vendredi 17 septembre 2021

FESTIVAL INTERNATIONAL DU JEUNE CINÉMA, Hyères, 1982.

Patrice Enard, Pourvoir, film 16 mm,
sonore, couleurs et noir et blanc, 1981.


En hommage aux 50 ans du CJC, je reproduis ici le texte critique que j’avais fait paraître en décembre 1982 (n° 359), dans La Nouvelle Revue Française.

« Le temps semble aujourd’hui révolu de ce que l’on pourrait appeler « la grosse cavalerie » du cinéma expérimental, temps où il suffisait souvent d’avoir une idée (même faible) et de l’exploiter à peu près, pour s’adjoindre au fier peloton des cinéastes avant-gardistes.

Voici venir des recherches plus subtiles, plus personnelles aussi et qui, sans sacrifier en rien à la rigueur (bien au contraire), se rapprocherait presque de cet épouvantail naguère tant conspué : une vision du monde. C’est cela que l’on trouve assurément dans l’extraordinaire film de Bokanowski, L’Ange, film indescriptible tant il est à voir, avec ses perspectives renversées et qui basculent, ses visions dignes du cinéma expressionniste, avec ses escaliers qui tournent, ses personnages qui se battent contre des chiffons échevelés ou se perdent dans des bibliothèques absurdes. Univers proche de Kafka et de Borges où un sens aigu de la dérision s’allie à une science certaine de l’image.

Onirique également - quoique sur un tout autre registre - le film de Patrice Enard, Pourvoir, œuvre sans commencement ni fin et que l’on pourrait concevoir comme un rêve replié en boucle sur lui-même, ponctué par des apparitions régulières mais sans cesse différentes. Dans le vert et l’immobilité du paysage défilent comme des événements, des objets, des cadres et des personnages, tous uniformément blancs et immobiles. Ensommeillés. Toiles blanches, cadres blancs évidés sont posés là dans la verdure comme des sculptures, aussi fixes que les personnages qui posent. Ce film, qui emprunte beaucoup et au land art et à la photographie, se perçoit - paradoxalement - comme un film fixe au sein d’une photo qui serait, elle, en mouvement.

Retour donc de tout ce que l’on rejetait et conspuait il y a peu encore : esthétisme, onirisme, surréalisme latent ou affirmé, narrativité, même et surtout lorsque celle-ci s’avère pervertie ou truquée. Equipe de nuit de l’Anglaise Robina Rose joue ainsi sur la dimension fantastique d’un hall d’hôtel déserté ; le moindre événement, la plus banale apparition y acquièrent une dimension ludique et singulière. Lun Hui le jardin des anges, d’Alain Bazars, s’attache à tisser un réseau serré de surimpressions, conférant à l’image un caractère proprement lyrique et souvent aux confins du symbolisme.

On est très loin des recherches strictement techniques et formelles longtemps entretenues par les Américains. Même si ce cinéma se perpétue avec encore des œuvres de qualité comme le film de l’Australien Paul Winkler, Espaces urbains : Réseaux, trames. Emboîtements et incrustations des images et des espaces les uns dans les autres. Rubans urbains enchevêtrés et mêlés, créant des rythmes et des plages diversement colorés, le tout porté par une musique strictement répétitive.

Mais le 18e Festival du Jeune Cinéma aura surtout été dominé par la figure - et la présence - de Joris Ivens, dont l’œuvre s’étend sur la presque totalité du siècle [le XXe). Œuvre remarquable pour ses propriétés formelles autant que pour ses qualités humaines. Rarement pareille compréhension du mouvement, des rythmes et des formes, aura accompagné un tel sens du pris sur le vif, du reportage en direct. La Pluie (1929) se donne comme un pur poème cinématographique, poème de la quotidienneté : les hommes, les objets et les événements y sont, non pas transfigurés, mais passionnément regardés, scrutés. C’est la seule qualité du regard qui, ici, épure et transmue. Terre d’Espagne (1937)et Le Dix-septième Parallèle (1967), tournés sur le front et sous les obus pendant les guerres d’Espagne et du Vietnam, fournissent un irremplaçable témoignage sur ce que peut être une guerre vécue - non du côté des médias ou du spectateur - mais dans la quotidienneté et au jour le jour. Quotidienneté qui, au sein de l’horreur, ne saurait exclure la beauté et la vie, qui les fait jouer - simplement - comme un mécanisme de respiration, une bulle d’air à la surface. Une grande leçon de cinéma. »

(Florence de Mèredieu, La Nouvelle Revue Française, n° 359, 1er décembre 1982, pp. 122-124)

À voir : Patrice Enard, Pourvoir, 1981

À voir : Joris Ivens, La Pluie, 1929

Joris Ivens, La pluie, 1929, noir et blanc, 35 mm.


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