mercredi 16 juin 2021

Alain MAZARS. Entretien. Cinéma expérimental. Années 1980.

« Printemps perdu » d’Alain Mazars, 1990.


Séance co-programmée avec le CJC
Film sur la Chine : « Au-delà du Souvenir »

Cinéma l'Archipel
17 Boulevard de Strasbourg
7510 - Paris

Le lundi 21 juin 2021 à 20H00.



Entretien avec Alain MAZARS


Biographie : Alain Mazars est un cinéaste français.

Après une maîtrise de mathématiques, une licence de psychologie et des études de chinois, Alain Mazars, né à Paris en 1955, est envoyé comme coopérant enseignant en République Populaire de Chine, en 1978-79. Il y tourne par la suite des films de fiction (Au delà du souvenir, Printemps perdu, Ma Sœur chinoise, ainsi que des films expérimentaux (Souvenirs de Printemps dans le Liao-Ning) et documentaires (Lhassa, Le Pavillon aux pivoines, La Chine et le réel ...).

Cinéaste membre de « LA CASA DE VELAZQUEZ » à Madrid, de 1984 à 1986, il y tourne des moyens métrages (Actus, Rodamorfosis ... ). Il est l’un des membres fondateurs de l’A.C.I.D. (Agence du Cinéma indépendant pour sa diffusion). Depuis 2002, il filme principalement hors de France, notamment en Asie du sud-est : au Laos (Phipop, Lignes de vie) et en Birmanie (L'Ecole de la forêt, Sur la route de Mandalay, Une histoire birmane, Tout un monde lointain … ). Il réalise également des documentaires sur le cinéma.

Florence de Mèredieu. — Ma première question sera - non pas intimiste ou personnelle - mais plutôt existentielle. Qu'est-ce qui a déclenché en vous cet intérêt pour le cinématographe ? Et à quel moment ? En découvrant votre parcours on comprend que le séjour en Chine populaire comme coopérant en 1978-79 a dû être un levier décisif : vous en ramenez un « Journal chinois » qui reste un des éléments importants de votre parcours.

Mais auparavant (à partir de 1972) il y eut d'autres films. Pourriez vous raconter comment et dans quel contexte se sont déroulées vos premières expériences cinématographiques ? Qu'est-ce qui vous a mené précisément vers ce medium ?

Alain Mazars. … En tant que spectateur, mon désir de cinéma était tout simplement relié à un émerveillement et une sorte d’envoûtement face à des images mouvantes qui, pour moi, s’apparentaient un peu à un rêve éveillé. Dès ma petite enfance, m'évader dans l'imaginaire était pour moi une nécessité et ma plus grande joie était d’aller au cinéma. J’ai d’abord prolongé ces moments d’évasion dans la création de bandes dessinées jusqu’au jour où j’ai pu, à l’âge de seize ans, m’acheter une caméra super 8 et ainsi réaliser des films avec mes propres moyens. J’ai donc débuté comme un cinéphile souhaitant partager avec les autres son propre imaginaire, d’abord de façon amateur, puis peu à peu avec de plus en plus d’exigence sur le plan formel et technique.

Avant d’être coopérant enseignant en Chine - j’avais 23 ans - j’ai ainsi réalisé plusieurs courts et moyens métrages d’inspiration surréaliste. L’un d’entre eux, Stagnation, a été sélectionné en 1977, dans la section « cinéma différent » du Festival international de Hyères. C’est au cours de ce festival que j’ai découvert un autre cinéma, dit expérimental, dont je me suis senti proche. J’ai préféré ne pas me lancer dans des études de cinéma de peur de brider mon imagination et de perdre quelque chose d’essentiel.

FDM — L'épisode chinois m'intéresse particulièrement. Vous découvrez la Chine à un moment particulier de son histoire. Ce dut être une découverte passionnante.

De quelle manière votre statut d'étranger et de coopérant français a-t-il favorisé (ou distancé ?) les contacts ? Comment vous situez-vous en tant qu'observateur de la réalité chinoise ? Tout était-il possible ? Quelles furent les réactions de vos différents interlocuteurs et les contraintes auxquelles vous vous êtes heurté ?

Vous même alors n'êtes ni anthropologue, ni touriste. Quelle était votre rôle de coopérant ? Un rôle éducatif ? Ou autre ? - Dans quel contexte précis ?

Le terme que vous utilisez pour désigner cet ensemble de films est celui de "Journal" ? — S'agit-il donc de "notations", de prélèvements de "réalités" ? Aviez vous aussi le sentiment de participer (de fait et sans le vouloir) à une aventure proche de l'anthropologie.

En bref comment vous êtes-vous alors (et ensuite) situé par rapport à cette aventure ?
Et - avec le recul - comment considérer vous ces films ?

AM. … Au départ, j’ai décidé d’être coopérant pour échapper au service militaire et j’ai postulé pour un travail en Chine. Je m’intéressais à la culture chinoise pour avoir lu beaucoup de livres, notamment sur le taoïsme, et j'étais très attiré par l’énigme que représentait la Chine. J’ai été d’autant plus surpris de voir ma candidature acceptée que c’était le seul poste de coopérant au titre du service militaire et que je ne parlais pas la langue à cette époque (j’ai étudié le chinois après mon retour en France). Mais bizarrement, le hasard a voulu que ma double formation - maths et psychologie - corresponde à la demande. Nous étions en 1978, deux ans après la mort de Mao, et le pays était encore inaccessible aux étrangers à cause du maoïsme radical qui y régnait encore. Mon travail était d’enseigner à des enfants de coopérants civils - ingénieurs et techniciens français - qui aidaient les chinois à construire un complexe pétrolier-chimique.

C’était la première coopération entre la Chine et un pays européen depuis 1949. L’école où j'enseignais était située dans l'enceinte d'un hôtel situé à Liao Yang, ville chinoise de la province du Liao Ning, qui ressemblait à un grand village. Les familles des coopérants y étaient regroupées et il était interdit de circuler dans un rayon de plus de cinq kilomètres autour de l’hôtel. À l’intérieur de l’hôtel, J’ai été d’emblée frappé par le fait qu’on pouvait débouler dans votre chambre sans frapper à la porte à tout moment de la journée, pour le ménage ou apporter une bouteille thermos d’eau chaude.

Chaque matin, à l’aube, je courais une bonne heure sur les sentiers bordant les champs à perte de vue entourant l’hôtel. Les jours de repos, quand je me promenais dans la ville, les chinois me regardaient avec des yeux curieux et ébahis, un peu comme si j’étais un martien. En fait, la fascination était dans les deux sens et j’étais conscient de vivre une expérience rare. Je me souviens d’avoir assisté un jour à une kermesse évoquant les fêtes foraines d’autrefois en Europe et d’un « cocasse » jeu de fléchettes où les cibles étaient les visages photographiés de la fameuse « bande des Quatre », considérée à l’époque comme les responsables de tous les maux du pays.

Pendant les vacances scolaires d’avril 1979, j’ai été autorisé par les autorités chinoises à voyager pendant deux semaines à l’intérieur du pays qui était encore fermé aux tourisme, dans les rares villes ouvertes aux coopérants étrangers : Pékin, Nankin, Shanghaï, Suzhou, Chengdu et Chongqing. J’étais conscient du fait que c’était un privilège. Ma grande déception durant ce premier long séjour en Chine était due au fait que mon travail d’enseignement là-bas ne me permettait pas d’établir des contacts avec des chinois. J’ai donc fait une demande officielle pour donner des cours de perfectionnement aux interprètes locaux qui permettaient le dialogue entre les ingénieurs français et leurs homologues chinois. Après six mois d’attente, j’ai fini par avoir une réponse positive et j’ai ainsi pu établir des liens amicaux avec deux interprètes. Je leur ai même proposé de jouer devant moi des petites séquences avec une mise en scène minimaliste.

Non, mon regard n’était pas et n’est encore pas celui d’un anthropologue. Ce qui m’a toujours animé, c’est de capter des petites choses relevant de l’inconscient, de l’invisible. Je donne un exemple : pour moi, ce que j’ai réussi à saisir de plus précieux au cours de mon premier séjour en Chine est le plan d’une petite fille intimidée par ma caméra exprimant un léger trouble par un mouvement à peine perceptible de la main. L’imaginaire est une réalité de la psychologie humaine et qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire, je tente d’exprimer dans mes films ce que j’en perçois. Il ne s’agit pas d’un regard objectif relevant d’un esprit scientifique mais d’une exploration subjective d’évènements qui me touchent ou suscitent ma curiosité. Je me sens en fait très éloigné de l’approche des grands cinéastes documentaristes qui ont inspiré ce qu’on appelle le documentaire de création.

FDM. — Venons-en à des questions d'ordre technique. La légèreté du super 8 a dû être un atout majeur dans votre démarche ? - Pourriez-vous détailler ce point ? En précisant si vous avez alors effectué un montage des éléments sur place ? Ou pas ?
Avez-vous pu alors montrer ces films en Chine. Et dans quel contexte ?
Comment avez-vous progressé dans cette aventure cinématographique ?

AM. … En 1978, les caméras numériques n’étaient pas encore dans les habitudes et j’avais emporté avec moi la petite caméra super 8 avec laquelle j’avais tourné en France mes « premiers essais » ainsi qu’un petit stock de bobines de films de trois minutes, trois heures en tout …ce qui était ridiculement peu pour rendre compte de tout ce que j’aurais voulu capter sur une année. Mais il fallait s’en contenter et chaque fois que je décidais de filmer, je ressentais comme un devoir de saisir des notations ou fragments de réalités intéressantes à mes yeux. Pour capter des évènements significatifs qui ont une durée, à moins qu’un hasard exceptionnel ne se présente, il est nécessaire d’avoir beaucoup de pellicule pour permettre d’éventuels plans séquences. Je précise que pour moi en 1978, le format super 8 n’était pas un choix : je n’avais pas les moyens de filmer en 16 mm et même si ça n’avait pas été le cas, dans le contexte chinois de cette époque, il était impératif d’avoir une caméra la plus petite possible pouvant passer, sinon pour un appareil photo, du moins pour un matériel amateur.

Non, je n’ai rien monté sur place car les trois heures que j’ai filmé n’ont été développées qu’à mon retour en France. En fait, je n’ai jamais commencé un montage avant d’avoir tourné la totalité des rushs. Je n’ai hélas jamais pu montrer ces films en Chine, pas même aux deux interprètes chinois qui avaient accepté amicalement de jouer devant ma caméra. Il y eu un échange de quelques courriers et puis ça s’est malheureusement arrêté : je n’ai plus eu de réponse à cause de la censure chinoise.

FDM. — Quels éléments stylistiques marquent l'ensemble de cette série chinoise ? Qu'est-ce qui vous a alors fasciné dans la réalité chinoise ? Et dans la façon dont cette réalité se manifestait dans vos films ?Le sentiment d'exotisme fut-il inévitable ? Ce sentiment a-t-il orienté votre propre manière de tourner ? Ou fut-il - d'emblée - balayé, dépassé ? Au profit de quoi ?

AM. … Je ne vous cache pas que suis un peu surpris de l’intérêt que suscite chez vous ce journal de Chine qui n’a été projeté à ce jour qu’une seule fois. Sur le plan stylistique, c’est quelque chose d’assez brut, sans recherche formelle approfondie, en particulier au niveau du montage car ce que j’avais filmé était avant tout un document sur la vie quotidienne en Chine dans une période où les occidentaux n’avaient que très peu d’images. Alors tout me paraissait intéressant et il y a eu très peu de chutes. A chaque fois que je décidais de filmer, c’était avec l’espoir de saisir quelque chose d’important, d’essentiel selon moi. Avant ce journal de Chine en plusieurs parties, mes films étaient purement imaginaires, d’inspiration surréaliste. Ayant une tendance naturelle à favoriser l’introspection, ce long séjour en Chine m’a amené à sortir de moi-même pour aller à la rencontre de l’autre.

Avec ce journal, j’ai été amené pour la première fois à une approche documentaire mais ce que je voyais se dérouler sous mes yeux dans le quotidien dépassait ce que j’aurais pu imaginer : la Chine de 1978-79, pour l’occidental que j’étais, c’était un autre monde, si éloigné de la France où j’avais toujours vécu, que l’idée d’une fiction ne s’imposait plus pour moi. C’était au-delà d’une sensation d’exotisme : ce que j’entrevoyais de la vie intérieure des chinois me paraissait appartenir à une autre dimension, à ces mondes parallèles évoqués dans la littérature fantastique ou d’anticipation (notamment 1984 d’Orwell ou les romans de Philip K. Dick).

C’était pour moi la découverte d’un pays totalitaire où toute liberté d’expression était anéantie. En 1978-79, même si les excès de la Révolution Culturelle chinoise commençaient à diminuer, le peuple chinois vivait encore dans la peur. Après ce séjour en Chine, mon approche de la réalité a vraiment changé. J’ai bien sûr pris conscience de ma chance de vivre dans un pays comme la France où on peut s’exprimer d’une façon ou une autre si on s’arme de courage. Mais j’ai aussi ressenti une profonde empathie pour tous ces chinois que j’ai pu approcher, dont les conditions de vie étaient assez épouvantables, du moins à mes yeux. Je me disais : quel français supporterait de vivre comme eux, dans l’austérité imposée par la pauvreté, la censure des idées, des livres, l’impossibilité d’avoir accès aux cultures étrangères, et d’une façon générale dans un climat sous-jacent de terreur envahissant l’inconscient collectif ?

FDM. — L'impact chinois a duré dans votre œuvre. Vous reprendrez ensuite certains de ces films, les retravaillerez sous forme de "souvenirs" ? Pouvez-vous expliquer de quelle manière vous procédez ?

Parallèlement (avant, pendant ou après) quelles furent vos "lectures" chinoises ?
Avez-vous lu (ou relu) les œuvres de Victor Segalen, comme les "Stèles" ? Ou la correspondance qu'il a entretenu avec sa femme avant qu'elle ne le rejoigne dans sa longue traversée de la Chine ? Ou encore des auteurs chinois ?

AM. … Le fonctionnement de la mémoire humaine est pour moi une énigme et j’ai tenté d’explorer mes intuitions sur le sujet à travers plusieurs films.

Le premier film sur ce terrain est « Souvenirs de Printemps dans le Liao-ning » (1981), un moyen métrage expérimental réalisé à partir du journal filmé que j'avais tourné en super 8 au cours de mon séjour en Chine de 1978-79 en tant que coopérant. Des photos qu'une flamme semble vouloir animer, défilent de plus en plus vite, avant de devenir un flux et reflux d'images mentales, enchevêtrement de souvenirs reflétant le fonctionnement d'une mémoire endormie. Le montage solitaire de ce film a été très long. Je me suis mis au travail un an après mon retour de Chine. J’ai procédé à plusieurs techniques : refilmage, surimpressions, animation image par image … Je me laissais guider par l’impact émotionnel des souvenirs de mon vécu en Chine. Il s’agissait de souvenirs visuels et pour la bande son, j’ai fait essentiellement appel à une musique minimaliste dite répétitive qui reflète ce que j’entrevois de certains mécanismes de la mémoire.

J’ai poursuivi ce thème de la mémoire dans deux autres moyens métrages expérimentaux « Le Jardin des âges » (1982) et « Visages Perdus » (1983), puis plusieurs films dits de fiction : « Au-delà du souvenir » (1986), « Printemps Perdu » (1990) et « Ma Soeur chinoise » (1994).

De Victor Segalen, je n’ai lu que « Stèles » qui a été une source d’inspiration pour « Le Jardin des âges » mais vous me donnez envie de lire cette correspondance avec sa femme que vous évoquez. Parmi les auteurs chinois anciens, j’en citerais deux qui m’ont profondément marqué : Tang Xianzu, l’auteur de l’opéra chinois « Le Pavillon aux pivoines » qui m’a inspiré pour un film portant ce titre (1989) et Cao Xueqin qui a écrit ce que je considère comme l’un des plus grands romans de tous les temps : « Le Rêve dans le Pavillon rouge » auquel fait référence le long métrage « Ma Soeur chinoise ». Concernant les écrivains chinois encore vivants, j’aime beaucoup François Cheng pour ses essais « cinq méditations sur la beauté »et « cinq méditations sur la mort ».

FDM. — Quel rôle a pu jouer l'influence à la fois du polar et des arts martiaux dans la suite de votre parcours ?
Peut-on parler d'une forme de "polar chinois" ou asiatique ? Quels en sont les codes et les effets ?

AM. … Les seuls films d’arts martiaux que je connais sont ceux du réalisateur King Hu - « Touch of Zen », « Raining in the Mountain » - que j’apprécie beaucoup. J’ai été impressionné par la virtuosité « chorégraphique » du montage de ces films. Je ne suis pas vraiment amateur de polars mais plutôt des films noirs américains des années 1940-1950 avec leur dramaturgie et leur esthétique visuelle du clair-obscur. J’ai notamment une grande admiration pour le cinéaste Jacques Tourneur qui a tourné la grande majorité de ses films aux USA. J’aime aussi beaucoup les films noirs japonais de la même période, en particulier ceux d’Akira Kurosawa qui était lui-même passionné par le cinéma américain. La forme et les codes de tous ces films ont certainement eu un effet sur « mon inconscient ». J’apprécie moins les « polars asiatiques » récents.

FDM. — Comment situez-vous aujourd'hui votre propre démarche filmique dans le grand maelström médiatique et cinématographique (Internet, réseaux sociaux, etc.) ?
Et comment qualifiez-vous votre relation à ce genre assez particulier de cinéma que l'on nomme "expérimental" ou "différent" ?

AM. … J’utilise bien sûr internet pour écrire des courriels et prendre connaissance de certains sujets d’actualité mais je suis très ignorant du fonctionnement des réseaux sociaux et pour parler franchement, ces modes de communication m’effraient un peu, même si je peux comprendre leur utilité dans la transmission d’informations. En fait, je passe déjà assez de temps comme ça sur mon écran d’ordinateur pour écrire mes projets et monter mes films …

En tant que spectateur, pour voir un film que j’ai choisi, je vais dans une salle de cinéma et si c’est impossible, j’accepte de le visionner sur un grand écran de télévision. Je ne regarde jamais de film sur ordinateur (et encore moins sur smartphone) parce que ça signifie pour moi qu’on ne respecte pas le travail du cinéaste. Le jour où se sera généralisée cette tendance à voir les films sur un écran minuscule, et même en accéléré pour « gagner du temps », j’arrêterai d’ailleurs définitivement la réalisation.

Du cinéma « expérimental » ou « différent », je connais surtout celui pratiqué dans les années 1970-1980. J’appréciais beaucoup le travail d’un certain nombre de réalisateurs qui travaillaient en France au cours de cette période. Il y avait une grande diversité d’approches originales, différentes les unes des autres. La tendance dont je me sentais plus proche ne rejetait pas la narration. De mon point de vue, le cinéma expérimental est difficile d’accès s’il veut dépasser la durée d’une court métrage sans faire appel à une dramaturgie. Retenir l’attention et captiver un public sur une longue durée sans faire appel à un récit est très difficile. De façon progressive et assez naturelle, même si je trouve dommage que la dramaturgie a un peu trop envahi le domaine du langage cinématographique, je me suis donc dirigé vers une forme de cinéma de plus en plus narrative, parce que c’est pour moi la meilleure façon d’amener le spectateur à partager un imaginaire sur une durée de long métrage. « Au-delà du Souvenir » (1986. 64 minutes), était mon premier pas vers un argument qu’on peut raconter…

Concernant le cinéma expérimental actuel, je constate que la société d’édition RE:VOIR, les coopératives Collectif Jeune Cinéma et Ligth Cone font aujourd’hui un formidable travail, essentiel. L’essentiel, au-delà de la transmission du patrimoine d’un cinéma méconnu, c’est que les films proposés sont ceux de réalisateurs passionnés par le cinéma en tant qu’art et qui ont décidé de s’exprimer avec un coût de production réduit au minimum. Quand on a pris conscience de la possibilité de s’exprimer sur un plan artistique pour ainsi dire sans argent par le langage cinématographique, on comprend beaucoup de choses : que l’idée qu’il faut beaucoup d’argent pour faire quelque chose d’artistiquement exigeant et pouvant toucher un public est un postulat dicté par des idées arbitraires sur la création artistique et sa transmission.

Qu’il faille de l’argent pour payer une équipe technique et des acteurs qui ont travaillé pour un film de fiction, je ne le nie pas - c’est un impératif que j’ai d’ailleurs accepté à plusieurs occasions pour des longs métrages - mais que ce soit un système mondial fondé sur le pouvoir de l’argent qui décide de la valeur artistique et de la possibilité de distribution commerciale d’un film en fonction de son coût me semble inacceptable. Est-ce qu’on juge de la valeur des autres arts en fonction de leur coût de fabrication ? Non bien sûr !

Le problème actuel du cinéma expérimental, ce sont les grandes limites de sa diffusion qui reste très marginale malgré toute la bonne volonté et l’enthousiasme des coopératives et des éditeurs DVD. Mais ce point essentiel ne touche pas que le cinéma dit expérimental et il y a eu une prise de conscience de cinéastes au début des années 1990 avec la création de l’ACID (Association du Cinéma indépendant pour sa diffusion).

En fait, je ne fais pas de différence entre le cinéma expérimental et le cinéma traditionnel qu’on peut voir distribué largement dans le commerce. Ce qui est important pour moi, c’est l’approche poétique du cinéma. Le cinéma qui m’intéresse le plus est celui qui est habité par ce que j’appelle l’esprit poétique, c’est à dire une approche du réel à travers un état d’exaltation des sens et de l’esprit. Pour moi, ce qui est impératif, c’est qu’au moment où je décide de filmer, je dois avoir la sensation de saisir quelque chose du réel et de la vie qui provoque une prise de conscience dans l’instant.

FDM. — Aujourd'hui, qu'aimeriez-vous tenter ?

AM. … Je viens d’achever le montage d’un long métrage auto-produit, en 16 mm, intitulé « Des Enfants et des ruines », tourné en Espagne. C’est un film expérimental où je m’interroge sur le désir de narration d’un spectateur de film. Ce désir de récit relève-t-il de cette attraction primitive des petits enfants pour les contes ? Dans ce film, je joue avec l’attente du public de la progression du récit, en partant de la constatation que pour la plupart des spectateurs, même chez les cinéphiles, un long métrage qui ne raconte pas une histoire est forcément ennuyeux et expérimental dans le mauvais sens du terme. Ce film renoue avec cet esprit de recherche ayant débuté avec le cinéma muet, avec des compositions musicales aussi essentielles que les dialogues dans un long métrage parlant. Je propose au spectateur de se laisser guider par des sensations aussi bien auditives que visuelles.

Site d’Alain Mazars

Fiche auteur du CJC

« Souvenirs de Printemps dans le Liao-Ning »
d’Alain Mazars, 1981.

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