créations de Courrèges, le premier mannequin noir Donyale Luna, le comic-strip cher au pop art, les œuvres de Roy Lichtenstein, George Segal et Claes Oldenburg, les portraits de Jasper Johns, Robert Rauschenberg, des Beatles, de Bob Dylan, la plume de Tom Wolfe, Renata Adler, le tout orchestré, dirigé, monté par Avedon lui-même. C'est sublime. Et tout est dit sur le moment.

Les mains au sein de cette farandole ont commencé à se délier dès les années 1970 avec la nomination d'Anthony Mazzola. Bazaar ressemble un peu alors à n'importe quel magazine de mode, avec la « girl next door ». Tilberis essaie de raviver la flamme dans les années 1990 mais elle est arrêtée en plein vol quand elle décède en 1999. Glenda Bailey en prenant les rênes en 2001 tente de reconstituer une sorte de famille mais les choses n'ont plus rien à voir avec le fonctionnement d'antan. Les photographes, collaborateurs ne sont plus dévoués à un seul magazine. Les pressions venant des marques s'intensifient. Le nombre des intervenants sur un numéro s'est démultiplié et avec cela, la distribution des rôles. La communication est complètement diluée dans un grand mëlstrom de créateurs multiples qui ne communiquent plus entre eux. Le mot final revient toujours à la directrice en chef mais en-dessous le combat est dur.

Finalement cette impression que l'on a sur Instagram, de flux d'images en continu, un peu toutes pareilles, reflète la situation actuelle au sein de Bazaar. Avant, certains numéros faisaient œuvre. On a perdu cette unicité. Que Bazaar communique énormément désormais sur les réseaux sociaux fait sens, face à cet éclatement. J'ai lu que la mission que s'est donné la nouvelle directrice Samira Nasr, est de fidéliser un nouveau lectorat autour de questions sociétales. C'est un peu le parti pris de la presse générale actuelle. — Personnellement, je n'ai aucun problème à ce que Bazaar conserve l'approche qui a fait sa réussite et sa renommée sur plus d'un siècle, à savoir faire ressentir la beauté et communiquer des émotions en créant des univers de rêve très forts. Mais peut-être est-ce dépassé ?

(*) Marianne Le Galliard est docteur en histoire de l’art. Elle a rédigé une thèse sur la relation entre les photographes Jacques Henri Lartigue et Richard Avedon en 2013 à Paris-Sorbonne. Lauréate de la bourse Louis Roederer pour la photographie 2015-2016, elle a organisé avec l’historien de l’architecture Robert Rubin, l’exposition La France d’Avedon, Vieux monde, New Look en 2016 à la Bibliothèque nationale de France, à Paris. Elle est aussi commissaire des expositions Fantaisies décoratives, Lartigue, décors et haute couture (musée Louis Senlecq, L'Ile Adam, 2019) et Harper's Bazaar, premier magazine de mode (Musée des arts décoratifs, Paris, 2020).

Exposition et catalogue au Musée des Arts Décoratifs

Vue d’exposition : Vitrine Divinités. Photo DR.
Trois robes de Vionnet, 1936-1937 et de Schiaparelli, 1938
Reproductions de pages de Harper's Bazaar, (de gauche à droite)
photographie de Man Ray, septembre 1937 ;
photographie de Hoyningen-Huene, novembre 1936 ;
photographie de Hoyningen-Huene, septembre 1938

jeudi 19 novembre 2020

Lignes. Dessins. Automatisme et Création.



Des premières lignes tracées par l’enfant qui (avant même de s’intéresser aux traces ainsi produites) obéit à une pure impulsion motrice, jusqu’au tracé - errant et libéré - des dessins automatiques d’André Masson, toute une aventure se déploie : celle de l’automatisme et du contrôle (ou non-contrôle délibéré) des formes, des signes et des figures.

La question de l’automatisme déborde certes le seul dessin et le seul tracé. Les deux ouvrages ici mis en exergue le montrent, chacun à leur façon.

L’un plonge dans le surréalisme, l’inconscient et s’abreuve aux sources médiumniques du dessin ; il s’appuie sur les énergies créatrices mises en lumière par Henri Bergson, fait appel aux travaux des psychiatres (Janet) sur l’automatisme psychique et prend comme « source » les textes du Vinci sur « le vol des oiseaux ».

L’enfant est celui qui nait au monde, découvrant peu à peu le spectacle perspectif qui l’entoure et le dépasse, mais sur lequel il peut agir, imprimer sa marque, manifester son désir et sa volonté de transformation.

L’enfance prend un intense plaisir à contrôler et moduler ce geste qu’elle effectue initialement d’un seul tenant. Elle apprend la maîtrise du « point de départ » et du « point d’arrivée » de la forme qu’elle circonscrit. Mais elle éprouve tout autant d’excitation à revenir à la pure gestualité d’un gribouillage dont elle pressent le pouvoir expressif.

C’est dans le prolongement du trauma de la guerre de 14-18 qu’André Masson (demeuré blessé sur le champ de bataille et conscient du spectacle qui l’entourait) en est venu à cette irrépressible expression : celle de la ligne automatique. Libre, surgie comme miraculeusement de l’inconscient et qui ne cesse de piéger - dans ses boucles et circonvolutions - des signes, des figures. Etoiles et constellations. Seins, vulves. Flèches et pointillés de la ligne.

Dans les deux cas, ce sont ces métamorphoses de la ligne - ces inflexions - qui permettent la mise en œuvre et fabrication de l’immense univers du geste et du graphisme. Boucle sans cesse transformée et reprise. Elan vital qui se poursuit d’une génération à l’autre. D’un geste à son presque double.

André Masson et l’enfant - chaque enfant - génèrent ainsi des mondes. Prolifiques. Terrifiques ou sereins. Distendus ou resserrés.

Et, dans tous les cas : étoilés. Merveilleux.

mercredi 7 octobre 2020

ARTAUD. Théâtre, Cinéma, Performance et Pandémie.




En mars 2020, au moment de l’explosion de la pandémie et du confinement instauré dans nombre de pays, Wolfgang Pannek (de la compagnie brésilienne Taanteatro) lance un projet cinématographique international basé sur le texte d’Antonin Artaud, "Le Théâtre et la peste". .

Le Film :
Antonin Artaud's The Theatre and the Plague
62 minutes, 11 langues, sous-titres en anglais

Artistes collaborateurs (par ordre d’apparition dans le film) :
Florence de Mèredieu (France), Nabil Chahhed (Tunisie), Trausti Ólafsson (Islande), Jorge Ndlozy (Mozambique), Wolfgang Pannek (Allemagne), Reha Bliss (Russie), Candelaria Silvestro (Argentine), Nourit Masson-sékiné (France), Théophile Choquet (France), Or Kittikong (Thaïlande), Jürgen Müller-Popken (Suisse), Insa Popken (Allemagne), Shane Pike (Australie) et Maura Baiocchi (Brésil).

Théâtre et pandémie : Face aux défis sociaux, politiques et économiques engendrés par l’actuelle pandémie de coronavirus, Taanteatro Compagnie (troupe théâtrale basée au Brésil) s’est donné pour mission (le 20 mars 2020) de réaliser un projet de collaboration artistique internationale dans le domaine du cinéma et des arts du spectacle, basé sur « Le Théâtre et la Peste », essai fameux du poète et homme de théâtre français Antonin Artaud (1896-1948).

Dans ce texte emblématique de sa conception du théâtre, présenté sous la forme d’une conférence le 6 avril 1933 à la Sorbonne, Artaud développe les fondements de ce qu’il nomme un « Théâtre de la cruauté. » Il démontre de manière magistrale les correspondances existant entre le fonctionnement de la peste et celui du théâtre. Dans les deux cas, il y a rupture, contamination, transgression de l'ordre social et déchaînement des passions.

Réalisé en 11 langues, ce film est l’expression d’une forme de réaction (babélienne et diverse) d’une partie de la communauté artistique internationale, confrontée à l'explosion de la pandémie, au confinement des populations et au terrifiant déploiement des forces antagonistes de la vie et de la mort.

Livre : Choreographic Theater of Tensions – Forces & Forms

Extrait : Le Grand Saint-Antoine


jeudi 2 juillet 2020

FICTIONS : Été 2020.


A force de vagabonder entre les images et les mots,
les lignes de force du dessin et de l’écriture
les jeux subtils d’un Borges ou d’un Marcel Duchamp
j’ai fini par outrepasser les limites des territoires.

Littérature, critique, histoire de l’art : Tout cela est devenu une gigantesque histoire de métamorphoses. Un jeu.

Les COULEURS de Beckett ouvrent la voie des chemins de traverses de la langue et des images. Beckett s’amuse dans les jeux de mots et les roses qui parsèment son « œuvre au gris ».

Le naseau des petits chevaux et autres pièces d’échec de Marcel Duchamp a rejoint le Grand corps de la Mariée, adoubée par l’armada de ses Célibataires.

Artaud et van Gogh se retrouvent happés dans les boucles et réseaux de rhizomes échevelés, façon Deleuze et Guattari.

Extraits :

« L’Herbe était jonchée de rouges délivres, les alouettes chantaient, les haies vives fleurissaient, le soleil brillait, le ciel avait la couleur du manteau de Marie, les pâquerettes étaient présentes, tout était en ordre. » (Samuel Beckett, Bande et Sarabande)
Le vieux Beckett, sec, angulaire, torché en coup de serpe…, le vieux Beckett se perd dans la moiteur des roses. Et l’on vit cette forêt d’angles, cette machinerie linéaire, aux bifurcations enchevêtrées, fondre comme cire dans la chair des roses. Gluantes. Humides. Ecrasées et comme saignantes. (Et Beckett se perdit dans les roses)

« L’ombre portée des Ready-mades se rapprochera de l’orbite terrestre et Monsieur Marcel stoppera son troisième étalon, celui qui a les naseaux si doux et le pelage tacheté accordéon, mais aucun Célibataire n’a jusqu’ici envisagé de jouer son pucelage aux dominos, aux dames et encore moins à ce jeu fatidique : les échecs. » (Duchamp en forme de Ready-made)

« Artaud, van Gogh, Deleuze, Camille Flammarion : « Tout ce Joli Monde a la tête dans les nuages. Et le rêve à portée du concept. Ils se déplacent à toute vitesse sur la scène, passent d’un plateau d’intensité à un autre, se déploient d’un plan d’énergie à un autre plan d’énergie, s’essayent à la danse giratoire des derviches tourneurs et poursuivent - des yeux dans le ciel - la trace de comètes disparaissantes. » (Vincent van Gogh Antonin Artaud, Ciné-roman, Ciné- peinture)

Site des Éditions Blusson

mercredi 6 mai 2020

CAÏN ET ABEL au risque des arts modernes et contemporains

Anselm Kiefer, Caïn et Abel, 2006. Photo, DR.

Florence de Mèredieu
CAÏN ET ABEL
Au risque des arts modernes et contemporains
(XXe et XXIe siècles) :
Arts plastiques, musiques, théâtres, performances.

* Conférence prononcée lors du Colloque
Caïn et Abel à l’Université d’ARRAS, le 22 mars 2019
[Graphè. Centre de recherches Textes et Cultures].

Loin de s'estomper, le mythe biblique de Caïn et d'Abel connaît, au XXe et XXIe siècles, une explosion et dissémination. Il conquiert l'ensemble des disciplines, des genres et des différentes sphères sociétales. Les grandes lignes du mythe perdurent. Certaines - suivant les aléas d'une histoire européenne et mondiale chaotique - se voient renforcées. Telle la dimension vertigineuse du mal dans un siècle qui voit se succéder les deux grands guerres mondiales, suivies de ce que l’on a pu dénommer la « guerre froide ». L’expansion du communisme (en Russie puis en Chine) entraîne d’autres tragédies. Caïn devient plus que jamais le prototype et l’incarnation d’une humanité en proie au tragique d’un destin qui s’abat en permanence sur elle.

Caïn tend à devenir le symbole de la figure de l'artiste, confronté à une réalité souvent douloureuse et polymorphe. Duelle. Et qui - pour créer - se trouve paradoxalement confronté à une forme permanente de critique et de destruction. L'histoire des avant-gardes artistiques modernes et contemporaines abonde en figures destructrices et assassines. Père des arts et de la civilisation, on comprend que Caïn puisse être considéré à l'instar d'un génie. - Développée sur un projet de Robert Badinter (dont on sait quel rôle il a joué dans l'abolition de la peine de mort en France), l'exposition « Crime et Châtiment », organisée par Jean Clair en 2010 au Musée d'Orsay, portait sur la période 1791-1981. Premier crime de l'humanité, le meurtre d'Abel par Caïn y fut abondamment évoqué.

"Tout homme est un artiste", dira le sculpteur allemand Joseph Beuys", qui interprète et recrée le monde, défaisant et refaisant ce qui a été fait par Dieu. L'art de notre temps évolue ainsi entre deux approches, l'une d'exégèse, l'autre de destruction/re-création. Nous aurons encore à insister sur l'exacerbation du métaphysique et du politique dans les versions contemporaines du mythe. Revu souvent au travers d'une grille psychanalytique (freudienne, mais plus encore kleinienne : « la bonne et la mauvaise mère »), le nœud gordien familial, social, politique et métaphysique vient sur le devant de la scène.

L’évolution des mœurs, la prise en compte et reconnaissance de l’homosexualité et de la question du genre, amène à diversifier la façon dont on peut se représenter la figure duelle d’Abel et de Caïn. Le thème de la gémellité de ces figures en est renforcé. Ces questions sous-tendent la trame d'œuvres plastiques, musicales, théâtrales et textuelles d'une grande puissance. Il ne s’agit de rien moins que de réécrire une cosmogonie qui puisse atteindre à l’ampleur et à la puissance du drame de notre époque.

Nous cheminerons de Georg Grosz, Anselm Kiefer et Marc Chagall, jusqu’à Heiner Müller, Romeo Castellucci et Antonin Artaud, en passant par Gina Pane, Rubens et Salvatore Rosa, Pierre et Gilles, Lou Reed et Bob Dylan. – Notre analyse sera ponctuée d'œuvres précises, titrées et datées, auxquelles nous renvoyons le lecteur. Celui-ci pourra approfondir cet article dans les livres ou dans les textes, images et vidéos proposés sur le web.

Caïn et Abel dans l'Allemagne de 1914 à 1945 :
le crime de l’homme contre l’homme/
Le crime de l’homme contre Dieu ou de Dieu contre l’homme

* Georg Grosz (1893-1959) "Caïn ou Hitler en enfer", 1944. - Peintre allemand, Grosz participe au mouvement dada et à la Nouvelle objectivité. Volontaire lors de la première guerre mondiale, il en ressort profondément atteint et n'a de cesse de s'opposer à la guerre. Son "Christ en croix au masque à gaz" (1923) a marqué les esprits. Il part pour les États-Unis en 1933. Il y peindra cette toile représentant Caïn incarné en Hitler, sur le fond d'un paysage d'apocalypse. Celui-ci est assis, le regard vide, aux côtés du corps renversé d'Abel. Sortes de ramifications et de miniaturisations du corps d'Abel, une myriade de petits squelettes pullulent et s'agitent sur le sol. Dieu a disparu de la scène. - On retrouvera plus tard ce même processus de multiplication et de dissémination des meurtres guerriers chez deux plasticiens britanniques, les Frères Chapman. Une de leurs œuvres ("Come and see", 2013) met en scène 30.000 figurines en modèles réduits : soldats, squelettes, etc..

* Anselm Kiefer (né en 1945), "Caïn et Abel", 2006. Allemand, peintre, sculpteur, créateur d'objets, de vitrines et d'installations, Anselm Kiefer appartient à une génération qui n'a pas fait la guerre mais se retrouve hanté par un passé nazi qui lui fait horreur. Considérant la réalité comme trop lourde pour pouvoir être désignée comme "réelle", il ressent la nécessité de passer par le mythe (ici Caïn et Abel) pour exorciser son passé en le restituant sous la forme d’une expression plastique. Très marqué par la cabale et la pensée juive, il vit et travaille en France depuis 1993.

Paysage de cendres et de fin du monde, surgi au lendemain d'une bataille décisive, brossée dans des teintes ocres et grises, martelée et griffée de giclures noires, la grande toile de Kiefer englobe le visiteur (telle les "Nymphéas" de Claude Monet). Nous sommes confrontés au silence et au vide. On n'aperçoit ni Caïn, ni Abel. Dieu même a disparu de la scène. Il ne reste plus, au cœur d’un champ de barbelés envahi par de légères fumeroles, que deux chaises vides - éloignées l'une de l'autre et substituts probables d’Abel et de Caïn. Cette disparition de la figure de Dieu - omniprésente et centrale dans les œuvres des origines et qui tend à s'estomper dans les œuvres du XXe siècle serait (elle-même) à interroger. Et à précisément dater.

* Heiner Müller : Une vie « sous deux dictatures »
Toujours en Allemagne, Heiner Müller (1929-1995), né en Saxe choisit, après-guerre (en 1949), de demeurer dans ce qui est devenu la RDA. Il va alors être pris - comme dans un étau - dans la double problématique de son opposition au nazisme (son père fut envoyé en 1933 dans un camp de travail et cela a marqué toute son enfance) et de son propre parcours en Allemagne de l’Est (où il est vite surveillé par la Stasi). Ses pièces seront censurées. L’écrivain et homme de théâtre découvre alors la guerre totale. De tous contre tous. La perpétuation de l’absurdité et de l’horreur du monde dans lequel il se trouve depuis l’enfance le plonge dans un état qui présente de lourdes affinités avec l’histoire du meurtre commis par Caïn sur son frère Abel. L’homme s’en prend à l’homme. Les amis et proches parents se déchirent entre eux.

Il n’est alors pas même besoin de prononcer les noms d’Abel et de Caïn pour que l’on se retrouve en plein cœur de leur tragédie. Qui sont souvent des tragédies familiales : celles de frères situés dans deux camps différents. Autant de divorces : politiques, idéologiques, souvent constitués au détour de circonstances imprévues de l’existence. – Les frères alors se tuent les uns les autres ! On n’a plus affaire qu’à des « proies ». - « Est-ce que nous troublons une fête de famille ? », demande le commissaire politique, qui vient enquêter, arrêter et se retrouve en pleine tragédie familiale » (1)

. L’intention d’Heiner Müller est de s’appuyer sur la puissance des grands mythes. En procédant, par exemple, à une sorte de réécriture de Shakespeare, dont le texte se voit – dans sa pièce "Hamlet-Machine", écrite en 1977 - jumelé au sien. – « J'étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans le dos les ruines de l’Europe » (2). — Écrite en 1982, son autre pièce de théâtre, "Médée-Matériau" démontre que les grands mythes sont - sur certains points - interchangeables et comme soudés les uns aux autres. C’est alors le grand brassement des mythes (La Toison d’Or, etc.).

C’est dans un essai portant sur l’affrontement Ouest-Est, "New York ou le visage de fer de la liberté" (1987) qu’Heiner Müller affronte de manière directe le mythe de Caïn et d’Abel. Cité placée sous le signe de l’argent, New York illustre le triomphe du capitalisme. Ville maudite, construite sur le modèle des cités érigées par Caïn, son érection a pour fondement un meurtre originel. Celui des Indiens d’Amérique, considérés comme les descendants d’Abel et dont les corps servent de fondations à la ville. - Une guerre permanente règne dans cette cité que Müller considère comme la ville même de Caïn. Il oppose alors la « sédentarité » d’une ville comme New-York à Moscou, en laquelle il voit une cité nomade ouverte sur l’Asie. Ce sont là évidemment des points de vue d’écrivain et d’homme engagé qui peuvent se compléter d’autres perspectives.

D’où le désir d’ébranler les fondations de la Cité et d’assister un jour (peut-être) à son engloutissement. Sous le double effet conjoint de l’industrialisation et du réchauffement climatique. Des requins nageraient alors au milieu des banques de Wall Street (3) … - L’Ouest n’est plus le lieu où se joue l’histoire. - Müller en appelle désormais au tiers-monde…

* Marc Chagall (1887-1985) : un contrepoint biblique, "Caïn et Abel", 1960. - Cette lithographie fait partie d’un ensemble consacré à la bible par Marc Chagall, artiste russe exilé à Paris. Il fut élevé dans la culture yiddish et a toujours conservé l’idée de correspondances profondes entre les religions. Son interprétation de l’histoire de Caïn et d’Abel s’inscrit dans une orthodoxie assez stricte, qui se pare – sur le plan esthétique - de toutes les ressources de la couleur et de la modernité. Une exposition, « Chagall et la Bible », eut lieu à Paris en 2011, au Musée d’histoire du judaïsme. – Ce tableau marque une forme de continuation dans l’histoire de l’art du XXe siècle, d’une double forme d’art et chrétien et judaïque qui passe outre à l’interdiction (dans la tradition juive) de la représentation de la figure humaine lorsqu’il s’agit de thèmes religieux. On insistera sur le lyrisme et la grande poésie de cette scène – qui se déroule la nuit, au clair de lune. La nudité des corps semble renvoyer à une sorte de Jardin d’Eden et de monde originel qui aurait tout à coup basculé dans le drame.

* Bob Dylan et Lou Reed : chanson et musique dans l’Amérique des années 1960-70

La puissante dissémination du mythe de Caïn et Abel dans les arts et l’ensemble des procédures sociétales modernes et contemporaines explique que l’on puisse – au détour de certains des grands succès de la contre-culture (folk, rock, pop, blues) - découvrir nos deux grandes figures mythiques. Comme chez l’inclassable Bob Dylan (né en 1941) dont le "Desolation Row" 1965 (il en est le parolier) résonne de l’inquiétante présence des deux figures bibliques. Caïn et Abel y apparaissent au fin fond de l’une de ces ruelles et allées inquiétantes des grandes cités américaines.

Quelqu’un dit : "Vous êtes au mauvais endroit, mon ami, vous feriez mieux de partir". Le seul son qui reste ensuite est celui des ambulances. Cendrillon est aperçue vers le haut : sur Desolation Row. La lune et les étoiles se cachent. Nous sommes en plein rêve. Dans un carnaval mélancolique et grotesque :

« Tous à l’exception de Caïn et Abel
Et du bossu de Notre Dame,
Tout le monde fait l’amour
Ou encore attend la pluie
Et le bon samaritain, il s’habille,
Il se prépare pour le spectacle
Il va au carnaval ce soir
Dans l’Allée de la désolation ».
(4)

Caïn et Abel y interviennent entre Cendrillon, Bette Davis, Casanova, Noé ou Ophélie. Ils agrémentent la scène et le paysage de leur épopée tragique. Ils sont là comme les éléments d’une atmosphère ou les fragments d’un rêve archaïque.

* Lou Reed (1942-2013), qui fut lié à l’aventure du Velvet Underground, aura des accents plus tragiques encore, l’histoire de Caïn et d’Abel entrant en résonance avec sa propre histoire. Il est l’auteur de textes fulgurants, hantés par les difficultés de sa vie d’adolescent qui ne parvient pas à faire admettre par son entourage ses tendances homosexuelles. En dépression, il sera soumis à des électrochocs dont la spécificité est qu’ils lui seront pour la plupart administrés chez lui, dans le « home » familial. Ce qui accentuera le sentiment d’avoir été agressé et détruit pas ses propres parents.

En 1974, il signe une magnifique chanson, « Kill your sons ». Une mélopée sauvage – mi-parlée, mi-chantée - sur fond de guitares électriques. Quant au fond de l’histoire, les psychiatres sont là pour lui administrer des électrochocs qui lui font perdre la mémoire et le laissent hébété.

« Tes psychiatres à deux balles te donnent un choc électrique
Ils disent qu’ils te laissent vivre à la maison, avec papa et maman
Au lieu de l’hôpital psychiatrique
Mais chaque fois que tu as essayé de lire un livre
Tu n’as pas pu accéder à la page 17
Parce que tu as oublié où tu étais
Et donc tu ne pouvais même pas lire ».
(5)

Survient alors le thème du meurtre des fils par les parents et les institutions qu’ils mettent en œuvre pour « redresser le comportement et les humeurs de leurs enfants ». Le mythe de Caïn et d’Abel est ici déporté de la simple fratrie (querelle et meurtres entre frères) sur l’ensemble de la sphère familiale. Ce sont ici les parents qui sont amenés à « tuer » d’une manière qui n’est pas seulement symbolique, puisque l’électrochoc engendre bien un coma (une petite mort), suivie d’un réveil au sein duquel le patient est souvent hébété et atteint de troubles mémoriels et langagiers.

Cette thématique sera reprise et portée à son paroxysme par le groupe de rock alternatif The Killers en 2007 ("Tranquilize", avec Lou Reed). Sur des paroles de Brandon Flowers et avec l’intention de pousser à bout Lou Reed, une performance eut lieu et une vidéo fut tournée. Violente. De manière à confronter Lou Reed à sa propre existence. – Une vie d’errance. Une enfance sabordée. Une « balade », au double sens de chanson mélancolique et de vagabondage. Le monde des musiciens de Rock est un monde noir, très noir :

« Rock and roll, Candyland, bogeyman,
Pars en courant et donne-moi tes baskets.
La pluie acide, quand Abel a levé ses yeux vers Caïn
Nous avons commencé à pleurer et à hurler
Un précipité de pilules de pestilence et d’orgueil,
C’est une honte, on aurait pu partir naviguer
Mais le ciel sait,
Le ciel sait que tout se tranquilise ».
(6)

* Les plasticiens contemporains. Caïn et Abel… et la question du genre

* Gina Pane : Rares sont les artistes femmes à avoir représenté le mythe de Caïn et Abel (7). Gina Pane (1939-1990), artiste italienne qui vécut longtemps en France, fait ici figure d’exception. Elle fut l’une des pionnières du body art dans les années 1960-1970 et vécut en couple avec une femme.

Sur le plan professionnel, elle reçut une formation dans un atelier d’art sacré. Son œuvre est traversée par la question du corps, du sacrifice et de la chrétienté. Elle demeure très connue pour ses actions et performances effectuées dans le milieu artistique des années 1970 : rituels de sang et de souffrance. Il s’agit pour elle de pousser à bout les limites de l’endurance corporelle. Elle donne à son art une dimension très christique et se dirige de plus en plus vers un art sous-tendu par le sacré : "Partitions et icônes" (1980-1989). À la question : « Qu’est-ce que l’avant-garde ? », elle répond alors : « Giotto et le Christ ».

En 1983, son œuvre "Abel" constitue un tournant. « Meurtre d’Abel d’après une posture d’une peinture de Salvatore Rosa (1615-1673). - Partition pour une offrande ». Elle fut exposée en 2008 au Centre Pompidou (« Les Traces du sacré ») et, à Paris, à la Galerie Saint-Séverin, en 2015. Il s’agit d’un triptyque : un relief noir en métal se trouve encadré de deux ensembles de dessins. Sur le plan plastique, on a une masse centrale, une ombre uniforme et double. - On a le sentiment d’avoir affaire à un seul corps double, présenté en hauteur et de manière verticale. Notons que cette posture du dispositif du tableau de Salvatore Rosa qui l’inspire se retrouve chez d’autres peintres. Comme le "Caïn tuant Abel" de Pierre Paul Rubens, peint en 1608-1609. La lutte, le corps à corps accentuent la fusion (tragique) des deux frères. La découpe nette et le caractère tranchant du relief de métal imaginé par Gina Pane, en même temps que leur « ascension » verticale, sont des temps forts de la mise en scène opérée par l’artiste.

Sinon le thème même est traité autrement. Abel, figure généralement occultée de la représentation aussi bien que du discours critique, devient la figure centrale au détriment de la figure de son frère. – Abel, l’innocent et le sacrifié, Abel le souffrant est au cœur de l’attention. L’autre transformation opérée – le fait qu’il s’agisse de l’œuvre d’une femme – est radicale. De là à considérer qu’entre Abel et Caïn, on pourrait distinguer comme une part féminine et une part masculine ; on conçoit donc que le mythe soit ici totalement revisité. Les dessins latéraux ne font que renforcer les courbes et contre-courbes des deux corps en lutte qui finissent par ne plus former qu’une seule entité.

Vers la fin de sa vie, elle opérera une sorte de transformation plastique de la vie des Saints, en remontant aux sources de "La Légende Dorée", du dominicain Jacques de Voragine (XIIIe siècle) et des peintres du Quattrocento : Giotto, Paolo Uccello… Elle décline ses œuvres en diverses formes : « Partitions », polyptiques, etc.. En 1985-1986, elle réalise un magnifique triptyque, "François d’Assise trois fois aux blessures stigmatisé" (Centre Pompidou) d’après "La mort de saint François et l'Inspection des stigmates" (1295-1300), par Giotto (Chapelle Bardi, Basilique de Santa Croce, Florence, Toscane, Italie). François d’Assise y est représenté trois fois - avec ses stigmates. Gina Pane transpose la scène en trois images, en longueur et composées de matériaux divers. Superposées et faisant écho au format incongru de l’original. Cette dimension christique et très catholique de l’œuvre de Gina Pane s’inscrit dans le cadre plus large du body art de l’époque (cf. Michel Journiac, Messe pour un autre, Messe pour un corps, etc.).

* Pierre et Gilles, Caïn et Abel, 2001 Photographie couleur peinte, œuvre unique

Il s’agit d’un couple d’artistes : Pierre Commoy, photographe et Gilles Blanchard, peintre. Ils travaillent ensemble depuis 1976 et ont toujours partagé certaines tendances mystiques. Ils considèrent qu’art et religion ne sont pas séparables. Courant 2007, ils présentent leur travail au Musée du Jeu de Paume (Paris), sous le titre « Double Je ». En 2018, ils participent à l’exposition qui s’est tenue à Perpignan, au Couvent des Minimes : « Le Génie du Christianisme ».

Le thème de la gémellité (cf. « Double Je » et – ici – Caïn et Abel) est au cœur de leurs recherches. – Au travers d’une vision moderne et décontractée, le mythe est totalement revisité. Sur le fond de couronnes de lys, d’un ciel inexorablement bleu et de deux chandelles allumées, les figures ambiguës d’Abel et de Caïn nous font face. Sans que l’on puisse déterminer précisément qui est Caïn et qui est Abel. Innocence et ambiguïté sont ici de mises et c’est au spectateur de nommer les deux figures adolescentes en faisant marcher sa propre machine à fantasmes.

Notons que – comme précédemment chez Grosz, Anselm Kiefer, Gina Pane et (même) Chagall - , Dieu ne figure plus dans l’image. Il subsiste certes, à des degrés et avec une intensité différente d’un artiste à l’autre, comme une sorte d’aura et de référent invisible, mais il ne constitue plus la matière et réalité physique de ce que nous nommons une « image », à savoir un double, une apparence ou une « semblance » ou encore ce qu’Emmanuel Kant nommait le « phénoménal ». – Pierre et Gilles versent assez explicitement dans le versant contemporain des images médiatiques – à savoir celui des images faites pour circuler, images consommables. Comme le furent, à l’aide d’autres supports – tels la pierre, le verre, les enluminures et déjà le medium pictural – les œuvres des siècles antérieurs à notre modernité et contemporanéité.

* Romeo Castellucci (né en 1960). Genèse et création. Le « retour de Dieu »

L’œuvre puissante et prolifique du dramaturge italien marque un retour spectaculaire de la figure divine – qui vient ici se matérialiser sur scène sous les traits du "Salvator Mundi" (1465) d’Antonello de Messine (1430-1479). Projetée (en Avignon, en juillet 2011 : "Sur le concept du visage du Fils de Dieu") sur un large écran occupant toute la scène, la figure du Christ fera l’objet – tout au long du spectacle de divers traitements.

Castellucci s’interroge sur ce que l’on pourrait nommer « la triste humanité » de l’homme, condamné à la vieillesse, l’incontinence et la déchéance progressive. Dieu – sous les espèces du Christ – semble ainsi renoncer à sa part de divinité et c’est là ce qui fait le tragique de cette pièce. Une scène fit scandale et fut alors interdite. On y voyait des enfants projeter des grenades factices sur l’image divine. Castellucci se défendit alors en évoquant une sorte de « geste homéopathique », visant en quelque sorte à guérir le spectateur de ce que fut la « passion » vécue par le Christ.

Cette omniprésence de la figure divine permet de comprendre pourquoi Castellucci va rencontrer l’histoire de Caïn et d’Abel, qui joueront un rôle de premier plan dans deux de ses spectacles : "Genesi, from the museum of sleeps" (créé en Avignon en 2000). Et "Il Primo Omicidio" (sur la musique d’Alessandro Scarlatti (1660-1725), « Il Primo Omicidio overo Caino », oratorio à six voix 1707), monté en janvier-février 2019 à l’Opéra de Paris. La référence de Castellucci à la Genèse, et en particulier au premier livre du Pentateuque, agit à la façon d’un opérateur : « …les événements de la création sont impressionnants. Toute chose dans la Genèse est génétique et génitale. » (8)

Dès avant l’apparition de la mort, incarnée par l’archaïsme de ce tout premier meurtre commis par Caïn sur la personne de son frère Abel, on pressent le drame. Celui-ci monte sourdement. Le Théâtre, comme l’exprimait si bien Antonin Artaud auquel se réfère précisément Castellucci, opère d’emblée dans le bouleversement, le drame et la répétition. Toute force est duelle. Les forces originaires et primitives plus encore que les autres.

L’artiste est, d’une certaine manière, celui qui finit par voler à Dieu son pouvoir de répétition et de représentation. L’image, ce double si troublant, s’avère d’emblée plurielle. Délibérément polymorphe. On conçoit donc que des interdits religieux aient pu se mettre en place. L’artiste, en particulier l’artiste dit moderne et contemporain, est celui qui passe outre en s’emparant de ce qui serait l’impureté de l’image, sa fondamentale ambiguïté.

Le deuxième acte de la pièce se nomme "Auschwitz". Et en un sens tout est dit, puisque plus rien ne peut se dire. « Primo Levi a écrit que même la mort était mise à mort. Le passage de l’homme n‘avait plus aucun sens. C’était une production de cadavres et une génétique du non-homme. » (9) On le comprend bien « parler Auschwitz » est impossible et c’est au cœur de ce qui n’est plus même une béance que travaille Castellucci dans un rapport au spectateur devenu irrespirable. La voix seule de l’auteur du « théâtre de la cruauté » (Antonin Artaud) lui a permis de continuer. L’homme, l’enfant, le Messie, le corps d’Artaud interné sont autant de figurations de ce que représente l’agneau. À savoir le corps d’Abel, égratigné et perforé.

Le troisième acte en arrive ainsi à « l’histoire la plus triste du monde », celle de Abel et Caïn. (on commence ici par citer Abel, alors que d’ordinaire, c’est plutôt l’inverse : on commencerait donc par le plus innocent ?). Castellucci situe significativement ce meurtre au niveau de l’enfance. C’est Abel (l’enfance) qui a été tué par le meurtrier (qui, lui aussi, est encore un enfant). Caïn est alors comme « un trou noir… au cœur de la pupille » de l’humanité. » (10) Amour et haine, innocence et apprentissage de la duplicité y vont de pair. Ils semblent s’enraciner l’un en l’autre.

"Il Primo Omicidio" (2019) va encore plus loin dans ce passage au premier plan de l’enfance dans ce qui est le processus même d’une genèse meurtrière dans l’histoire de l’humanité. La splendeur de la musique de Scarlatti s’accompagne d’une grande « douceur » dans la mise en scène, d’un tempo assez lent et que l’on pourrait par moments percevoir comme assez plat. Les images scabreuses ont été rangées de côté. La mise en scène n’est pas tonitruante et ne vise aucun scandale. Seul Dieu, à un moment, élève puissamment le ton, ulcéré qu’il est par le meurtre de Caïn. On n’en pressent pas moins que les jeux de l’âge tendre deviendront vite des jeux guerriers.

La scène est ensuite progressivement envahie, au deuxième acte, par une multitude d’enfants. Comme si l’enfance – source de toutes les passions – ne pouvait être que plurielle et polymorphe. Contradictoire. Ancrée et incrustée dans les replis d’un nœud gordien solidement amarré à lui-même. La re-création du monde, c’est toujours l’affaire des enfants. L’écrivain Yukio Mishima le disait, lui aussi, qui – au lendemain de la deuxième guerre mondiale et après le passage sur l’archipel nippon de deux bombes atomiques – ne s’étonnait aucunement de ce que l’herbe déjà repousse entre les barbelés et que s’épanouissent les bourgeons de ce qui deviendra une pléiade de petites revues de poésie. (11) - Chez Castellucci Dieu donc est réapparu. Abel et Caïn sont devenus – ou redevenus – l’équivalent d’un destin. Celui d’une humanité d’une effrayante complexité. Les nodules et rhizomes de Deleuze et Guattari sont passés par là, qui n’ont rien à envier à la complexité des notions mises en lumière par Mélanie Klein et ses études sur la petite enfance.

* Antonin Artaud et la magie d’Abel

La transition se fait d’elle-même entre le discours de Castellucci et ce qui se profilait (sans que le metteur en scène italien le sache, sinon de manière inconsciente) dans le discours d’Antonin Artaud. L’éducation de ce dernier, à l’école du Sacré-Cœur de Marseille, fut profondément chrétienne et très religieuse. À tel point qu’au sortir de ses études, il songea un temps à la prêtrise. Surviendront ensuite le surréalisme, le théâtre, la guerre et les internements psychiatriques. La religiosité d’Artaud se manifestera alors par à-coups, de manière virulente mais généralement brève. Et de manière souvent scandaleuse.

C’est à la fin de sa vie, lorsqu’il est interné à l’asile de Rodez que va émerger un intérêt soudain pour la figure non pas de Caïn, mais d’Abel. Le nom de ce dernier revient souvent dans les écrits de la période asilaire, mais sans que l’on sache généralement de qui il est question. C’est la préparation de ce colloque qui m’a soudain confronté au sens d’un texte que j’avais eu souvent sous les yeux, mais sans en mesurer la portée.

Le 10 octobre 43 et depuis l’asile de Rodez où il est interné, Artaud écrit une lettre à Sonia Mossé, une de ses amies de Montparnasse dont il ignore alors qu’elle a été déportée et qu’elle mourra en camp de concentration. Il demande à ce que cette lettre soit remise à Jean Paulhan. Il explique à la jeune femme que son internement à lui est une forme d’expiation « pour ses péchés antérieurs ». Il demande à tous ses amis de se montrer « chastes » et « désintéressés ». La souffrance, dit-il, vient de ce que l'homme refuse de renoncer à la sexualité. C'est pour cela que Jésus a été crucifié, lui qui était venu sur terre pour nous laver de nos péchés.

Avant le péché originel, la sexualité n'existait pas : l’humanité se développait « suivant un principe de multiplication angélique ». C’est ainsi qu’Abel fut conçu. De manière virginale. Caïn, lui, a été engendré « par les moyens de la sexualité », une obscène invention de Satan. Le meurtre d'Abel par Caïn en a résulté. Car l'infâme, c'est de naître dans le péché et c’est ainsi qu’Artaud comprend sa propre venue dans l'existence. Comme un péché. (12) – Dans les lettres au Dr Fouks, qui datent du premier semestre 1939 (Artaud est alors interné à Sainte-Anne) avait déjà surgi ce qu’Artaud nommait « la magie d’Abel ». Une très vieille mais efficace magie qui avait pour but de guérir l’humanité. Artaud fut donc en cette histoire « l’agneau », évoqué par Castellucci, l’agneau interné et souffrant, l’agneau « torturé » [comme il le dira] par les psychiatres et la psychiatrie. Cet agneau fut sans doute – outre cela – un agneau fort rebelle. Et au verbe Haut. Mais cela est une autre histoire…

NOTES
1 - Cf. Heiner Müller, Ciment, Paris, Editions de Minuit, p. 91.
2 - Heiner Müller, Hamlet-machine, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
3 - Cf. Véronique Léonard-Roques, Caïn et Abel, Rivalité et responsabilité, Paris, Editions du Rocher, 2007, pp. 48-50.
4 – Bob Dylan - Desolation Raw / L'Allée de la Désolation
5 - Lou Reed - Kill Your Sons / Tuez vos fils
6 - The Killers feat. Lou Reed - Tranquilize / Tranquilise
7- Jean-Luc Liez me communique le nom d’une graveuse de timbre-poste, Elsa Catelin, née en 1975, qui a représenté « Dieu maudissant Caïn », tel qu’il figure dans la Rose-Nord de la cathédrale de Reims (timbre de 2011, 0,87 centimes).
8 - Romeo Castellucci, Genesi. from the museum of sleep, Texte du livret du Festival d’automne, 2000. p. 31.
9 - Ibid.
10 - Ibid.
11 - Cf. Henry Scott Stokes, Mort et vie de Mishima, Paris, Balland, 1985, p. 118.
12 - Cf. Florence de Mèredieu, C'était Antonin Artaud, Paris, Fayard, 2006, p. 782-783.


Georg Grosz, Caïn ou Hitler en enfer, 1944. Photo, DR.

vendredi 1 mai 2020

RAPHAËL RÉMIATTE : Autoportraits et Végétaux.

Raphaël Rémiatte, Autoportraits et végétaux.
Photographie © 2020 - Raphaël Rémiatte - Paris.

En écho à l’exposition qui s’est tenue du 14 au 27 janvier 2020 dans la Nef Landowski à Boulogne-Billancourt. "Il y a quatre mois, à l’invitation de la ville de Boulogne-Billancourt, j’annonçais l’exposition « Autoportraits & Végétaux ». On parlait peu alors du Covid 19, mais bien plus de la réforme des retraites et des grèves. Beaucoup d’ailleurs, n’ont pu venir jusqu’à la Nef Landowski. Alors, voici les 20 autoportraits exposés et même un peu plus. Des autoportraits, entre installation et performance, avec ou sans cheveux, avec ou sans robe, avec ou sans vêtement, mais toujours avec des végétaux en fil rouge et ce vers de Verlaine en écho « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches » ==> Durée du diaporama, 2 min 50." (Raphaël Rémiatte)

Raphaël Rémiatte est CONTEUR, un conteur aux multiples facettes et facéties, qui a le don de voyager et faire voyager son public en l’entraînant dans toutes les contrées les plus lointaines [Voir le lien ci-dessous]. En ces temps de Grand Confinement, on ne peut qu’apprécier.

Il est aussi PHOTOGRAPHE et ne cesse depuis des années de se travestir et transformer de mille et une façons. En poilu de la guerre de 14. En Clown. En Pierrot. Et le plus souvent en « Raphaël Rémiatte ». Il joue, mime, mue et se prend pour tous les autres. Et aussi pour lui-même. Ce qui fait du monde.

Caméléon, il est avant tout poète et pourrait tout aussi bien se transformer en mandoline, en flacon de parfum, en momie. Il est tout à la fois le peintre et son modèle, l’image et son presque double, son propre sosie et tous ces personnages qui l’ont devancé sur la scène de l’art.

Le style : il connaît. Il en aurait presque fait sa marque de fabrique. Il sait être désuet, mélancolique, enfantin ou bien académique. Ses photographies sont des « tableaux vivants », des saynètes à jouer et rejouer.

Il peut tout aussi bien vous camper un père Noël au look archaïque, un poilu plus vrai que nature ou bien se fondre dans l’étonnante silhouette d’une image pieuse : celle d’un Christ auréolé d’une dégoulinante couronne de roses.

Son œuvre rutile de belles couleurs. Franches. Vives. Ou bien délavées, pastellisées. D’où son amour des fleurs - rouges, roses, violettes, blanches - et des végétaux qui se délitent et se déforment.

Des végétaux donc à profusion. Pour des autoportraits ténus, baroques ou poétiques. De cette poésie qui fait de Raphaël Rémiatte une sorte de funambule ou de danseur de corde.

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Raphaël Rémiatte, Autoportraits et végétaux.
Photographie © 2020 - Raphaël Rémiatte - Paris.


lundi 17 février 2020

RÉSISTANCES. Claudia ANDUJAR. La lutte YANOMAMI.

Araca, Amazonas/Surucucus, Roraima, surimpression, 1983.
Photo ©Claudia Andujar, 2019.

Du 30 janvier au 10 mai 2020.
261, Boulevard Raspail, 75014 - Paris

« Les blancs détruisent l’Amazonie parce qu’ils ne savent pas rêver. » (Davi Kopenawa)

« Je marchais toujours dans la forêt amazonienne avec les Indiens ; la marche était devenue automatique. Et j’ai senti que la vie prenait soin de moi. C’était une marche qui me purifiait. Elle lavait tout ce qui était en moi. La chaleur, la sueur, la fatigue, le bruit sourd des pas. » (Claudia Andujar, septembre 1975)

Les photographies, films et installations largement déployés dans les espaces de la Fondation Cartier nous ouvrent l’accès à un autre monde. Pénétrant à la suite de Claudia Andujar à l’intérieur du territoire Yanomami, vaste étendue amazonienne située de part et d’autre de la frontière que les peuples blancs instaurèrent entre le Brésil et le Vénézuela, nous découvrons des humains qui ont longtemps vécu en osmose avec leur territoire. Jusqu’à l’arrivée d’une agriculture intensive qui nécessitait l’installation de routes et la destruction de l’habitat naturel des Indiens. Ce défrichage sera bientôt suivi de l’arrivée des orpailleurs, à la recherche de métaux… et qui vont creuser, détruire et polluer les sols.

La présente exposition est d’une grande richesse et complexité. Comme le fit, au début des années 1970, Claudia Andujar, nous découvrons un peuple magnifique, riche d’un savoir complexe et d’une expérience qui leur a permis d’élaborer une culture, un ensemble de rites et de savoir-faire opérants. - Les liens établis par la photographe avec ces gens qu’elle admire et qui la fascinent débouchent sur des clichés poétiques, inspirés, mystiques souvent.

Elle tâtonne, fait des expériences, change ses objectifs, apprend à travailler dans l’obscurité, enduit son objectif de vaseline afin de créer des effets de flous et de filés. Elle a également recours à des surimpressions et des enregistrements multiples. Cela lui permet de s’approcher de l’aura poétique et mystique qui imprègne les fêtes et les rituels (de mort ou bien d’initiation). On atteint ici une sorte d’âge d’or de son travail, qu’elle cherchera à prolonger longtemps.

En 1977, considérée comme « fauteuse de troubles », elle est expulsée du territoire des Yanomami par le gouvernement militaire brésilien et interdite d’accès. Elle rencontre alors l’anthropologue Bruce Albert. Tous deux s’inquiètent du sort des populations, alors décimées par une épidémie de rougeole. Avec un certain nombre d’amis et de personnalités soucieuses de la survie des Indiens, ils vont créer une Commission de défense des Indiens Yanomami. Claudia Andujar devient une militante.

Elle finit par revenir sur leur territoire et continue son travail de photographe. Mais celui-ci se transforme. Son appareil enregistre désormais les changements brutaux auxquels sont soumis les populations autochtones, dont une grande part va constituer une main d’œuvre bon marché pour les terrassiers et défricheurs de la forêt.

Au début des années 1980, elle participe à une campagne de vaccination et réalise des photographies (numérotées) permettant d’identifier les individus de ce peuple dont les noms et les identités sont pour une large part « nomades » ou secrets. Lui reviendra alors en mémoire le fichage et la numérotation des individus opérés par le système nazi ; la plupart des membres de sa famille disparut dans les camps du IIIe Reich. Mais, cette fois-ci (dira-t-elle) il s’agissait de « marquer les gens », de les repérer, pour qu’ils puissent vivre

L’exposition s’étend sur toute la vie de Claudia Andujar et retrace un pan important de l’histoire du peuple Yanomami. Deux rencontres seront fondamentales dans son parcours : celle de Bruce Albert, déjà évoqué, qui l’initiera à la science des peuples de l’Amazonie et qui sera son compagnon de lutte ; celle aussi du natif Davi Kopenawa, qui se rapprochera un temps des « blancs » afin de comprendre leur fonctionnement et sera plus tard initié à la fonction de chaman par son beau-père. Personnage « politique » et chef spirituel, il est aujourd’hui un des principaux représentants de la défense des peuples de l’Amazonie.

La Fondation Cartier nous offre une exposition d’une brûlante actualité, où se mêlent culture et militantisme, chamanisme, poésie, rêverie et actes de résistance. On ne saurait trop recommander de s’y précipiter et d’en arpenter tous les méandres.

L'exposition Claudia ANDUJAR à la Fondation Cartier

Livre : La Chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami

Invité paré de plumules de vautour pape…, Catrimani, Roraima,
surimpression, 1974. Photo ©Claudia Andujar, 2019.

mercredi 1 janvier 2020

Bonne Année 2020 !



Passés, présents ou à venir,
les habitants de ce blog
vous souhaitent
À TOUTES et à TOUS
Le MEILLEUR pour 2020