Photographie prise dans les jours qui ont précédé la sortie
d’Artaud de Rodez et son retour à Paris en mai 1946.
(Antonin Artaud, Cahiers de Rodez).
Nota Bene - Ayant été interrogée par Arnaud Boucomont dans le cadre de la rédaction de son article pour Midi Libre* (Voir lien en fin de ce blog) - ce dont je le remercie et pour lequel je le félicite -, je tenais à apporter quelques précisions complémentaires, le sujet étant complexe et méritant d'être bien cerné dans ses détails.
Fin 1942, Artaud est interné près de Paris à Ville-Évrard ; les malades y subissent les terribles pénuries imposées aux hôpitaux sous l’occupation. Inquiète de voir son fils dépérir, Euphrasie Artaud s’adresse à Desnos ; celui-ci pense aussitôt à son ami le Docteur Ferdière en poste à Rodez, en zone libre. Un Certificat de transfert est établi par l’administration de Ville-Évrard. Le 11 février 1943, accompagné d’un infirmier, Artaud arrive à Rodez. Ferdière le reçoit à déjeuner. Signé du médecin, le Certificat de 24 heures décrit un « Délire chronique extrêmement luxuriant ; préoccupations magiques ; sa personnalité est double ; idées de persécution avec périodes de réactions violentes signalées. À maintenir. »
Gaston Ferdière (1907-1990) est un personnage complexe et attachant. Psychiatre et proche des milieux anarchisants, ami et médecin des surréalistes et des lettristes, il fut un grand amateur d’art brut. Et rédigea un livre sur le poète Jehan-Rictus. Il racontera avoir, dans les années 1930, croisé Artaud au cours des « Samedis » de la rue Mazarine, organisés par le poète Robert Desnos.
A Rodez, en pleine Occupation, Ferdière se démène pour vêtir et nourrir correctement ses malades. Artaud reprend des forces, condition nécessaire pour qu’il puisse subir ce nouveau traitement psychiatrique qui intéresse Ferdière. Les Allemands ayant interdit l’usage de l’insuline pour les malades mentaux, il était alors tentant de recourir à l’électricité.
L’appareil du Docteur Delmas-Marsalet (de Bordeaux) est livrée à Rodez en mai. Le 20 juin, Artaud passe au choc. C’est le Docteur Latrémolière qui s’occupe et continuera de s'occuper du protocole technique. En mai 1944, ce dernier soutiendra sa thèse de médecine, portant sur 1200 électrochocs. Artaud y figure de manière anonyme. Un accident vertébral surviendra au cours du troisième coma qui amènera deux mois d’alitement du patient.
C’est à Ville-Evrard, en 1942, que la mère d’Artaud entendit parler de ce nouveau traitement « moderne », basé sur l’électricité. Désireuse d’en faire bénéficier son fils, elle demanda à l’un de ses médecins (le Docteur Menuau) - si le traitement pouvait lui être appliqué. Une autorisation était alors demandée aux familles. En juillet 1942, le médecin fait part à Euphrasie Artaud d’une « tentative de traitement par électrochocs ». Ceux-ci « n’ont pas modifié l’état du malade » (in Thèse du Dr Legallais, « Méconnaissance systématisée chez les shizophtrènes », Etude clinique, 1953, cité in Florence de Mèredieu, L’Affaire Artaud, Fayard, pp. 334-336.).
Dans un courrier à Ferdière, Euphrasie Artaud qui a « grande confiance en l’électricité » salue la reprise à Rodez par le médecin de ce traitement interrompu à Ville-Evrard, son fils n’étant alors pas « en état de le supporter ». Ferdière restera ensuite seul « maître du jeu », l’Administration de l’asile n’envoyant pas toutes les lettres (de récrimination ou autres) écrites par Artaud à ses proches et ses ami(e)s.
Les Nouveaux écrits de Rodez (L’Imaginaire, Gallimard) permettent de suivre par le menu les relations complexes d’Artaud et de Ferdière. Le poète passe par tous les sentiments : reproches, invectives, suppliques, promesses, mais aussi fine analyse de ce que peuvent être les rapports d’un médecin (tout puissant) et de son malade (« qui n’a pas la parole »).
L’électrochoc provoque un coma, une petite mort, suivis d’une phase plus ou moins longue d’hébétude, d’aphasie et de troubles de la mémoire. Bien plus, les effets de l’électrochoc sont cumulatifs. La technique et la littérature médicale de l’époque sont encore très expérimentales : le processus est alors décrit (par Delmas-Marsalet) comme un système de destruction du psychisme, comme un phénomène d’abrasion et de remise à zéro, suivie d’une « reconstruction ».
La métaphore de la maison « détruite puis reconstruite » au travers d’une action de suggestion méticuleuse du patient traverse la fantasmatique médicale de l’époque (Cf. Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, le Cas Antonin Artaud, 1996).
Artaud vit l’électrochoc comme un meurtre. Meurtre à chaque fois répété et qui le laisse sans mémoire, hébété, lui l’écrivain qui a tant besoin de mots, de souvenirs, d’impressions.
Ferdière allèguera qu’il s’agissait de réapprendre à Artaud « à écrire ». Le problème, c’est qu’Artaud n’avait jamais cessé d’écrire et que dans les semaines qui précèdent les premières applications électriques, Artaud adresse à son médecin un magnifique texte sur Ronsard : « Il y a dans le poème de Ronsard quelques chose de volatil et de glacé, qui note que Ronsard en l’écrivant n’avait pas perdu le contact avec le sens de l’harmonie divine… (Lettre à Ferdière du 29 mars 1943) Les électrochocs seront inversement suivis de grandes périodes de carence et d’amnésie. On ne comprend donc pas la pertinence de l’argument de Ferdière, d’autant qu’à Sainte-Anne et Ville-Evrard Artaud écrivait beaucoup. Les médecins évoquaient sa « graphorrhée. »
Ferdière note fréquemment qu’à la suite des séries d’électrochocs, le poète est incapable d’écrire, de se souvenir… Et c’est alors qu’il faut qu’Artaud réapprenne à écrire. - Cela Artaud ne le pardonnera jamais à son médecin. - Quant aux « petits Cahiers », ils débutent lorsque les électrochocs cessent. Latrémolière n’est plus à Rodez. Et Ferdière songe parfois à réclamer de l’insuline auprès de l’administration de manière à en faire bénéficier Artaud…
Comment cerner le personnage de Ferdière ? Certains de ses collègues réagirent de manière virulente lorsque celui-ci procéda, en 1939, à une lobotomie sur un patient ; l’acte fut jugé prématuré et non motivé. C’est donc une certaine précipitation dans la réactivité et un manque de prudence qui sont souvent reprochés au médecin. Il ne fut pas le seul dans ce cas à l’époque. L’électrochoc devint vite (en France et dans le monde) une sorte de « tarte à la crème » de la psychiatrie, utilisée à tort et à travers de manière massive et dangereuse. Henri Baruk parlait alors de « technique omnibus ». - Fortement documenté, s’appuyant sur l’expérience de l’auteur (qui a d’abord pratiqué l’électrochoc),l’ouvrage de l’Américain Peter Breggin, paru en 1979, traduit chez Payot en 1983, « L’électrochoc. Ses effets invalidants sur le cerveau », est en ce sens proprement dévastateur.
Georges Bataille, qui avait « consulté » Ferdière comme patient, manifestera quelques résistances sur l’approche psychiatrique de ce dernier. Soigné par Ferdière, le lettriste Isidore Isou rédigera en 1970 un virulent pamphlet contre ce dernier : Antonin Artaud torturé par les psychiatres. Ce livre, qui grossit le trait, mène une charge tout à la fois implacable, carnavalesque et caricaturale sur Ferdière et la psychiatrie.
Fort de ses relations littéraires et artistiques, Ferdière s’emploie à redonner à Artaud la possibilité de produire des « textes littéraires », susceptibles de paraître dans des revues ; il l’engage à effectuer (avec l’aide de l’aumônier de l’asile) des « traductions » de Lewis Carroll. Artaud s’exécute, mais se rebiffe. Il maîtrise très mal l’anglais et se fait aider par l’abbé Julien. Il finit par déclarer que Lewis Carrol l’a plagié !
Ce qu’il faut absolument comprendre, c’est qu’Artaud et Ferdière n’ont absolument pas la même conception de la littérature et de la poésie. Le médecin est plus proche d’un André Breton, de la littérature populaire, et des comptines.
Attribué de manière quelque peu "forcée" à la seule "patte" d'Artaud lui-même, La Femme de Roudoudou (photographie) est en fait une œuvre "composite", conçue par Ferdière, Artaud n’étant intervenu qu'à l'improviste (il arrive quand Ferdière est en plein travail sur cette photographie). À l’invitation du médecin, Artaud s’est contenté de trouver et essayer quelques arrangements de feuilles de choux. Interrompu pour « une urgence » Ferdière revient plus tard et précise qu’ « il n’obtint rien de bon ». Artaud lui écrira le jour même ce qu’il pense - lui - des comptines et des feuilles de choux : les comptines regorgent d’évocations sexuelles ; quant aux feuilles de choux, elles représentent le Néant, c’est-à-dire rien». (La Tour de Feu, Cité in L’Affaire Artaud, pp. 339-340).
Plus tard on s’apercevra avec stupeur que le médecin est complètement passé à côté des nombreux cahiers rédigés à partir de 1945 par son patient. A Sylvère Lotringer (Fous d’Artaud, Sens et Tonka, 2003.) qui l’interroge, Ferdière déclarera que les œuvres posthumes d’Artaud (les textes de ses fameux petits Cahiers) sont sans doute des faux, non dignes d’intérêt…
Leur seul point d’accord fut sans doute le dessin auquel Artaud s’est remis, dans l'atelier du peintre Delanglade un temps hébergé par Ferdière. Ce qu’Artaud nommera ses « gris-gris » suscitant l’intérêt de Jean Dubuffet, passé pour le voir à Rodez, et de Ferdière (amateur d’art brut).- Ce dernier, toutefois, échangera plus tard ses dessins d’Artaud contre des Adolf Wölfli. Question de « goût ».
On ne voit donc pas très bien quelle prise a pu avoir l’art-thérapie de Ferdière sur un personnage comme Antonin Artaud. En l’accueillant à Rodez, Ferdière a sauvé son patient de la mort qui a visé tant d’internés psychiatriques de l’époque. Certaines descriptions des médecins laissent entendre qu’après le départ d’Artaud, Ville-Evrard était devenu un mouroir. Il a aussi contribué à maintenir en lui un certain accès aux relations sociales. Le long séjour à Rodez ne l’a inversement préservé ni de l’action corrosive et destructrice des traitements de choc, ni de la pesanteur de la tutelle asilaire.
Depuis son retour d’Irlande en octobre 1937 et ses internements successifs à Sotteville-Les-Rouen, Sainte-Anne et Ville-Evrard, Artaud use de divers noms. Ce qui irrite les psychiatres qui exigent qu’il réintègre son identité sociale. Le nom de Nalpas qu’il privilégie est - de fait - celui de sa mère Euphrasie (née Nalpas à Smyrne en 1870). - Notons qu’il prend tout simplement le nom de sa mère. Ce qui est très certainement caractéristique de ses désirs et de son état. Mais de là à y voir un trait « morbide », il y a un « pas » un peu vite franchi par une psychiatrie très soucieuse d’une soumission aux lois de l’état civil !
On comprend en conséquence que la menace d’une nouvelle série d’électrochocs amène le poète à réintégrer « comme une défroque » ce nom d’Artaud, qui est aussi « le nom du Père ». Exit donc en septembre 1943 ce nom de Nalpas, marquage de sa lignée maternelle.
La menace constante, brandie par Ferdière, d’un « passage au choc » a eu un effet certain sur ce que le médecin considère comme un « trouble d’identité », dont Artaud dira qu’il n’était peut-être pas très solidement attaché et fixé en lui. Le Dr Latrémolière remarquait, lui aussi, que c’était souvent la peur du traitement qui avait raison de certains « symptômes » manifestés par le poète. .
Artaud est demeuré jusqu’au bout - jusqu’à sa mort en mars 1948 - un rebelle indomptable. Sa dernière émission de radio (Pour en finir avec le jugement de Dieu) sera censurée. Soumis aux comas de l’électrochoc - et sans doute aussi aux chocs provoqués par l’insuline et le cardiazol, il aura endossé - à maintes reprises - ce statut de « suicidé de la société » qu’il évoque dans son « van Gogh ».
Ce qu’il faut retenir, c’est que l’on ne peut rien contre un électrochoc. On est dans une impuissance totale. C’est donc bien d’un viol et d’une destruction, d’une abrasion de la personnalité qu’il s’agit. Il y a "inconscience" mais Jean Delay, qui a abondamment pratiqué et étudié le processus de l’électrochoc, parle d’une souffrance au sein même de cette inconscience, d’une trace comme indélébile de ce « retrait », de cet « effacement » de l’être. - Jusqu’à la fin Artaud se battra contre ces traitements. Lorsqu’il s’agira de traiter son amie Colette Thomas en clinique psychiatrique en 1947, il écrira à son mari Henri Thomas pour lui demander de ne soumettre à aucun prix la jeune femme à ce traitement. - Il ne sera pas écouté.
La bouillabaisse de formes dans la Tour de Babel,
circa février 1946.
En bas, à gauche, la machine de l’électrochoc.
L’écriture des Cahiers est très particulière. La scatologie est très présente dans les derniers textes. Possiblement liée - de par son importance, de par sa répétition - à l’effet régressif des traitements psychiatriques. Les expressions sont virulentes. Et particulièrement « régressives ». Ce qui est un effet (courant, répertorié par la littérature psychiatrique) de l’influence répétée des chocs électriques. Il y a réactivation des pulsions orales et anales de l’enfance. La promiscuité asilaire, notamment à Ville-Evrard a pu aussi jouer. Dans Antonin Artaud, Portraits et gris-gris (Blusson 1984), j’évoquais le cas de Mary Barnes et de son utilisation de la matière fécale dans la période de son « voyage au travers de la folie ».
Remarquons que cette matière fécale (de même que l’urine ou d'autres humeurs corporelles) a été utilisée à titre de « matériau » dans bien des œuvres d’art ancien ou contemporain.
Quand il arrive à Rodez, Artaud est déjà interné depuis plus de 5 ans. Il a donc été sevré de fait. - A Sainte Anne et à Ville-Evrard, il est possible qu’il ait été approvisionné par certaines de ses amies à qui il réclamait fréquemment de la drogue. A Rodez, à partir du moment où il a pu circuler librement - le plus souvent accompagné -, il a cherché à se procurer des « substances illicites ». Prévenu par le pharmacien du coin, Ferdière dit avoir aiguillé celui-ci sur la fourniture de substituts innocents. Certains sirops contenant de faibles quantités des dites substances recherchées. Tout un art de l’esquive. Le médecin veillait, par contre, à ce qu’Artaud soit bien approvisionné en tabac à fumer ou à chiquer.
Tout cela s’est effectivement écroulé dès le retour à Paris. Artaud reviendra à une forte consommation de drogues - diverses. En particulier du laudanum dont il disait qu’il le « ratiboisait » et dont il faisait un grand usage. - C’est une des raisons probables de sa mort. Un flacon vide se trouvant à ses pieds. Il est aussi possible que cancer de l’anus et overdose d’opium aient eu une action conjointe.
En 1946, Ferdière sait qu’il devra un jour ou un autre quitter Rodez. Il décide donc de prendre les devants et prépare la sortie d’Artaud, qu’il ne veut pas voir finir « institutionnalisé » au fin fond d’un asile. - Accompagné de son médecin le poète arrive le 26 mai au matin à la gare d’Austerlitz (Paris). Remis entre les mains de ses amis et soutiens, Marthe Robert, Henri et Colette Thomas, Jean Dubuffet, etc., Artaud est orienté sur une clinique d’Ivry-sur-Seine, dirigée par le Docteur Delmas.
Il demeure donc dans un environnement « protégé », mais sera désormais « libre de ses mouvements ». Le soir même de son arrivée, il retrouve André Gide. Le lendemain Artaud rejoint ses amis, ainsi que Ferdière et son épouse, au célèbre café parisien Le Flore…
Cette « libération » sera critiquée par la famille (non prévenue) ; Artaud, lui, ne s’en plaint pas. Jusqu’à sa mort en mars 1948, il va - cahin-caha, mais à vive allure - multiplier textes, dessins, rencontres, conférences, radios, etc. - Il ne reverra jamais son psychiatre.
Comment donc répondre à la question posée par Arnaud Boucomont en des termes qui frôlent le fait divers ou le Grand-Guignol : « Antonin Artaud à Rodez : ressuscité ou torturé ? »
Les deux oserait-on dire, et dans des formes qui resteraient à décliner, le médecin ayant pris en charge un personnage intraitable et retors…
La période de Rodez s’inscrit dans une longue trajectoire, un long chemin de vie qui commence bien avant la naissance du poète et se poursuit aujourd’hui. Sa « résurrection » tient sans doute au formidable appétit de vie d’un poète qui disait s’être « auto-guéri » à la façon de « Job sur son fumier ».
BIBLIOGRAPHIE :
La Tour de Feu, « Antonin Artaud ou La santé des poètes », n° 63°64, octobre 1959. Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, L’Imaginaire, Gallimard, 1977.
F. de Mèredieu, Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris (Blusson, 1984/2019) Sur les dessins et pages de Cahiers; Sur l’électrochoc, le cas Antonin Artaud, Blusson, 1996 ; « La période de Rodez », in C’était Antonin Artaud, biographie, Fayard, 2006, pages 760 à 864 ; « Nos amis les psychiatres » in L’Affaire Artaud, Fayard, 2009, pages 293 à 367; « La période de Rodez, Résistance et machines de guerre » in Antonin Artaud dans la guerre de Verdun à Hitler, Blusson, 2013, pages 243 à 292.
Émission "Le Cabinet du Dr. Ferdière",
ou il est question d'Artaud
La première intervention de lobotomie documentée
en France. 2 décembre 1939 – Docteur Gaston Ferdière
La bouillabaisse de formes dans la Tour de Babel,
Détail sur la machine de l’électrochoc.
1 commentaire:
Ce que je trouve incroyable c'est de ne pas avoir réussi ma vie, comme de devenir un artiste reconnu. J'avais 99% de chances d'y arriver, et j'ai « choisi » le 1% !!!
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