dimanche 6 novembre 2022

MADÉ : Le Ciel et la Mer comme palette. ENTRETIEN.

Madé, L’Atelier GRIS. Le Havre, août 2022.
Photo © FDM.


L’approche de Madé est à ce point évidente, subtile, que l'on souhaiterait éviter tout bavardage. En rester à l'essentiel d'une approche intuitive. Nourrie de déclinaisons conceptuellement "souples". Sensoriellement attrayantes. Gaies et vivantes.

Des formes simples, muent, se déboîtent et se transforment en sortes de pochettes surprises. Des couleurs franches - mais pas toujours - et que certains dispositifs ne livrent que sous la forme de halos.

Le CUBE ou le CARRÉ s'y dévissent et transforment.
Un PLAN ou PAN COUPÉ s'avère plus retors qu'il n'y paraît, révélant la couleur sous forme d'un reflet, d’une « réfraction ».
Les formes ont des PLIS.
Et les PLIS eux-mêmes s’ouvrent ou se referment.

Le MOUVEMENT est entré dans la couleur.
Ce que l'on prend pour un tableau est en réalité un VOLUME. Avec des arêtes, une épaisseur. Des dénivelés. - La couleur bouge, entre en osmose avec la lumière et le contexte ambiants.

Depuis son arrivée dans un nouveau territoire - celui de la Seine maritime et de la ville du HAVRE -, tout a bougé, s'est transformé encore. La PALETTE de Madé, c'est désormais le ciel, sa profusion de nuages, ses innombrables et dérangeants reflets dans l'eau.

L'eau désormais est PARTOUT. L'eau dans le ciel de la mer et des nuages. Inextricablement liés.

Le TOUT flotte dans le GRIS, déployé dans une multitude d'impressions colorées, diluées, estompées, patinées. Fondues. Ces GRIS y sont roses, jaunes, blancs, presque noirs, presque blancs. De tous les noirs, les blancs, les mauves, les jaunes, les roses, les verts, les bleus.

Madé parle du GRIS comme d'une couleur INSTABLE. On est entré dans l'ordre de l'éphémère, d’une couleur incessamment transformée. Lumières. Impressions. La PALETTE est forcément changeante. Habitée par toutes les couleurs.

Ces couleurs s'ouvrent sur des transparences, des opacités, des couches, des strates de matière colore. Apparaissantes. Disparaissantes.

Le gris est dans l’épaisseur, les échanges, la rencontre d’autres couleurs. De toutes les couleurs.

Gris caméléon.

Il y a là une sorte de ruse de guerre. Aborder le gris, « travailler » le gris conduit à une amplification considérable de la problématique de la couleur. Aucune couleur n’est abandonnée. Bien au contraire, car le champ de recherche est immense, toutes les variations du spectre coloré pouvant être convoquées, mêlées et mélangées, greffées les unes aux autres, en des proportions à chaque fois différentes.

Cette couleur, Madé ne la copie pas. Elle la fabrique. De manière patiente. Au travers de gestes innombrables.
Couches. Ajouts. Rabats. Escamotages.
Gommages. Estompages. Lissage de la matière-colore au tampon de feutre.

Et au final : toujours une surprise. LA SURPRISE.
DU BLANC. DU BLEU. DU GRIS.

Ce soir - de l’autre côté de la baie de Seine où je me trouve - le GRIS est ROSE.
A peine rosé, estompé.
Saupoudré d’un nuage.

Les « GRIS » de Madé me parviennent - eux - par Internet. Sectionnés. Silencieux et feutrés.

FDM, 19 H 02 en ce 17 octobre 2022.

« L’Atelier blanc », Le Havre, août 2022.
Photo ©FDM.



F. de Mèredieu : Quelques mots sur l'Atelier blanc seraient les bienvenus. Quels furent l'idée, l'origine, le soubresaut premier qui ont conduit à la mise en œuvre de ce lieu de travail, qui est aussi un lieu de vie. Mis en pratique de longues années durant à Champlay en Bourgogne, et qui fut récemment transplanté au Havre ?
Madé: L’Atelier blanc.

Son origine.
Le village dans lequel j’ai choisi de vivre seule à Champlay, était celui d’un charron devenu après la guerre, vendeur et réparateur de tracteurs. Il laissait de nombreux espaces de travail : la forge dans la maison d’habitation et dans les dépendances ateliers et entrepôts. Dès mon arrivée, en décembre 1992, j’ai investi cette forge où je pouvais me réchauffer tout en bénéficiant d’une belle lumière traversante. Par contre, impossible de fixer des oeuvres sur les murs de cet espace recouverts d’enduits fragiles et de noir de fumées. Dans la cuisine, un mur solide, lavé et peint en blanc, a très vite servi de support aux recherches sur lesquelles je travaillais pour finaliser une exposition à Paris. L’idée d’avoir un lieu propre et bien éclairé pour voir mon travail, est née à ce moment-là.

Le Projet
Après cette exposition, j’ai posé mes pinceaux pour relever les plans de cette maison carrée. Pour mieux voir les volumes du premier étage et des greniers lors de mes nombreuses déambulations, j’ai dû les débarrasser de tout ce qui les encombrait : les voir nus. Ensuite, j’ai pu dessiner les plans des possibles pour faire circuler la lumière différemment.

À petit pas
C’est donc une partie du premier étage que j’ai confiée au menuisier du village en 1994, pour qu’il la transforme. Je l’ai ensuite peinte en blanc y compris le vieux plancher. Blanc pour apporter à cet espace une sérénité mais surtout parce que dans mon travail, la simplification de mes volumes peints, présentés sur un mur blanc, donnait à celui-ci le rôle de fond, lieu de réverbération des couleurs ou d’ombres portées. Ainsi, je pouvais de nouveau travailler dans l’ancienne forge que j’ai très vite nommée atelier du bas et installer mes peintures terminées, dans l’atelier du haut ou atelier blanc pour les mettre en situation, les d’observer, les analyser et réfléchir à d’autres recherches dans la continuité de mes questionnements, structurant ainsi ma méthode de travail.

Au final
….En 2000, la lumière, apportée par trois fenêtres posées dans le toit circule du haut en bas en passant par le volume du premier étage, délesté des cloisons et des portes et d’une partie de son plafond. 2006 inauguration. Au spectaculaire s’ajoutait, pour moi, la prise de conscience de toute l’architecture que j’avais mise en place dans la maison d’habitation comme dans les dépendances où j’ai créé l’atelier des presses et celui des machines à bois et même un entrepôt pour mes oeuvres, sans oublier l’organisation des plantations dans le verger et la cour. En fait, j’avais donné jour à l’atelier blanc. L’enseigne au nom éponyme signait cet aboutissement. Puis tout naturellement j’ai invité de temps en temps des amis artistes à y exposer leurs oeuvres, en leur donnant carte blanche pour quelques semaines.

Mon atelier blanc était une création en Bourgogne, je ne l’ai pas transporté au Havre. Un atelier est un lieu qui prend corps, s’invente, surgit en fonction de sa situation, son espace, sa lumière et de la déambulation qu’il offre entre ses murs, mais le re-créer, lui donner une âme, est de l’ordre de l’espace mental. D’autant que pour moi atelier et espace de vie ne font qu’un. Quand j’ai éprouvé plusieurs mois après mon arrivée au Havre, la sensation forte et inexplicable d’être « en atelier » dans mon appartement, fixer l’enseigne sur ma porte d’entrée s’est imposé.
Madé dans sa maison-atelier du Havre. août 2022.
Photo © FDM.


FDM: Parlez-nous de ce cheminement vers le GRIS et de votre changement d'habitat de la Bourgogne jusqu'au port du Havre. Comment le ciel, la mer, la ville et ses paysages sont-ils entrés dans une œuvre qui se tisse et se trame désormais autour de ces nouveaux éléments - au double sens du mot "élément" ?
Madé: Été 2016, un besoin très fort de prendre quelques jours de vacances me conduit au Havre pour découvrir la rétrospective des oeuvres d’Eugène Boudin présentée au Musée André Malraux et l’oeuvre architecturale d’Auguste Perret. Dès mon arrivée, je n’ai vu que les gris à peine roses, à peine jaunes, à peine blancs des façades des immeubles de la ville basse. Au Musée, j’ai découvert la grande exposition des oeuvres de cet artiste, qui avait attiré mon attention des années auparavant par son écriture des gris sur les bords de nuages qui ne tombaient pas !

J’ignore ce qui s’est passé en moi durant les trois jours denses et lumineux que j’ai vécus en découvrant la ville, la plage, la mer, l’immensité du ciel, l’estuaire, les bords du port ou les alentours dans la verdure, tout en m’étonnant de l’attention bienveillante des Havrais envers la touriste que j’étais. Quelque chose d’indicible et dynamique m’a habitée pour conclure en m’adressant à moi-même : je peux quitter l’atelier blanc.

DES GRIS.

Les premiers gris que j’ai vus apparaître dans mon travail provenaient de blancs ombrés. Cette normalité ne m’a pas étonnée. Par contre, ceux qui se sont infiltrés dans ma dernière expérience nommée Écume, initiée quelques mois avant mon séjour au Havre, m’ont interrogée, dérangée même. Comment ne pas voir des gris qui me narguaient ? Sur mon support habituel, j’avais peint des bandes de glacis blanc. Le nombre des couches diminuait progressivement de la bande supérieure à la bande inférieure. Or, se sont affichés sur les dernières bandes, trois gris. Je n’ai rien compris.

Quel est le rôle des grains de lumière qui habitent des couches différentes de glacis blanc - du même blanc de titane - et produisent à un moment donné, si c’est eux qui en sont responsables, trois gris différents ?

Face à ce gouffre, j’ai choisi de vivre dans le gris pour essayer de comprendre cette couleur. Le Havre me faisait signe.

Les Gris de Madé, 2/3, 2021, détail.


Ici, je ne fais rien d’autre que d’observer les gris. Ils sont partout : de l’eau aux nues en passant par l’architecture, la ville n’est qu’une palette de gris ! Légers, discrets, fragiles, sages, dangereux, coquins, câlins, joyeux, lumineux, vagabonds, suspendus, furtifs, tristes, insolents, prometteurs, ternes, violents, épais, mouillés, bavards ou muets, mais toujours en mouvement, prêts à se transformer ou à disparaître à toute vitesse me laissant bouche bée. En tout cas, jamais installé, le gris ne sait pas se poser.

Jour et nuit, je suis habitée par des gris qui se bousculent dans le labyrinthe de mon imaginaire. Je ne cherche pas à représenter un nuage, un ciel, une surface grise. Non, j’essaie de créer des morceaux de gris, une atmosphère, un climat. J’essaie de toucher du doigt l’infini de cet univers vertigineux.

Cézanne n’a t-il pas dit : tant qu'on n'a pas peint un gris, on n'est pas un peintre ?
Madé, Les Gris de Madé, 1/3, 2021, détai


FDM: Les lectures, l'histoire de l'art, l'œuvre des peintres (et de manière plus générale des "artistes") ont-elle donc eu une influence sur votre parcours et - en particulier - certaines des inflexions de ce parcours. Parmi ces "impacts" pouvez-vous insister sur quelques-uns d'entre eux ?
Madé: Mes lectures personnelles et celles menées autour de l’histoire de l’art et des artistes m’apportent une aide, un élan inattendu, une ouverture me permettant d’avancer, d’être éclairée à un moment précis de mon parcours. Comment ferais-je sans ?

En déroulant la liste des noms d’artistes qui spontanément me viennent à l’esprit, je prends conscience que ce n’est pas toute l’oeuvre entière de ces artistes mais une seule « œuvre » qui, en me faisant face, m’a saisie, bouleversée, bousculée. Un impact physique qui a marqué à jamais un instant tout en m’indiquant des voies inattendues à explorer.

À Cergy-Pontoise, alors que j’étais bien installée dans un fauteuil lors de la projection sur grand écran d’une série d’oeuvres d’art, la découverte de Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevich m’a littéralement assommée, abasourdie lors de son surgissement. À Florence, au couvent San Marco, le blanc tout nu entre l’ange Gabriel et la Vierge de la fresque de Fra-Angelico, m’a comme happée, absorbée, me transportant dans un ailleurs perturbant. À Paris, au Grand Palais, le carré blanc pourtant pas très blanc de Robert Ryman, m’a soudainement ancrée au sol tout en m’expédiant dans un univers dont je ne connaissais pour ainsi dire rien. À la Fondation Vuitton, j’ai ressenti le chaud-lumineux du sable rose peint en 1892 par Paul Gauguin à Papeete, un impact tout doux et puissant comme une caresse, et récemment, au Muséum du Havre, c’est le frais-mouillé d’un poisson mort en 1758 que j’ai perçu en observant l’aquarelle de Charles-Alexandre Lesueur, peinte en Nouvelle Hollande, aujourd’hui nommée Australie.

Méduse Rhizostoma octopus
(Charles-Alexandre Lesueur 1778-1846)
Aquarelle sur vélin, non datée entre 1804 et 1815.
Muséum d’histoire naturelle du Havre.


Donc pour toute question concernant le presque-rien-grandiose, le silence éclatant, la notion d’espace, l’écriture la plus libre, la plus discrète, la plus simple ou la magie d’une couleur… et la liste est longue, je m’envole et voyage en pensée pour recouvrer ces instants extra-ordinaires qui renouvellent en moi des chocs exceptionnels, à la fois dynamiques, créatifs, uniques et à ce jour toujours actifs.

Différemment, tout le parcours d’Aurélie Nemours impacte le mien par ses qualités : unique et poétique, rigoureux et ambitieux, installant des programmes de recherche comme un scientifique aurait pu les concevoir, créant des séries et des ensembles d’oeuvres tout en affirmant sa liberté sans avoir peur de prendre des risques.

Et ceux de Paul Klee et d’Henri Matisse ne cessent de me consoler : c’est si difficile d’être artiste !
FDM: Comment évalueriez-vous la dimension "artisanale de votre œuvre ? Quelle fut votre relation aux matériaux (comme le bois…), à certaines techniques précises ? Quelle fut votre relation aux "gens de métiers" et artisans avec lesquelles vous avez travaillé ? Que vous ont-ils appris et quel fut leur apport ?

Quelle fut la part d'incarnation et d'aide à la réalisation qu'ils ont pu vous apporter ? - Inversement, que leur avez-vous "appris" ?
Madé: J’entretiens depuis longtemps un rapport privilégié au bois. J’avais à peine 15 ans lors des premiers cours de peinture que j’ai suivis à Annecy. Acquérir une toile sur châssis épuisait vite mon escarcelle. Acheter un paquet de chutes de panneaux d’aggloméré bois/résine, beaucoup moins. Mais très vite, je me suis posé la question suivante : pour quelles raisons des artistes acceptent, depuis des lustres, de peindre sur des châssis entoilés aux dimensions définies par le marché ? Pour moi, c’était instinctivement incompréhensible comme un manque insoutenable de liberté. C’est ensuite devenu pour moi impossible : le rapport forme/couleur est primordial en art. J’ai donc suivi le chemin que me proposait ce matériau, D’autant que j’ai très vite aimé la résistance qu’il opposait à mes pinceaux et le parfum dont il m’entourait quand je le sciais ou le ponçais. Je n’ai donc jamais peint face à un chevalet mais toujours debout, au-dessus d’un surface horizontale. Plus tard, j’ai pu constater que le temps de sa préparation est minime par rapport à celui que demande l’écriture de la peinture.

De tous les artisans que j’ai sollicités, j’ai reçu bienveillance, attention, générosité et souvent, le bonheur de partager avec moi des méthodes de travail. J’ai appris à plier le bois ce qui m’a permis d’obtenir des valeurs de couleurs sans les peindre, me procurant ainsi une sorte de signature dès 1996. Je n’oublierai jamais la disponibilité d’un artisan verrier qui a déréglé ses machines pour tester devant moi la faisabilité d’une de mes demandes. Je n’oublierai jamais celle du menuisier de Champlay, apprenant qu’un architecte célèbre avait acquis une de mes œuvres à Art Basel - deux bouts de bois que nous avions sciés ensemble - et le changement de son regard sur cette cochonnerie comme il disait en évoquant les panneaux d’aggloméré que j’utilisais, (mdf ou médium), par l’aura qu’il lui a soudain attribuée, proche de celle du chêne !

Mon rapport à la porcelaine est récent. De Jean-Marc Fondimare, céramiste grand professionnel, j’ai beaucoup appris sur cette matière qui de surprises en surprises m’ouvre des voies que je ne soupçonnais même pas. Nous travaillons en binôme, par la mise en commun de chacun de nos savoirs. Les étiquettes artiste artisan nous rassemblent dans nos ateliers géographiquement éloignés et ce sont bien deux têtes et quatre mains qui sont à l’origine d’expériences ou créations, qui depuis 2014, nourrissent simultanément nos pratiques respectives.
FDM: On pourrait aussi évoquer un élément que l'on néglige souvent dans les entretiens avec les artistes, à savoir ce que fut la part des amitiés et des échanges, au cours des années et des rencontres. Certaines de celles-ci furent-elles marquantes ? Et à quel titre ?

Quel aspect de la création se trouve-t-il alors impacté ? Au détriment d'autres aspects de la construction d'une œuvre qui resteraient, eux, indissolublement plus intimistes et personnels ?
Madé: Quelques-unes de mes rencontres au sein de mon parcours, se sont inscrites dans ma mémoire pour toujours. J’ai la chance inouïe de vivre cela et la plus récente, je la dois à Stéphanie Le Follic-Hadida, docteur en histoire de l’art, commissaire d’exposition, spécialiste de la céramique de la fin du XIX ème, XX et XXI ème siècle…. et à Jean-Marc Fondimare, céramiste.

Stéphanie me rencontre en 2008. Elle souhaite découvrir l’oeuvre de Chantal Morillon présentée dans mon atelier blanc. Quelques mois plus tard, elle me demande de la recevoir pour découvrir mon travail. Naissent alors nos échanges qui vont nourrir le texte BLANC SUR BLANC « entre pareil et presque » que Stéphanie écrit pour mon exposition en 2010. Été 2014, elle me demande de porter une attention soutenue à la céramique dans le but de me présenter en octobre à un céramiste qu’elle connait et apprécie pour son engagement et ses réalisations. Je m’étonne ! Mais bon, notre amitié grandissant, je lui fais confiance. J’ai donc rencontré comme prévu, Jean-Marc Fondimare qui ce jour-là, m’a tout appris de la porcelaine qu’il moule, Y compris les erreurs qu’il faut éviter. Et personnellement, j’ai beaucoup aimé les défauts que les erreurs produisent. Dans le presque parfait, là était toute la poésie de cette matière. Ce fut le début de notre amitié qui a grandi et fait grandir nos connaissances autour de la porcelaine en partageant nos acquis, nos projets.
FDM: Parlez-nous de votre travail en céramique. Qu’avez-vous effectué comme travail dans ce matériau nouveau pour vous. Et qu’y avez-vous trouvé ? S’agit-il d’objets ou d’éléments plus abstraits, de volumes, de sculptures ? Pouvez-vous en décrire quelques-uns ?
Madé: Réfléchir aux mouvements des photons, ces grains de lumière qui animent toute mes recherches de peintre et sculptrice, en pensant porcelaine et non bois, n’a pas été évident mais Jean-Marc Fondimare a su aplanir mes inquiétudes, en me dévoilant un par un tous les secrets de cette nouvelle matière. Dès nos premières rencontres, nous avons compris que notre attention à la lumière était similaire. Ensemble nous avons imaginé et mis à l’épreuve la porcelaine et les pigments dans leur épaisseur et leur surface en créant des dispositifs pour cacher la couleur sur un angle rentré et la restituer en halo coloré sur le blanc de la porcelaine. Ainsi, dans la lumière naturelle de la salle capitulaire de la 18ème Biennale de Châteauroux, les liens immatériels de la couleur-lumière réunissaient 85 modules, donnant corps à une installation que nous avions nommée Les photons voyageurs. .

Dans notre élan et le prolongement de notre première création, nous avons expérimenté le faire-simple-efficace avec Trois points de suspensions. L’introduction de la courbe a impacté la place de la couleur-lumière qui de cachée est devenue pleinement offerte sur un des éléments de La Forme, tout en caressant joyeusement les deux autres. Le Cube puis Cube 2 fixé sur son roulement à bille tout en développant une aura orangée à la moindre impulsion, sont de la même famille. Nés de questionnements autour de l’architecture, sont tous deux des volumes quelconques à neuf facettes ! Et pourtant leur fonction n’a pas changé. Ils sont toujours les réceptacles de la lumière-couleur, une lumière-couleur fragile et douce qui jamais ne se reproduira à l’identique quelle que soit la place de l’observateur.

Et c’est toujours ensemble que nous avons créé des assiettes pour répondre aux souhaits d’amis communs, une belle aventure qui nous a plongés dans l’écriture de l’engobe coloré de trois motifs répétitifs, tout en respectant les contraintes que leur destination imposait.

Nos créations sont à la fois, des expériences, des oeuvres, des objets, des choses, des sculptures, mais quelle que soit leur étiquette, elles dégagent toutes une belle présence.

J’apprends toujours de la porcelaine : à deux, les choses se sèment plus vite, les décisions emboitent le pas. L’économie des regards et des mots est vaine. Partager c’est s’enrichir.

J’ai appris à envisager des volumes vides et à les aimer. Une sorte de connotation péjorative brouillait ma perception du vide, liée sans doute à mon rapport au bois car tous les volumes que j’ai conçus et fabriqués, je ne les ai imaginés que pleins, c’est à dire « massifs ».

Aujourd’hui, plus je regarde Cube 2 qui est installé non loin de mon bureau, plus je m’interroge. Le vide de ce volume ne serait-il pas plein de grains de lumière qui auraient traversé la matière porcelaine ? Mon incertitude est grande. La porcelaine m’augmente
Madé, Prototype du pli et son socle, 1995-2022.


FDM: L’essentiel de votre démarche semble se situer dans un certain rapport privilégié à la COULEUR. Quelles furent - au long des années - les grandes mutations que vous avez pu (sans doute après coup) constater ?

Là encore quelques artistes ou approches" théoriques" ont pu vous marquer. Cette appétence pour la couleur s'accompagne d'un grand souci "formel". Votre œuvre s'avère très structurée. Comment décririez-vous cette relation très particulière qu'entretiennent en permanence "la FORME et la COULEUR" au sein de votre démarche artistique?
Madé: Dès ma petite enfance, j’ai aimé regarder la couleur. Longtemps, j’ai joué avec elle mais en grandissant, un cours d’optique m’apprend tout d’elle. J’ai alors cru tout savoir, ai peint de toutes les couleurs. Aucune ne me faisait peur. J’ai peint et peint encore avec pour outils, pinceaux ou brosses. Mais l’ennui ayant mis fin à cette course sans but, une foultitude de questions m’a assaillie. J’ai suivi des cours, assisté à des conférences, appris à lire une oeuvre et à découvrir la longue histoire de la Peinture. Ensuite, j’ai repris mes pinceaux mais tout geste provoquait de nouveaux questionnements. Puis petit à petit la place de la lumière est devenue primordiale, j’ai fait des expériences. Un jour, en posant un petit panneau rouge sur un grand du même rouge est apparue une ligne d’un autre rouge que je n’avais pas peint et qui changeait au gré de la lumière. Selon le même principe, avec un jaune clair, j’ai découvert une aura jaune éclatante sur le mur. Cette aura, sans trace ni marque, était exactement ce que je souhaitais obtenir depuis des années comme qualité d’écriture de ma peinture : je découvrais le pouvoir réverbérant de certaines couleurs qui allait transformer une partie de ma pratique.

Le rapport de mon oeuvre à l’architecture d’un lieu d’exposition est alors devenu essentiel. Sans les murs blancs, sans la déambulation du regardeur, la rencontre avec mes oeuvres devient quasi impossible. La couleur valorise la forme tout en donnant forme à la lumière par la révélation de sa présence. Couleur, lumière, forme sont donc inséparables dans mon travail. Quand je crée une forme, du dessin à sa réalisation finale y compris son accrochage, je ne l’ai pensée qu’avec sa couleur. Quand le résultat ne me convient pas, la couleur en est la responsable.
F. de Mèredieu : Le BLANC. Comment le cerner, l'habiter, l'approcher ?
A contrario, quel est l'ennemi, quels sont les ennemis du Blanc ?
Madé: Le blanc a toujours pris une place importante dans mes recherches tout comme dans mes espaces de vie et de travail. Avec lui je conjugue le verbe habiter à tous les temps, peut-être depuis mon enfance : les espaces blanc-neige, sont probablement les premiers qui ont nourri mon imaginaire sans compter la beauté attribuée à cette couleur par une symbolique importante dans nos pays occidentaux.

En peinture, c’est le blanc de titane ! Son opacité est la première de ses qualités. Elle m’a permis de l’approcher et de l’apprivoiser. J’ai longtemps buté sur les pauvres résultats que j’obtenais en essayant de peindre le blanc le mieux possible avec des outils de plus en plus prometteurs. Sur les surfaces que je peignais, la présence d’irrégularités même hyper fines ajoutée à la visibilité de mon geste, m’étaient devenues insupportables. Le chiffon de feutre, matière non tissée, m’a permis d’obtenir une qualité de surface qui étonne et attise toujours la curiosité de celles et ceux qui prennent le temps de la regarder, de la voir. C’est une qualité d’écriture qui emmène vers un ailleurs.

Le blanc est l’outil qui m’a permis de mieux connaître la lumière. Il donne aux photons -ces grains de lumière- la possibilité de bondir et rebondir sur une surface tout en la magnifiant. Le blanc est la couleur la plus lumineuse qui puisse exister : il donne vie à la lumière. Travaillé en superposition de glacis, ce qui fait appel à sa deuxième qualité, la transparence, le blanc de titane permet aux photons de s’agiter dans tous les sens en traversant les couches activant ainsi les vibrations silencieuses de la lumière.

Le blanc de la porcelaine, lui, est encore plus surprenant : il dépend de ses constituants et de la température au cours de ses cuissons, à un degré près ! À haute température, la porcelaine perd de son volume et ce retrait conséquent de la matière crée de légères différences de surface, des variations aléatoires, ingérables, des surprises de chaque instant. Regarder, observer les Cubes à neuf facettes que nous avons réalisés Jean-Marc et moi, c’est écouter les variations de blancs entre lumineux et ombrés, imaginer les grains de lumière en train de jouer en surface ou suivre ceux qui traversent carrément la matière, lentement certes et sans doute plus lentement que ne le permet l’albâtre et le verre.

Comme la perception d’une couleur dépend de la lumière, son absence nuit à la perception de toutes les couleurs, blanc compris. L’absence totale, c’est à dire la nuit, serait donc une ennemie du blanc ? Ou plutôt une amie délicate qui sait s’effacer ? Je ne sais que répondre : j’ai un blanc.
FDM: Et aujourd'hui, vous vous lancez dans une autre aventure, celle du GRIS. Cela entraîne-t-il des modifications dans l'approche technique du matériau de la couleur ? Ainsi que sur les plans sensoriel, culturel et esthétique ?
Quelles spécificités se dégagent de ce nouveau travail ? Qui n'étaient pas à l'œuvre auparavant.
Madé: Aujourd’hui ma nouvelle page blanche est le gris. Le gris, nous dit Larousse, est une couleur intermédiaire entre le noir et le blanc. Un entre-deux qui en fait, disent les chimistes, les coloristes ou les artistes, est un monde à lui tout seul ! Un monde aurait-il des limites ? Non, donc c’est bien dans une aventure que je me suis lancée en souhaitant connaître ce monde, le monde d’une couleur qui à elle seule m’ouvre un espace mental sans bornes. Le Havre est la ville où nombre d’artistes se sont confrontés aux couleurs qu’elle génère du blanc au noir en passant pour tous les gris, alors comme eux, je prends le temps de cueillir ici ce qu’ailleurs je n’avais pas. Cela ne change rien dans l’approche technique du matériau de la couleur, si ce n’est une finesse augmentée dans son écriture à l’image des différences entre les gris qui sont parfois quasi imperceptibles. La photographier sera vraiment une performance de haut niveau !

Une seule spécificité n’était pas à l’oeuvre avant mon entrée dans le monde des gris, celle de mon rapport au temps qui m’est réellement compté.
FDM: Photographier ces œuvres est effectivement « délicat. En percevoir la tonalité par l’intermédiaire d’Internet ou de leur « image » ou duplicata l’est également. - L’original - et sa dimension physique, matérielle et concrète est ici particulièrement importante.
Quand à ce rapport au temps dont vous parlez, de ce temps désormais « compté », en quoi cela modifie-t-il et l’œuvre et l’approche de l’œuvre ? Cette accélération du temps est-elle perceptible dans ces œuvres nouvelles ?
Madé: Le temps que je dis « compté » est celui de ma réalité. Il est compté pour plusieurs raisons mais dont les principales sont liées à mon travail. Poursuivre mes recherches me tient vraiment à coeur. Mais apprendre à parler aux gris qui m’entourent demande du temps. Vivre sans savoir résoudre l’incertitude que me pose le vide d’un volume en porcelaine, un autre bien différent, pour n’évoquer que ces deux exemples-là. Le temps dont j’ai besoin, moi qui ai la lenteur pour amie, est à l’opposé de celui dans lequel j’ai la sensation de vivre : à tout moment, il cherche à m’engloutir dans son vortex vitesse. Mon énergie en pâtit. Accepter aujourd’hui que la curiosité d’esprit que j’éprouve prendra fin me paraît plus positif, plus constructif que de faire semblant. Comme pour nombre d’artistes, mon oeuvre sera alors tronquée. Est-ce si important que ça ?
FDM: Richesse. Création. Doute. Jubilation. Quelle relation entretenez-vous avec votre travail ?
Madé: J’entretiens avec mon travail une relation d’attention, une grande attention. Faute de distance, je ne peux en dire plus.
FDM: Vous étiez partie un jour au Groenland. Faire l'expérience de la glace et des couleurs du Grand Nord. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ? Et de l'importance des "lieux" dans votre travail ?
Madé: J’ai découvert les blancs du Groenland d’abord en le survolant. Jamais je n’oublierai la grandeur de ce moment entre les blancs des nuages, ceux de la neige recouvrant les montagnes très élevées sur la côte est, ceux des glaciers et des icebergs sans savoir identifier ces derniers de si haut. Un paysage grandiose empreint de majesté, d’élégance et de beauté m’accueillait, tout en me procurant des sensations inouïes, une émotion forte à en pleurer.

Jamais je n’aurais imaginé qu’ils étaient tout sauf blancs, ces icebergs ! Dans la baie de Disco ou plus au nord encore, je n’ai vu que des mastodontes de glace comme illuminés de l’intérieur, cachant dans leurs plis et replis des morceaux d’arcs-en-ciel de toutes tailles. J’ai pu observer des roses à peine mauves, des mauves presque bleus, des noirs luisants, quelques orange sans prétention, des verts à foison, mais pas un seul rouge. Je garde de ces couleurs le souvenir de leur légèreté, de leur transparence mais aussi la joie qu’ils m’ont donnée en les observant.

À cette immense surprise, une seconde s’est manifestée. Pour moi, blanc et silence vont de pair. Or quand les icebergs se forment en se détachant d’un glacier, la cassure rapide et violente crée un bruit plus puissant que celui d’un éclair et ses roulements.

Aujourd’hui, j’aime à penser que la lumière du Groenland au-delà du cercle arctique, celle que j’ai observée sans nuit devient grise quand le chemin du soleil est juste au bord de sa croissance ou décroissance.

Personnellement j’ai peu voyagé, hormis le Grand Nord, New York pour une histoire de rouge et Mayence, le temps d’une longue résidence et lors de nombreuses expositions de mes oeuvres. En France, quatre lieux balisent mon parcours : Annecy où mon rapport au blanc est né, la région parisienne marquée surtout par mon engagement en peinture, la Bourgogne et sa lumière dorée, vingt sept ans de compagnonnage et aujourd’hui Le Havre en quête de gris.
FDM: J'invite toutes les lectrices et lecteurs de ce blog à poursuivre cet échange par la découverte de votre site. L'ensemble de votre œuvre y est fort bien représentée. Dans toute sa richesse et sa diversité. Souhaitons longue vie, avatars et débordements à cette aventure du gris qui connaît ses premiers balbutiements. Nous restons très curieux du sort que vous allez réserver à cette couleur instable, mystérieuse. Et n'oubliez pas ici de cliquer sur les images afin de bien apprécier la qualité matérielle des œuvres.
Que souhaitez-vous ajouter - qui n'ait pas été abordé dans cet entretien - en ce qui concerne votre actuelle démarche ?
Madé: Laisser cette page grande ouverte…..

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L’Atelier de Madé, Le Havre, août 2022.
Photo ©FDM.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Chère Madé
Nous sommes absolument ravis par tous ces événements que vous nous faites partager
Félicitations en attendant le plaisir de le faire de vive voix
Jeannine et Patrick Fellouse

madé a dit…

Jeannine, Patrick, votre attention fidèle me touche beaucoup. Soyez en remerciés infiniment.

Florence de Mèredieu a dit…

Mars 2024 - Exposition au Havre de Madé :
Au fil de la lumière, Galerie La Glacière. Voir: https://florencedemeredieu.blogspot.com/2024/03/exposition-made-au-havre-le-passage-de.html

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