Passent en vente, le 5 avril prochain, 5 dessins d'Antonin Artaud qui ont appartenu à Florence Loeb et à son père, le galeriste Pierre Loeb qui organisa en 1947 la première exposition de dessins du poète. Il s'agit de cinq œuvres au pedigree impeccable et dont on espère qu'elles rejoindront les cimaises de quelque grand musée français.
Ce qui m'a ici interpellée et qui devrait, à tout le moins, provoquer un débat, c'est la question de la restauration, ô combien délicate, de ces dessins. La restauration des œuvres d'art, et tout particulièrement celles des œuvres de l'art moderne (auquel appartient Antonin Artaud), étant des plus problématiques pour des raisons tout à la fois techniques et idéologiques (on tient davantage compte désormais de l'histoire de l'œuvre et de ses « avatars »).
Le dessin qui provoque toutes mes interrogations est le lot
n° 49. Intitulé « Sans titre », il fut antérieurement présenté sous le titre « Figures ». - Dédicacé «
à Florence la Pauvre qui elle aussi se révoltera », il est constitué de cinq figures ou effigies, dont un autoportrait (en bas à droite »).
Au moment de la préparation de mon ouvrage sur les dessins du poète,
Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris, publié en 1984 et qui fut le tout premier livre publié sur la question (livre non répertorié dans le présent catalogue Sotheby's), j'avais eu accès à des documents photographiques pris lors de l'exposition des dessins d'Artaud organisée, en 1980, au Musée de l'Abbaye Sainte-Croix (Les Sables-d'Olonne). L'un de ces clichés (
document A, détail du dessin) démontre à l'évidence que ce dessin était largement maculé et de taches de sang et de balayures de sang. Le pourtour des figures laisse aussi apparaître quantité de détails (et toute une richesse de matière) qui ont disparu après restauration (
document B, état actuel). Ce cliché (
document A, sans perte et correspondant à l'état initial de l'œuvre) a été reproduit dans la réédition de ce livre,
Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris (Blusson, 2008, p. 10, n° 5 bis). Les taches de sang et les balayures de la matière sanguinolente y sont bien visibles, y compris sur la reproduction en noir et blanc.
Tous ces éléments ont aujourd'hui quasiment disparu du dessin. Ne subsistent plus que quelques halos et, à peine, une touche de couleur rouge dans le bas du dessin (
document B). Il y a donc bien eu ce que les techniciens et historiens de l'art désignent souvent comme « une perte de substance ». De quand date cette restauration ?
En 1980, lors de l'exposition des Sables-d'Olonne, le dessin est dans l'état qu'il avait à la mort d'Artaud en 1948. Les taches de sang sont bien visibles. - En 1986, dans l'ouvrage publié par Paule Thévenin et Jacques Derrida (
Portraits et dessins), conjointement chez Schirmer et Mosel et Gallimard, l'essentiel des traces de sang on disparu ; il ne subsiste plus que quelques halos ; les balayures et striures de sang sont quasiment effacées. Les catalogues à venir reprendront (sans signaler aucune restauration) ce nouvel état de l'œuvre. - 1980-1986 : il faudra attendre 2008 pour que cet état du dessin, antérieur à sa restauration, reparaisse dans la nouvelle édition de mon ouvrage, «
Portraits et gris-gris ».
Alors, bien sûr, les avis pourront diverger entre les partisans d'une restauration « efficace » des œuvres, les « hygiénistes » qui souhaitent un dessin propre et lavé. Ce que nous pourrions nommer une « javellisation » des œuvres et l'on sait que la chloramine, souvent utilisée pour le nettoyage et traitement des papiers a pour fonction de blanchir et uniformiser les fonds.
La question me paraît d'autant plus « lourde » et plus complexe qu'il s'agit d'un dessin d'Antonin Artaud, poète du « Théâtre de la cruauté », auteur maudit et assurément « précurseur » du
body art (ce que je relevais dans mon ouvrage dès 1984). La charge « matérielle » de l'œuvre n'est pas, dans son cas un vain mot. Toute une part de l'œuvre du poète relève de processus d'ordre magique et primitif clairement revendiqués. Fétiches, gris-gris, œuvres chargées... Irait-on nettoyer un vieux fétiche à clous ? - Le débat est ouvert.
Fallait-il effacer, nettoyer ces « stigmates », cette matière corporelle où beaucoup verront une essentielle plus-value esthétique et métaphysique. - Proche du poète, Jacques Prevel décrit ainsi (le 6 août 1947) la chambre d'Artaud, corroborant en tous points cet état des œuvres : «
Les cadres sont disposés tout autour de la chambre, debout contre les murs. (...) Il faudrait faire exploser cette vision comme elle existe réellement, avec les taches de sang qui maculent tout ici, les dessins, le lit, les manuscrits empilés sur l'armoire... »
On connaît l'histoire des deux « baignoires » successives de Joseph Beuys, œuvres dont l'une (emplie de graisse) fut patiemment récurée par une femme de ménage zélée et dont l'autre (remisée, bardée de gaze et de sparadraps) fut utilisée lors d'un congrès du SPD allemand comme « seau » permettant de faire refroidir les boissons... Un vaste tollé s'en était suivi à chaque fois.
Qu'est ce qu'Artaud aurait pensé de ces restaurations ? La question est évidemment sans réponse ; les historiens, esthéticiens, collectionneurs, techniciens et professionnels de l'art sont ici renvoyés à eux-mêmes et à leurs singuliers rituels.
On comprend que, pour ma part, je tienne pour excessivement importante, la présence (aujourd'hui effacée) de cette matière corporelle. Une longue fréquentation de l'œuvre, des textes et des manuscrits d'Artaud m'a convaincue du rôle déterminant joué par le corps, ses humeurs et ses substances, dans les productions de celui qui s'est identifié de manière récurrente au Christ en croix.
Ceci est une question d'histoire de l'art, d'esthétique et de «
sens » des œuvres...
Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris
(1984, et 2008 : édition augmentée)