Cliché pris chez Lise Deharme,
Montfort-en-Chalosse, été 1935.
(Archives départementales des Landes).
La grande surprise du livre de Nicolas Perge (Lise Deharme, Cygne noir, Jean-Claude Lattès, paru à l’automne 2023**) fut pour moi la découverte de cette photographie sur laquelle posent ensemble trois représentants de ce qui fut nommé la Centrale surréaliste : André Breton, Antonin Artaud et Paul Eluard. Nous sommes en 1935. Le temps a passé depuis le temps où ils naviguaient tous dans le même bateau… des "Dadas".
Cette photographie m’est apparue extraordinaire dans la mesure où c’est le seul document que je connaisse où l’on voit ensemble Artaud et Breton, de surcroît très proches l’un de l’autre puisqu’ils se touchent. On comprend bien qu’ils posent et que le (ou la) photographe a souhaité un rapprochement des personnages. Ce que corrobore un cliché « jumeau » (voir plus bas) dans lequel une distance entre les personnages est instaurée.
Il faut avoir à l’esprit qu’Artaud est (curieusement) à peu près totalement absent de l’iconographie surréaliste. Nombreuses sont autour de 1924 les photos de groupe représentant les membres de la Centrale surréaliste. Artaud n’y figure pas. Cette photographie est donc surprenante et tout à fait unique en son genre qui montre - durant l’été 1935, dans le jardin de la propriété de Lise Deharme dans les Landes, à Montfort-en-Chalosse - Artaud et Breton, se tenant par les épaules. - Breton s’appuie en tout cas sur l’épaule d’Artaud.
Ces documents ayant appartenu à Lise Deharme ne sont que depuis peu disponibles aux Archives des Landes. En 2006 (au momant où je bouclais mon ouvrage sur la vie d'Antonin Artaud, je n’ai donc pu en avoir connaissance). Le biographe travaille à partir des documents dont il dispose et qu’il peut consulter. Antonin Artaud fut des décennies durant « chasse gardée » et territoire interdit. Bien des documents ressortent aujourd’hui - pour des raisons très diverses. Amenant des surprises et des découvertes.
Cette photographie est pleine de sens : en ce qui concerne déjà le rapport des deux hommes entre eux et en ce qui concerne aussi l’état d’Antonin Artaud en cet été 1935. Quel est le contexte ? — Au printemps 35, ce fut pour Artaud l’aventure de sa pièce de théâtre, Les Cenci. Aventure rudement menée, évènement mondain largement commenté par la presse, certaines des critiques parues n’étant pas du tout négatives… loin s’en faut. Commercialement parlant, ce fut un échec et Artaud le ressentit pour une part comme tel. Le poète a donc traversé des mois difficiles et prit maintes substances toxiques. Il cherche alors à se désintoxiquer en clinique et le fera en septembre à son retour à Paris.
Depuis quelque temps, il envisage de partir au Mexique, sur les traces des anciennes cultures précolombiennes. Il a déjà pris des contacts et s’en est ouvert à Jean Paulhan. La « machine mexicaine » est donc sur les rails. - Le 23 août - et sur un registre plus personnel- eut lieu le décès d’Yvonne Allendy, figure féminine tutélaire qui joua un rôle certain dans la vie d’Artaud. Le poète est donc dans une passe difficile.
Depuis 1924, les relations d’Artaud et de Breton ont connu des hauts et des bas. Ils se sont violemment affrontés et souvent réconciliés. De manière parfois superficielle, mais aussi d’une manière plus profonde, chacun suivant sa route et traçant son sillon. Ajoutons qu’une part de théâtre et d’esbrouffe doit jouer aussi dans ces escarmouches mondaines.
À l’été 35, Artaud semble ne pas avoir participé au tournage du film de Man Ray, dans la maison de Lise Deharme. Chaque jour il se rendait au village, chez Marie Dubuc, institutrice du village douée de dons de voyance et avec laquelle il entretint une correspondance qui se prolongera durant l’aventure mexicaine.
Le plus étonnant dans la photo ci-dessus c’est cette proximité tactile des personnages. Ceci est d’autant plus surprenant que c’est une époque où Artaud commence à présenter des phobies de contacts. Il ne supportera pas qu’on le touche ou qu’on touche les objets défensifs dont il va s’entourer (la petite épée de Tolède, don d’un sorcier à Cuba ; la canne de Saint Patrick qu’il emportera en Irlande comme un talisman et sur laquelle on ne devait pas porter la main).
Il est difficile de gloser sur les relations de ces deux personnages durant ce séjour. Ce que l’on sait, c’est qu’Artaud est alors très mal et en instance d’une cure de désintoxication. Le journal tenu par Lise Deharme précise alors que ses compagnons de séjour se sont plaints de ce que Artaud déplace des meubles la nuit. La maîtresse de maison intervient et tout rentre dans l’ordre. Lise demande aussi au poète de mettre un peu d’ordre dans sa tenue vestimentaire ; celui-ci s’exécute et elle le voir réapparaître en vrai dandy, propre et cheveux gominés. La tenue légère et le pantalon clair qu’il arbore sur la photo font sans doute partie de ce nouveau look. Marie Dubuc précisera plus tard qu’elle l’entendait arriver chez elle « avec sa silhouette svelte » et ses « sandales nouées à la grecque ».
2* André Breton, Antonin Artaud et Paul Eluard.
Cliché pris chez Lise Deharme,
Montfort-en-Chalosse, été 1935.
(Archives départementales des Landes).
Les deux clichés conservés diffèrent par l’attitude des personnages qui ou se sont disjoints ou, au contraire, se sont à un moment rapprochés : on ne sait quel est le premier cliché. Et là aussi, il y a surprise : aucun document connu ne nous montre Artaud (Antonin de son surnom) les bras nus. Il est généralement affublé de costumes et (au cinéma) de chasubles amples et monastiques ou de vêtements qui dissimulent son anatomie.
Nus, blancs et croisés, ses bras s’avèrent de surcroît très musclés. Physiquement parlant, il semble très athlétique. Ce qui peut sembler aller de soi chez un acteur de théâtre qui n’a cessé d’évoquer ce qu’il dénomme « un athlétisme affectif » et a sans doute pratiqué des exercices corporels. On sait qu’il marche beaucoup et l’on découvre en lui cette « chair », qu’il a tant évoquée pour la vilipender. Comme dans ces textes où le corps revêt les apparences d’une « momie de chair fraîche ».
On va me dire que j’exagère, que tout cela est bien trivial. — Mais, justement, il y a, chez Artaud, quelque chose de fondamentalement trivial dans la chair.
Dora Maar, présente à Montfort, en ce même mois, enregistra alors plusieurs scènes collectives. Comme ce repas pris chez Lise Deharme. Sur un des bords de l’image, on y trouve (ô ironie de l’histoire) une « moitié d’Artaud », que l’on reconnaît à son bras nu et à son pull foncé aux manches courtes. Tout autour Lise Deharme, Breton, sa femme Jacqueline, Tristan, etc. Artaud est bien là… mais coupé en deux au ras de l’image… On croit comprendre qu’il n’est pas au cœur des préoccupations.
Ces photos témoignent d’une certaine familiarité entre Artaud et Breton, celle qu’on peut imaginer entre deux personnages qui se connaissent depuis longtemps et qui survit aux querelles. — Au Mexique, Artaud évoquera d’ailleurs le surréalisme dans ses conférences à la façon dont on se souvient d’une sorte d’âge d’or perdu.
Le 15 novembre de la même année, Artaud fera, chez Lise Deharme, une lecture de sa pièce « le Supplice de Tantale » (pièce aujourd’hui perdue). Il y convie Breton. On ne sait si celui-ci est venu et s’ils se sont revus. L’aventure mexicaine se concrétise, Artaud part en janvier 36 ; les deux hommes ne se reverront que fin 1936, au hasard d’une rencontre dans un café de Montparnasse.
Je renverrai pour finir à cet Entretien que j’eus avec Floriano Martins et Wolfgang Pannek : "Antonin Artaud et le surréalisme. Le « bateau des Dadas » **. Aucune question ne m’avait alors été posée sur cette muse et mécène des avant-gardes, disparue des radars culturels au fil des ans. Le point de départ de cet entretien était pourtant ma biographie du poète (C’était Antonin Artaud, Fayard 2006) où figurent bien des éléments relatifs aux relations d’Artaud avec Lise et Paul Deharme. Le Livre de Nicolas Perge devrait raviver l’intérêt porté aux interactions de ces trois personnages.
* Concernant les photos des Archives départementales des Landes, la photo 1 a la cote 107 J 54-19-012 et la photo 2 la cote 107 J 54-19-011.
** On trouvera une critique de ce livre dans le blog précédent, du 11 février 2024.
** Entretien Antonin Artaud et le surréalisme, le « bateau des Dadas »
Cette photographie m’est apparue extraordinaire dans la mesure où c’est le seul document que je connaisse où l’on voit ensemble Artaud et Breton, de surcroît très proches l’un de l’autre puisqu’ils se touchent. On comprend bien qu’ils posent et que le (ou la) photographe a souhaité un rapprochement des personnages. Ce que corrobore un cliché « jumeau » (voir plus bas) dans lequel une distance entre les personnages est instaurée.
Il faut avoir à l’esprit qu’Artaud est (curieusement) à peu près totalement absent de l’iconographie surréaliste. Nombreuses sont autour de 1924 les photos de groupe représentant les membres de la Centrale surréaliste. Artaud n’y figure pas. Cette photographie est donc surprenante et tout à fait unique en son genre qui montre - durant l’été 1935, dans le jardin de la propriété de Lise Deharme dans les Landes, à Montfort-en-Chalosse - Artaud et Breton, se tenant par les épaules. - Breton s’appuie en tout cas sur l’épaule d’Artaud.
Ces documents ayant appartenu à Lise Deharme ne sont que depuis peu disponibles aux Archives des Landes. En 2006 (au momant où je bouclais mon ouvrage sur la vie d'Antonin Artaud, je n’ai donc pu en avoir connaissance). Le biographe travaille à partir des documents dont il dispose et qu’il peut consulter. Antonin Artaud fut des décennies durant « chasse gardée » et territoire interdit. Bien des documents ressortent aujourd’hui - pour des raisons très diverses. Amenant des surprises et des découvertes.
Cette photographie est pleine de sens : en ce qui concerne déjà le rapport des deux hommes entre eux et en ce qui concerne aussi l’état d’Antonin Artaud en cet été 1935. Quel est le contexte ? — Au printemps 35, ce fut pour Artaud l’aventure de sa pièce de théâtre, Les Cenci. Aventure rudement menée, évènement mondain largement commenté par la presse, certaines des critiques parues n’étant pas du tout négatives… loin s’en faut. Commercialement parlant, ce fut un échec et Artaud le ressentit pour une part comme tel. Le poète a donc traversé des mois difficiles et prit maintes substances toxiques. Il cherche alors à se désintoxiquer en clinique et le fera en septembre à son retour à Paris.
Depuis quelque temps, il envisage de partir au Mexique, sur les traces des anciennes cultures précolombiennes. Il a déjà pris des contacts et s’en est ouvert à Jean Paulhan. La « machine mexicaine » est donc sur les rails. - Le 23 août - et sur un registre plus personnel- eut lieu le décès d’Yvonne Allendy, figure féminine tutélaire qui joua un rôle certain dans la vie d’Artaud. Le poète est donc dans une passe difficile.
Depuis 1924, les relations d’Artaud et de Breton ont connu des hauts et des bas. Ils se sont violemment affrontés et souvent réconciliés. De manière parfois superficielle, mais aussi d’une manière plus profonde, chacun suivant sa route et traçant son sillon. Ajoutons qu’une part de théâtre et d’esbrouffe doit jouer aussi dans ces escarmouches mondaines.
À l’été 35, Artaud semble ne pas avoir participé au tournage du film de Man Ray, dans la maison de Lise Deharme. Chaque jour il se rendait au village, chez Marie Dubuc, institutrice du village douée de dons de voyance et avec laquelle il entretint une correspondance qui se prolongera durant l’aventure mexicaine.
Le plus étonnant dans la photo ci-dessus c’est cette proximité tactile des personnages. Ceci est d’autant plus surprenant que c’est une époque où Artaud commence à présenter des phobies de contacts. Il ne supportera pas qu’on le touche ou qu’on touche les objets défensifs dont il va s’entourer (la petite épée de Tolède, don d’un sorcier à Cuba ; la canne de Saint Patrick qu’il emportera en Irlande comme un talisman et sur laquelle on ne devait pas porter la main).
Il est difficile de gloser sur les relations de ces deux personnages durant ce séjour. Ce que l’on sait, c’est qu’Artaud est alors très mal et en instance d’une cure de désintoxication. Le journal tenu par Lise Deharme précise alors que ses compagnons de séjour se sont plaints de ce que Artaud déplace des meubles la nuit. La maîtresse de maison intervient et tout rentre dans l’ordre. Lise demande aussi au poète de mettre un peu d’ordre dans sa tenue vestimentaire ; celui-ci s’exécute et elle le voir réapparaître en vrai dandy, propre et cheveux gominés. La tenue légère et le pantalon clair qu’il arbore sur la photo font sans doute partie de ce nouveau look. Marie Dubuc précisera plus tard qu’elle l’entendait arriver chez elle « avec sa silhouette svelte » et ses « sandales nouées à la grecque ».
Cliché pris chez Lise Deharme,
Montfort-en-Chalosse, été 1935.
(Archives départementales des Landes).
Les deux clichés conservés diffèrent par l’attitude des personnages qui ou se sont disjoints ou, au contraire, se sont à un moment rapprochés : on ne sait quel est le premier cliché. Et là aussi, il y a surprise : aucun document connu ne nous montre Artaud (Antonin de son surnom) les bras nus. Il est généralement affublé de costumes et (au cinéma) de chasubles amples et monastiques ou de vêtements qui dissimulent son anatomie.
Nus, blancs et croisés, ses bras s’avèrent de surcroît très musclés. Physiquement parlant, il semble très athlétique. Ce qui peut sembler aller de soi chez un acteur de théâtre qui n’a cessé d’évoquer ce qu’il dénomme « un athlétisme affectif » et a sans doute pratiqué des exercices corporels. On sait qu’il marche beaucoup et l’on découvre en lui cette « chair », qu’il a tant évoquée pour la vilipender. Comme dans ces textes où le corps revêt les apparences d’une « momie de chair fraîche ».
On va me dire que j’exagère, que tout cela est bien trivial. — Mais, justement, il y a, chez Artaud, quelque chose de fondamentalement trivial dans la chair.
Dora Maar, présente à Montfort, en ce même mois, enregistra alors plusieurs scènes collectives. Comme ce repas pris chez Lise Deharme. Sur un des bords de l’image, on y trouve (ô ironie de l’histoire) une « moitié d’Artaud », que l’on reconnaît à son bras nu et à son pull foncé aux manches courtes. Tout autour Lise Deharme, Breton, sa femme Jacqueline, Tristan, etc. Artaud est bien là… mais coupé en deux au ras de l’image… On croit comprendre qu’il n’est pas au cœur des préoccupations.
Ces photos témoignent d’une certaine familiarité entre Artaud et Breton, celle qu’on peut imaginer entre deux personnages qui se connaissent depuis longtemps et qui survit aux querelles. — Au Mexique, Artaud évoquera d’ailleurs le surréalisme dans ses conférences à la façon dont on se souvient d’une sorte d’âge d’or perdu.
Le 15 novembre de la même année, Artaud fera, chez Lise Deharme, une lecture de sa pièce « le Supplice de Tantale » (pièce aujourd’hui perdue). Il y convie Breton. On ne sait si celui-ci est venu et s’ils se sont revus. L’aventure mexicaine se concrétise, Artaud part en janvier 36 ; les deux hommes ne se reverront que fin 1936, au hasard d’une rencontre dans un café de Montparnasse.
Je renverrai pour finir à cet Entretien que j’eus avec Floriano Martins et Wolfgang Pannek : "Antonin Artaud et le surréalisme. Le « bateau des Dadas » **. Aucune question ne m’avait alors été posée sur cette muse et mécène des avant-gardes, disparue des radars culturels au fil des ans. Le point de départ de cet entretien était pourtant ma biographie du poète (C’était Antonin Artaud, Fayard 2006) où figurent bien des éléments relatifs aux relations d’Artaud avec Lise et Paul Deharme. Le Livre de Nicolas Perge devrait raviver l’intérêt porté aux interactions de ces trois personnages.
* Concernant les photos des Archives départementales des Landes, la photo 1 a la cote 107 J 54-19-012 et la photo 2 la cote 107 J 54-19-011.
** On trouvera une critique de ce livre dans le blog précédent, du 11 février 2024.
** Entretien Antonin Artaud et le surréalisme, le « bateau des Dadas »