vendredi 1 mai 2015

ARTAUD. Guerre, Pouvoir et Psychiatrie.

Artaud dans la guerre (Blusson, 2013)

Florence de MÈREDIEU,
Antonin Artaud dans la guerre.
De Verdun à Hitler. L’hygiène mentale.
Paris, Blusson, 2013.

Entretien de l’auteur avec Jean-Joseph GOUX*

JJG. - Je suis frappé par l'extraordinaire levier que constitue la question de la guerre pour appréhender la vie et l'œuvre d'Artaud. Une fois adopté ce fil conducteur, on a l'impression que ce qui fait l'énigme et la force créatrice d'Artaud, aussi bien que le tragique de son existence, trouvent un éclairement puissant. L'obsession du théâtre, l'exigence et l'urgence de la poésie, la fonction du cinéma, l'emprise de la folie, tout cela, placé dans le jour cru de la guerre, prend un sens — et un sens incroyablement fort, inévitable.
Comment es-tu parvenue à repérer ce levier, à partir de quelle trajectoire ou de quelle démarche, la guerre t’est-elle apparue comme un grand révélateur ?

FDM. - La dimension structurelle, cosmologique ou même « métaphysique » de la guerre dans l’œuvre et la pensée d’Artaud, je l’avais repérée très tôt et exprimée dès mes premiers textes sur cet auteur. Publié en 1976 dans la revue Obliques, un de ces textes concernait l’alchimie et tournait autour du personnage d’Héliogabale (1). À l’arrière-plan des aventures du personnage, Artaud érigeait en toile de fond ce qu’il dénomme une « guerre des principes ». Se basant sur la pensée des anciens Grecs, ainsi que sur des sources orientales et égyptiennes, l’alchimie conçoit le monde de manière conflictuelle et puissamment dynamique. C’est la lutte des éléments entre eux et la lutte de l’homme à l’égard de ces éléments qui permettent de transformer la matière, le monde… et l’homme lui-même. Artaud reprend ces idées à son compte et en fait la base de son théâtre. La nature même d’Artaud, sa configuration psychologique est celle d’un « guerrier ». Il s’oppose, bataille, entre en conflit, se fabrique des ennemis et ne cesse ainsi d’apparaître en plein mouvement, en pleine transformation.

Mais ce n’est pas cet aspect de la guerre qui est l’objet principal de ce dernier livre. Il s’agit ici de travailler et prendre en compte une réalité historique précise : celle de la guerre de 14-18. Dans la biographie d’Artaud que j’ai publiée en 2006, C’était Antonin Artaud (Paris, Fayard), j’avais pris en compte quantité de données historiques concernant la vie du poète durant les deux grandes guerres du XXe siècle, 1914-1918 et 1939-1945. Pour ce qui concerne la première guerre mondiale, j’avais surtout insisté sur l’importance de ces séjours à répétition qu’il effectue – entre 1915 et 1920 - dans les Maisons de santé. Ces séjours m’avaient paru déterminants. Mais je n’avais pas étudié le contexte de la guerre de 1914, et en particulier cette psychiatrie de guerre si importante, si terrible et qui a eu un tel impact sur la vie des individus qui l’ont croisée.

Pour ce qui est de la guerre de 1939-1945, mes recherches avaient été plus fouillées. En 1996, j’avais consacré à l’électrochoc un ouvrage qui contient la première étude historique de ce traitement qui débute en France en 1941-42 et qui va se développer de façon considérable. Et sur un plan international. La vie d’Artaud durant cette période et les répercussions de ce traitement psychiatrique particulier sur le psychisme et l’œuvre d’Artaud (en particulier sur les Cahiers dits de Rodez) avaient fait l’objet d’une part importante de ce livre (2). L’impact de cette guerre, redoublé de celui de cette autre guerre que mène Artaud contre les médecins et contre leurs traitements, était donc bien connu de moi.

C’est en relisant les nombreuses lettres (en grande partie inédites) adressées par Artaud au Dr Léon Fouks, qu’il rencontre au début de 1939 à Ville-Évrard, que s’est à nouveau posée à moi la question de l’importance de la guerre dans les processus mentaux, langagiers et créatifs d’Artaud. Ces lettres sont d’une extrême violence et d’un style flamboyant tout à fait exceptionnel. Elles font assurément partie des lettres les plus VIOLENTES de la littérature française. Leur relation à la guerre est évidente. La guerre se prépare ; on la voit monter, venir, jusqu’au moment où celle-ci étant déclarée, le Dr Fouks étant parti au front, la correspondance cesse. Hitler déjà est présent dans ces lettres et l’on sait que cela finira par l’envoi que fait Artaud d’une lettre et d’un sort à Hitler, en septembre 1939 (3).

La relecture de ces lettres m’a amenée à revoir la question du contexte de la guerre de 1914-1918. Tout de suite, j’ai pensé à la Revue neurologique, si riche d’articles, d’observations, de notations et que j’avais beaucoup fréquentée pour la période 1939-1945. — Je me suis donc plongée dans la Revue neurologique des années 1915-1919. Et là, ce fut une succession de chocs. Ce que j’apprenais était à la fois terrible, passionnant et absolument décisif. Non seulement pour Artaud et l’ensemble de sa génération, mais aussi pour les générations suivantes. Nous sommes toujours pris dans les rets de ce qui s’est alors mis en place sur le plan de ce qu’il faut bien appeler une « ingénierie sociale et mentale ».

L’étude et la considération précise du fonctionnement de cette guerre furent donc un levier considérable. — Tout cela s’est ensuite prolongé par de conséquentes recherches dans les différents centres d’archives de la Grande guerre. Il me faut d’ailleurs insister sur ce point : j’ai consulté certains travaux d’historiens de la Grande Guerre, mais l’essentiel de ce que j’ai découvert provient de documents d’archives inédits et de la littérature médicale de l’époque. — La mise au jour de ce contexte (exceptionnel à tous points de vue : à l’horreur et à l’ampleur du conflit s’ajoute l’horreur des traitements psychiatriques) amène à mon sens la nécessité d’une relecture totale de l’œuvre et de la vie d’Artaud.

JJG. - On dit parfois que la première guerre mondiale a été l'événement qui a marqué le début d'une désaffection pour les sciences, les techniques modernes, et même la raison occidentale. C'est avec cette guerre que les innovations scientifiques, qui passaient, par principe, pour des facteurs de progrès, auraient montré leur face dangereuse, grimaçante. L'aviation, la radio, les armes chimiques, les chars d'assaut, etc. : autant de progrès techniques qui se sont retournés contre les hommes. Une critique générale de la Raison et du Progrès, donc une critique sous-jacente des valeurs des Lumières, a pris naissance avec cette amertume et cette déception. Artaud n'a-t-il pas été une incarnation de ce tournant précoce, plus encore même que Breton qui, au milieu de la débâcle de la raison technologique, gardait un espoir politique, utopique, que n'avait pas Artaud, accaparé par des douleurs, des troubles personnels qu'aucun espoir social et collectif, n'aurait su amoindrir ?

FDM. - Quelle fut la place de la science et de la « raison » dans le conflit de 1914-1918 ? Et après ? Ce sont deux questions distinctes et très complexes.
Durant la guerre de 1914, la science et les techniques (qui en représentent une application) font des progrès considérables. Je prendrai ici le seul exemple de la médecine (fondamentale pour ce qui est d’Artaud), mais on pourrait appliquer le même principe aux autres domaines (armement, techniques de communication, gestion du corps social – civil et militaire, etc.). Le champ de bataille fournit un nombre considérable de morts, de blessés et de commotionnés qui seront autant d’objets d’observation et de recherches. La guerre étant devenue un gigantesque laboratoire, la médecine fit d’énormes progrès. Avancées chirurgicales, meilleure connaissance du fonctionnement du corps et du cerveau humain, affinements considérables dans la fabrication des prothèses, etc. La recherche n’a aucunement été mise en berne durant cette période. Bien au contraire : elle fonctionne à plein. Les écrits pléthoriques des médecins - durant la guerre et après - sont là pour en témoigner.

Il se produit la même chose pour ce que l’on appelle « l’ingénierie sociale ». La guerre appelle à une rationalisation poussée des comportements humains. L’état-major recherche le maximum d’efficacité et les individus se retrouvent broyés dans le système, contraints d’aller au front et d’y retourner le plus vite possible.

On est, bien évidemment, aux antipodes de la Raison des Lumières (de cette raison qui se présentait comme une forme de sagesse) et sans doute beaucoup plus proche de la « raison positiviste » du XIXe siècle (la « rationalité » tendant à se ramener à un processus efficace, « opérationnel », « économique »). La première guerre anticipe, sur ce point l’effroyable processus de « rationalisation » de la machine de guerre exterminatrice du 3e Reich. Artaud (comme Céline) découvre la dimension infernale de cette machinerie. Il y échappe de peu, mais c’est pour se retrouver dans d’autres rets, d’autres pièges, tout aussi efficaces : ceux de la psychiatrie, de la maladie et de cette « hygiène mentale » qui a eu un tel impact sur sa vie, son psychisme et son œuvre.

D’où, a contrario, après-guerre et sur le plan culturel, une certaine forme de critique du progrès, de la raison et un appel en directions d’idéaux et de comportements anarchistes. C’est le cas de Breton et du surréalisme. De Dada qui a commencé, lui, bien plus tôt et s’est développé en pleine guerre. C’est aussi le cas d’Artaud qui ne cessera de cultiver rébellion et anarchisme.

Mais le surréalisme demeure, lui aussi, l’équivalent d’une machine, avec ses faux scandales, ses processus d’exclusion, ses démarches finalement très rationnelles. Le cas d’Artaud est intéressant, justement parce qu’il illustre et incarne à la fois un système de rébellion absolue (une folie qu’il contrôlera pour une part en la menant jusqu’à son terme ultime) et la soumission obligée à un système psychiatrique qui s’est emparé de lui dès 1915, qui maintient sa pression lors de sa montée à Paris et de sa mise de fait « sous la tutelle » du Dr Toulouse (fervent partisan de l’hygiène mentale) et trouve à se poursuivre lors de la longue série de ses internements successifs. Le piège désormais, l’implacable machinerie psychiatrique se sont refermés sur lui.

Il conviendrait donc de distinguer une certaine culture, qui s’appuie sur l’inconscient, l’aléatoire, l’anarchisme, etc., (culture qui est le fait de l’intelligentsia et des artistes) de la marche de la société à la même époque. Les années d’après guerre (1919-1939) sont marquées par de considérables bouleversements. Ceux-ci entraînent un chaos et des fissures profondes dans le tissu social, mais ceci a aussi pour corollaire, dans toute l’Europe, une montée en force des puissances étatiques et de leurs institutions. Un processus de rationalité (entendue au sens positiviste, pragmatique et politique du terme) cherche bel et bien à travailler et maîtriser l’ensemble du corps social. — N’oublions pas que, dans les années qui précèdent la 2e guerre mondiale, Artaud se réfère à l’ouvrage du Dr Alexis Carrel, L’Homme cet inconnu, publié en 1935 par un auteur dont on sait quelle fut la trajectoire en tous points favorable au développement du nazisme.

JJG. - Même les mathématiques, pourrait-on suggérer, ne ressortent pas indemnes de la guerre. Il y a le cas très impressionnant des avancées du mathématicien Gaston Julia (1893-1978) en rapport avec cette guerre. Ce grand mathématicien était une gueule cassée. Il était sous-lieutenant d'infanterie au Chemin des Dames, où il a été gravement atteint au visage en 1915. Malgré de multiples opérations, il devra porter un masque de cuir sur le visage, pour dissimuler les horribles effets de cette blessure de guerre. Que peut inventer une gueule cassée en mathématique ? Eh bien, ce qui est extraordinaire est que Julia, mathématicien surdoué et surdiplômé au moment du déclenchement de la guerre, va devenir pendant la guerre, et après sa blessure, le précurseur des théories mathématiques du chaos et de ce que Mandelbrot appellera plus tard des fractales, ces courbes continues mais infiniment brisées, cassées, si brisées qu'elles n'ont pas de direction assignable (donc pas de tangeante) en un point donnée (car il y a toujours d'autres brisures dans la brisure). C'est à peine croyable (4).

Le visage d'Artaud n'a pas subi le même sort que celui de Gaston Julia, le mathématicien au masque de cuir, la gueule cassée de la haute algèbre. Ce beau visage est resté intact ; il est celui, aux yeux à la fois transparents et enflammés que le cinéma muet a su montrer. Et cependant, Artaud, lui aussi, est intérieurement une gueule cassée. Du « théâtre de la cruauté » d’Artaud, on pourrait dire qu’il est son algèbre des fractales. Ce théâtre cherche à rendre sensible, à faire surgir, un Hétérogène fondamental, que le théâtre fondé sur la parole ne peut pas atteindre. « Cris, plaintes, apparitions, surprises, coups de théâtre de toutes sortes. Apparitions concrètes d'objets neufs et surprenants, changements brusques de la lumière » (5) : n'est-ce pas là le spectacle du front, le théâtre, dangereux et atroce, des tranchées ? Ce que veut Artaud ce sont des « pilonnages éperdus de rythmes et de sons » (6). Un spectacle total, enveloppant, dont le spectateur ne peut pas prétendre se retrancher, justement, par la séparation entre la salle et de la scène. Il y a « une sorte de lieu unique, sans cloisonnement ni barrière d'aucune sorte » (7). Et « le spectateur placé au milieu de l'action est enveloppé et sillonné par elle » (8).

Le théâtre de la cruauté, c'est celui des opérations, le théâtre cruel de la guerre de tranchées où le soldat est soumis à des bombardements incessants, des « pilonnages éperdus » qui viennent de partout. - Théâtre de la dissonance. Qui surgit comme une juxtaposition d'éléments hétérogènes, qu'aucun sens ne relie, qu'aucune raison ne rattache l'un à l'autre. Ces dissonances, « nous les ferons chevaucher d'un sens à l'autre, d'une couleur à un son, d'une parole à un éclairage, d'une trépidation de gestes à une tonalité plane de sons, etc., etc. » (9). Là encore, on pourrait percevoir une réalité indérivable, fractale, juxtaposition indéfinie, et infiniment fragmentée, sans qu'un sens, une direction puisse se dessiner.

Et, dans le tintamarre chaotique des obus qui explosent, des balles qui sifflent, des blessés qui hurlent, le soldat est sans voix, sa parole est impuissante, et son action n'est qu'une suite d'esquisses de gestes. On est très proche de ce qu'Artaud écrit dans « Le théâtre de la cruauté », où il parle de gestes et d'attitudes « constitués par l'amas de tous les gestes impulsifs, de toutes les attitudes manquées, de tous les lapsus de l'esprit et de la langue, par lesquels se manifeste ce que l'on pourrait appeler les impuissances de la parole » (10).

Après la lecture de ton livre saisissant, il devient impossible de relire les textes d'Artaud sur « Le théâtre de la cruauté » sans retrouver partout, dans le vocabulaire du poète (pilonnages, fusillades, assauts, mines) comme dans les situations et les phénomènes qu'il décrit, la réminiscence ou la répétition insistante, une répétition voulue mais déplacée dans la fiction théâtrale, de ce que les soldats des tranchées ont connu. Le « théâtre de la cruauté » serait comme une anamnèse interminable du vécu de la première guerre mondiale. Et l’on comprend mieux cette sorte de crudité inimitable de la poésie d'Artaud plus tard, cet entrechoquement de vocables durs, à la fois triviaux et inusités, comme autant d'impacts et d'éclats dans le corps de la langue, cette imagination exacte, rigoureuse, de chirurgie et de trépanation.

FDM. - Le chaos, la brisure et la fragmentation globale qui se sont emparés des paysages – géographiques et psychiques – au moment de la guerre de 1914, ce sont là des éléments mis en exergue par Artaud au moment où il commence, en février 1945, la rédaction de ses Cahiers dits de Rodez. Cette question de la fragmentation quasi infinie du développement de l’énergie vitale avait été mise en lumière par Bergson en 1907, dans L’Évolution créatrice. L’exemple auquel il se référait, de l’obus « à fragmentations », est bien sûr une métaphore saisissante quand on se rend compte qu’il en a l’intuition quelques années avant le déclenchement de ce conflit qui fera une telle utilisation de cette arme de guerre. Ce chaos, cette fragmentation, cette dimension rhizomatique et « deleuzienne avant la lettre » constituent un schème explicatif important des dessins et gris-gris qui maculent les Cahiers d’Artaud et dont je tente une analyse dans Antonin Artaud et la guerre.

J’émettrai cependant quelque réserve par rapport à la question des « fractales ». — Reposant sur un système de mise en abîme d’une forme (qui se duplique et se répète en son propre sein), les fractales (qu’elles soient régulières ou irrégulières) sont, en fin de compte, modélisables et donc contrôlables. Le rhizome de Deleuze et de son acolyte Félix Guattari me paraît aller bien au-delà des fractales. Il s’échappe, il fuit… et s’avère de la sorte difficilement maîtrisable… Artaud a un terme pour décrire cela : c’est le « poussiéral ». Les « indérivables », que tu cites et qui s’articulent à partir de « souches » ou d’origines distinctes, m’apparaissent comme plus proches du « rhizome » deleuzien, plus aptes aussi à permettre une appréhension des labyrinthes graphiques et idéographiques du Mômo.

Cette question « deleuzienne » de la fêlure, de la brisure des formes du dessin, je la développe dans cet autre livre que je viens de consacrer aux univers « rhizomatiques » de Vincent Van Gogh et d’Antonin Artaud, Vincent Van Gogh Antonin Artaud Ciné-roman Ciné-peinture (11). Deleuze et Guattari sont deux des « personnages » qui interviennent dans ce « ciné-roman ». La métaphore deleuzienne de la différenciation infinie y prend tout son sens.

Pour ce qui concerne, maintenant, ces visages lézardés, pulvérisés, des « gueules cassées » rescapées du massacre, on peut se demander si Artaud eut l’occasion – durant la guerre ou dans l’immédiat après-guerre — d’en voir ou d’en fréquenter. L’image du Artaud « beau gosse » et dandy - que Simone Breton décrivait en ces termes dans les années 1920 : « Beau comme une vague et sympathique comme une catastrophe » - est en totale contradiction avec la manière dont Artaud se vit de l’intérieur. Le schéma corporel du poète est déjà celui d’un être lézardé, choqué, abîmé. À la toute fin de sa vie (à la suite des privations, et des traitements à l’électrochoc), le visage d’Artaud rejoindra d’une certaine manière ces « gueules cassées » qu’il avait pu connaître au moment ou après la première guerre mondiale. En 1946, il possède certes encore ce que Paule Thévenin décrivait comme un maintien « royal », mais l’ensemble se délabre. L’ossature est là, intacte. Mais on perçoit les fêlures, les cassures, les brisures.

Quant au « Théâtre de la cruauté », il renvoie évidemment aux processus de la guerre de 1914-1918. À la face, double et terrifiante, de cette guerre qui fut une boucherie, laquelle taille dans le vif de la chair et qui — ensuite — s’efforce (de manière tout aussi « cruelle ») de « réparer », tailler, amputer, disséquer, « appareiller ». L’ensemble des textes d’Artaud prennent alors un sens et un relief nouveaux lorsqu’ils sont relus à l’aune de ce que met en œuvre cet ouvrage, Antonin Artaud dans la guerre.

Le terme même de « théâtre des opérations » est extrêmement riche en ce qui concerne Artaud. Il s’agit d’abord de ce théâtre des opérations militaires qui se déploie sur un territoire donné, qui ne cesse de se modifier et se transformer au fur et à mesure du déploiement, des avancées et des reculs des forces en présence. Or, c’est de cette manière qu’Artaud décrit à l’asile (tout particulièrement dans ses lettres au Dr Fouks, en 1939) ses relations avec l’univers de la psychiatrie, avec ses médecins, et plus largement avec le monde et avec lui-même. Artaud est en guerre ; il se défend, accumule autour de lui fortins et systèmes de défenses ; il attaque aussi, se servant d’armes offensives (bombes, sorts, machines de guerres, souffles, gestes, etc.).

La deuxième acception ou dimension de ce « théâtre des opérations » est médicale. Il s’agit alors d’une opération au sens chirurgical du terme. Comme lors de cette boucherie et de ce laboratoire que fut la guerre de 14-18, il s’agit pour le Mômo de réparer, d’opérer dans le vif et dans la viande, de remettre l’homme (mal fait par Dieu) sur la table d’opération et de lui refaire une anatomie. C’est là le fondement même du « théâtre de la cruauté » d’Artaud, dont il faut bien dire qu’il prit assurément ses racines dans le conflit de la Grande Guerre. Et sur le terrain : dans ces hôpitaux mobiles et éphémères de l’arrière des tranchées et dans ces centres de chirurgie réparatrice qui pullulaient.

L’ensemble des textes d’Artaud est alors à relire. Tout prend, à la lumière du contexte de la guerre, des résonances précises et insensées. C’est vrai du « Pèse-Nerfs », de L’Ombilic des limbes, du Théâtre et son double, d’Héliogabale, des « Cahiers de Rodez » et des « Cahiers du retour à Paris », du Van Gogh, etc. On dispose là d’une clef fondamentale. Toute son œuvre s’enquille dans ce système.

JJG. - Parmi les documents psychiatriques et militaires que tu exhumes, et que tu analyses dans le détail, il y a toute cette polémique autour de la notion de simulation et de simulateur. La chasse aux supposés simulateurs, pour les renvoyer se battre au front malgré leurs allégations et leurs comportements, semble avoir été l'une des préoccupations majeures des médecins militaires, et l'un des problèmes où l'on voit de la façon la plus aigue et la plus névralgique le conflit, souvent l'opposition, mais aussi les risques de collusion, entre les militaires et les médecins. De plus, tu montres bien comment Artaud, comédien dans l'âme, a pu tirer des leçons de toute cette situation hospitalière où la simulation est à la fois omniprésente et traquée sans pitié. C'est sans doute une des situations où se croisent de la façon la plus étonnante les préoccupations "artistiques" (ou plutôt métaphysiques) d'Artaud et le contexte de la guerre. Peux-tu commenter cet aspect ?

FDM. - Cette « obsession » de la simulation (et de la simulation des maladies mentales durant le conflit de 14-18) est un des processus les plus extraordinaires qui soient. Ce processus relève tout d’abord de cette théâtrologie, que l’on retrouve dans tous les processus guerriers et qui fut alors manifestement bien représentée.

On comprend qu’il y a derrière tout cela des impératifs d’ordre stratégique. Le haut gouvernement militaire a besoin de ses soldats et entend renvoyer le plus vite possible au front les soldats commotionnés ou traumatisés mais « sans blessures apparentes ». La chasse à la simulation bat alors son plein. Le processus s’emballe et l’on voit les médecins recourir eux-mêmes à des processus de tromperie (ou de simulation) pour confondre tous ces « pithiatiques » ou « supposés blessés ». D’autres psychiatres s’emploient à décrire et discerner toutes les nuances et les catégories possibles de simulations. Tout cela se fait en des termes qui ne sont pas sans évoquer une sorte d’apprentissage (ou d’initiation) dramatique ou théâtrale.

Et c’est là, bien sûr, que l’on retrouve Antonin Artaud, passé maître depuis l’enfance dans ces jeux et ces roueries, cette casuistique dramatique qui passe par la simulation des sentiments, des passions, des rôles. — Artaud a-t-il été au front ? A-t-il connu l’épreuve du feu ? La page de registre militaire, que je reproduis dans le livre, ne le dit pas. On sait seulement que, quelques mois après son enrôlement dans l’armée, il est « réformé temporaire ». — Personnellement, et après relecture des textes qu’il écrit dans les années qui suivent la guerre, je tends à penser qu’il a brièvement connu le front, qu’il a pu subir alors une forme de « commotion » et être rapatrié sur l’arrière. Que cette expérience ait ensuite été amplifiée, hypertrophiée, c’est dans l’ordre du possible. Cela expliquerait cette « anamnèse », ce retour permanent d’un vieux trauma guerrier qui ne le quittera plus et qu’il retrouvera intact durant la deuxième guerre mondiale – qu’il passe (rappelons-le) dans les asiles de Ville-Évrard et de Rodez.

Il faudrait alors évoquer cette dimension théâtrale (et de simulation ou de sur-simulation) que l’on trouve si fréquemment dans la folie. Du petit théâtre de Charenton où opéra Donatien de Sade, de l’hystérique de Charcot jusqu’au « Châtelet » et rituels de magie noire qu’Artaud décrit dans ses textes de Ville-Évrard et de Rodez. Médecins et patients jouent des rôles. Un certain nombre d’entre eux en auront eu (au moins partiellement) conscience. Ce fut vraisemblablement le cas de Gaston Ferdière et aussi d’Antonin Artaud. Il n’est, sur ce point, que de relire les lettres que le poète écrit à son médecin (12). — Tout cela étant à resituer, à relocaliser dans le contexte de ce gigantesque théâtre des opérations guerrières que nous avons évoqué.

JJG. - Tu abordes la question difficile, épineuse, de la folie de Hitler. Cette question est épineuse, car l'écueil dont tu as tout à fait conscience et que tu évites parfaitement, est d'aller si loin dans l'affirmation, la description et l'analyse d'une folie de Hitler au sens le plus clinique et le plus psychiatrique du terme, que l'individu serait comme déchargé d'une partie de la responsabilité des crimes terribles, monstrueux, qu'il a commis. Évidemment, il serait absurde que le constat d'une folie de Hitler aboutisse à une telle conclusion, et tu l'écartes vigoureusement, avec juste raison. En même temps, il y a un tel fanatisme, une telle obsession, une telle irrationalité dans les idées et le comportement du personnage que, déjà de son vivant, se posait pour beaucoup la question de sa santé mentale. Tu rappelles le « putsch des psychiatres » en 1938, quand des psychiatres allemands tentèrent avec l'appui de certains officiers, de faire interner Hitler, malheureusement sans y parvenir.

J'avais naguère tenté de comprendre à partir de l'idée d'une structure religieuse (ou pseudo-religieuse) du nazisme, le mécanisme de la psychose hitlérienne. Elle serait structurée autour d'une concurrence - quasi métaphysique - de type mimétique, une jalousie religieuse, entre le peuple juif et le peuple allemand, deux peuples qui, aux yeux de Hitler, se ressemblent trop, à certains égards, pour ne pas se combattre. Il ne peut y avoir qu'un seul « peuple élu », déclarait le chef du parti nazi. Les formulations de Hitler, que l'on trouve dans ses entretiens avec Hermann Rauschning (Hitler m'a dit, 1939) sont extrêmement révélatrices. Il est vrai que l'authenticité de ces déclarations a été contestée. Mais si ces formulations n'émanent pas directement des conversations qu'Hitler aurait eues avec Rauschning (qui est aussi l'auteur de l'ouvrage influent La révolution du nihilisme, 1940), celui-ci les aurait cependant trouvées dans la littérature nazie, et elles pourraient donc, indirectement, avoir Hitler comme origine.

Ton approche est différente et plus clinique. Ce n'est pas tant la structure imaginaire, idéologique, du nazisme qui t'intéresse que les constats d'une atteinte neurologique qui affecte « le caporal Hitler », depuis sa participation aux combats de la Grande Guerre. Avec sa blessure à la cuisse gauche par un éclat d'obus en 1916, puis l'attaque de gaz moutarde dont il fut victime en 1918, et qui le laisse partiellement aveugle, Hitler connaît le sort de milliers de soldats atteints par la guerre. Mais l'étonnant est que son atteinte oculaire ne soit pas considérée par les médecins comme relevant de l'ophtalmologie, mais de la psychiatrie. Il souffre de cécité psychique. C'est par des techniques de suggestions et d'autosuggestions que le Dr Forster lui permet peu à peu de recouvrer la vue. Avec l'analyse du « dossier médical » du caporal Hitler, tu te places donc au plus près de la réalité clinique, psychiatrique de l'époque. Mais cela ne t'empêche pas de montrer comment l'épisode de l'autoguérison devient pour Hitler le point de départ d'une surestimation grandiose de lui-même, l'incitation à « croire aveuglement en lui », et le début d'une hystérie théâtrale outrancière, qui le conduit à exercer sur les masses l'influence que l'on sait.

On retrouve donc, encore une fois, comme chez Artaud, la guerre, la folie, le théâtre. Bien sûr il y a une différence abyssale entre les deux personnages. Artaud est un pauvre interné qui fantasme, qui délire, qui griffonne dans ses cahiers, qui couvre de dessins le papier dont il dispose ; Hitler, lui, est au pouvoir, commandant suprême d'une armée puissante qui envahit l'Europe et envoie à la mort des millions de personnes. - Comment justifies-tu ce rapprochement ? Quelle est la nature de ce rapprochement ? En quoi est-t-il instructif malgré l'écart évident entre les deux existences ?
FDM. – Comme tu le soulignes, la question est d’une extrême complexité. Ce qui me paraît le plus important c’est que l’on touche ici (à travers le personnage de Hitler et – à un autre degré, à travers Artaud, Céline et bien d’autres) à la rencontre de la folie et de l’idéologie. Cette problématique se complique de ce qu’elle est traversée par le double questionnement de la responsabilité et du mal. « Être fou », est-ce échapper au mal ? Le fou est-il lavé de toute responsabilité ? La question est difficile. Et d’autant plus difficile que la question individuelle se redouble d’une question collective. Il y a des maladies, des névroses et des psychoses de masse. L’image du (ou des) fou(s) au pouvoir » est une réalité puissamment ancrée dans les faits.

Quant au rapprochement Hitler/Artaud, il est directement inscrit dans l’histoire. Hitler, Artaud, Céline (et tant d’autres) se sont retrouvés sur le champ de bataille de 14-18. Leurs expériences sont tout à la fois spécifiques et similaires. Artaud et Hitler ont tous les deux été confrontés à la psychiatrie de guerre de l’époque. Les traitements étaient alors quasiment les mêmes d’un côté et de l’autre du front. La découverte en conséquence de l’épisode de Pasewalk, les troubles et la guérison par « suggestion » d’Hitler, qui se trouveront par la suite réintégrés (et transformés) dans la légende du Führer, est un épisode plus que troublant. Le Caporal Hitler en ressort « guéri », et prêt désormais à assujettir son destin à celui de l’Allemagne.

La question que tu poses, concernant la responsabilité d’Hitler, touche au fait de savoir si on doit le considérer comme sain d’esprit et en conséquence comme responsable des atrocités commises. La question tient sans doute à l’ampleur de ces atrocités, et aussi à ce que l’on pourrait appeler la dimension (ou la « qualité ») de ces atrocités. Faire le mal, produire et engendrer le « mal absolu », est-ce une folie, un acte insensé ? Cela reste-t-il de l’ordre d’un acte responsable, c’est-à-dire « sain » ? — La question elle-même semble impossible à poser, à énoncer. Ce problème ne semble pouvoir s’exprimer que sur le mode d’une aporie. Et ne pouvoir trouver de réponse. Tout se passe comme si l’on avait franchi le double seuil de ce que nous nommons ordinairement logique, raison et humanité, moralité. Ne reste plus que l’hébétude… Et une stricte impossibilité à penser… le phénomène.

Tout se passe comme si, en plus des atrocités commises à une échelle jusqu’alors non atteinte par l’humanité, Hitler avait réussi à imposer une impossibilité à penser son geste, marquant ainsi les limites mêmes de la pensée, du savoir et du jugement humain. Nous savons certes où est le mal, ce qu’est le mal, mais nous ne parvenons plus à en déceler la source ou origine humaine. La monstruosité même de ses actes parasite notre jugement. S’il est fou, effectivement, il n’est pas responsable et s’il n’est pas fou, comment penser, classer, dénommer les atrocités commises ?

La deuxième raison (sinon « justification ») de la présence du chancelier du Reich dans notre récit tient ensuite à l’importance qu’Artaud lui octroie au moment de la deuxième guerre mondiale, en ce temps où lui-même, interné dans les asiles français, cherche désespérément une porte de sortie et des soutiens. De manière totalement irrationnelle (on connaît les positions d’Hitler vis-à-vis des malades mentaux), le poète pense pouvoir trouver en lui un appui. D’où ces lettres et ce Sort à Hitler dont il espère qu’il pourra le délivrer. Artaud va jusqu’à dessiner pour Hitler les plans de l’asile de Ville-Evrard afin qu’il puisse venir le chercher. Cette référence n’a, chez Artaud, rien de passager. Elle va se maintenir, s’amplifier, virer parfois au grotesque et à la caricature. C’est, bien sûr, le pouvoir qui est en question : celui d’un grand chancelier qui envoie (comme tu le soulignes) une grande partie de l’Europe et du monde à la mort, tandis que lui, l’interné psychiatrique, n’a strictement aucun pouvoir… si ce n’est celui (dérisoire à ce moment-là) de la colère et des mots… Outre cela, et comme je le montre, il y aurait - entre les deux hommes – bien des divergences, mais aussi quelques similitudes dans le comportement théâtral qui est le leur.

L’autre plan d’attaque, sans doute le plus important, concerne « l’hygiène mentale » dont je parle abondamment et qui se retrouve dans les deux parcours d’Hitler et d’Artaud. J’y avais déjà prêté une attention particulière dans la biographie publiée en 2006 (C’était Antonin Artaud). Le fait qu’Artaud soit en 1920 confié par ses parents au Dr Edouard Toulouse, un des principaux représentants de l’hygiène mentale dans la première moitié du XXe siècle, est d’une importance capitale pour l’évolution même du poète. Profondément marqué par cette forme de « puritanisme » mental que représente « l’hygiène mentale », Artaud finit par aboutir aux antipodes. Il se fait alors le chantre de la folie, de la sanie et du dérèglement des humeurs. La folie et la maladie lui apparaissent désormais, en tant que forces « réactives », comme l’essence même de la santé. Un retournement complet aura été opéré et l’on pourrait, à ce titre, parler d’une révolution copernicienne de la maladie mentale. C’est l’homme sain et le médecin qui incarnent désormais les errances et monstruosités humaines. — Hitler, quant à lui, aura éliminé de la surface du globe ces êtres « dégénérés », qui ne sont à ses yeux que des parasites et des microbes malfaisants.

JJG. - J'ai été un peu étonné, par le titre que tu donnes à la conclusion de ce livre : « Politique et psychiatrie : la question du pouvoir ». Il est vrai qu'au-delà du destin d'Antonin Artaud qui fait le motif central de ta recherche, se joue constamment tout au long de ces pages, une question plus large, qui dépasse la vie tourmentée de ce poète saisi par la guerre, une question qui est celle de l'histoire de la psychiatrie, de la façon dont la guerre a précipité, renforcé les ambitions et les pouvoirs de cette discipline complexe. Tu parles à propos de la psychiatrie de « l'entrée des experts ». Finalement, ton livre qui prend Artaud pour objet, est aussi, par la même occasion, une histoire de la psychiatrie à l'âge moderne et contemporain, une continuation jusqu'à notre époque du travail de Foucault sur la folie à l'âge classique. Dans tes préoccupations et tes recherches personnelles, est-ce le cas d'Artaud qui t'a conduit à creuser l'histoire et la situation de la psychiatrie comme tu le fais, ou est-ce l'intérêt pour la psychiatrie qui, au départ et depuis longtemps, te conduit à t'intéresser à Artaud ?

FDM. - Tu mets le doigt sur quelque chose d’important. Au lendemain des événements de mai 1968, mon intérêt pour Artaud fut d’abord structuré autour d’un intérêt pour la question de la folie et (en conséquence) de la psychiatrie. C’est ensuite seulement que j’ai été séduite par le personnage, par sa vie (tout à fait hors du commun), par la richesse et la polyvalence de son œuvre et la beauté de sa langue.

Une grande part de mes recherches s’est articulée autour de la psychiatrie. L’étude historique et approfondie que j’ai faite (entre 1994 et 1996, années que je passe au CNRS, au CRAL, Centre de recherche des arts et du langage) de l’électrochoc et de son action sur les écrits du poète m’avait convaincue de l’importance de ces recherches pour tout ce qui concerne Artaud. En m’attaquant à la question de l’influence de la guerre de 14-18 sur la vie et l’œuvre de ce dernier, je ne m’attendais pas à l’épaisseur et l’importance de ce que j’allais découvrir.

Venant à la suite des bouleversements qui ont entraîné la naissance de la psychiatrie moderne dans le courant du XIXe siècle, la période qui va de 1914 à 1919 est particulièrement riche en rebondissements. Là aussi, la guerre fournit aux psychiatres un extraordinaire terrain d’expérience. Et c’est dans l’après-première guerre mondiale que la notion d’hygiène mentale va se développer et connaître, surtout, bon nombre d’applications techniques et pratiques, en particulier avec le Dr Toulouse (dont il faut rappeler qu’Artaud lui avait été confié au tout début des années 1920). Nous sommes toujours dans ce monde-là, un monde où l’expertise psychiatrique (et à un autre degré l’expertise psychologique ou sociologique) joue un rôle déterminant au sein de ce que l’on peut appeler le « management » des individus, leur aiguillage (tout au long de leur existence) sur telles et telles voies. Or, je me pose la question : qu’est-ce qu’un expert en psychiatrie ? en psychologie ? en « humanité » ?

On ne peut donc travailler sérieusement sur Artaud sans approfondir la question psychiatrique. Et il faut bien avouer qu’Artaud est, dans l’histoire de la psychiatrie, un morceau de choix. Qu’on ne saurait dédaigner. La référence que tu fais en direction de Michel Foucault est fondamentale. Dès mes recherches sur l’électrochoc, j’ai ressenti la nécessité de poursuivre cette histoire de la folie qui s’arrête au seuil du XXe siècle, en un moment bien particulier puisque l’importance de cette discipline ne cesse de croître durant ce siècle décisif pour ce qui est de l’application des notions de folie, de dégénérescence et d’hygiène mentale. Continuer Foucault, cela a toujours fait partie intégrante de tout un aspect de mes recherches sur Artaud. En 1996, je place d’ailleurs une citation de Foucault en tête de l’ouvrage consacré à l’électrochoc. Et une citation du même Foucault en exergue de L’Affaire Artaud (Fayard), en 2009.

Parce qu’elle gère ce que l’on dénomme « la santé mentale », en raison des pouvoirs croissants de cette discipline qui dispose de médicaments, de traitements et de techniques de plus en plus « performantes » (en quel sens ? tout est là !) et qui se voit, de plus en plus, affiliée au politique (13), je considère la psychiatrie comme une des sciences ou des techniques sociales potentiellement les plus dangereuses. À chaque fois, ce qui est touché, atteint et transformé par les traitements psychiatriques, c’est le noyau et le centre même de ce qui fait l’être humain : son cerveau, son psychisme, ses comportements, ses pensées, ses sentiments et ses émotions.

La question de la montée du nazisme et de la guerre de 1939-1945, bien analysée par Foucault (auquel je me réfère dans Antonin Artaud et la guerre) livre un puissant éclairage sur ce siècle et sur la manière dont les écrivains, artistes et individus anonymes ont pu être gelés et « pris » dans des rêts et des grilles qui les débordaient de toutes parts.

L’extraordinaire, et ce qui fait – je pense – la force de cet Antonin Artaud dans la guerre, c’est ce faisceau de liens mis au jour entre le phénomène même de la guerre (phénomène exceptionnel qui se redouble de l’ampleur et de l’horreur propre à la guerre de 14-18 – cette innommable boucherie), les intentions et les vues d’une hygiène mentale encore balbutiante (mais qui va monter en puissance ente 1919 et 1939), les destins croisés de quelques psychiatres (Babinski, Roussy, Grasset, Toulouse, etc.) et quelques-uns des écrivains majeurs de cette génération : André Breton, Louis-Ferdinand Céline, Antonin Artaud…

Le moment, enfin, où – au cours de mes recherches — j’ai découvert dans le détail l’histoire du caporal Hitler, de son passage en 1918 par le centre psychiatrique de Pasewalk et de ce fut sa guérison ou son autoguérison, fut un épisode assez hallucinant. Car je retrouvai là – dans l’histoire qui est conjointement celle de la psychiatrie allemande et celle de la formation ou de la gestation du personnage d’Hitler – des similitudes troublantes avec ce que j’avais découvert dans les archives psychiatriques françaises et la Revue neurologique des années 1914-1919. J’ai eu vraiment alors le sentiment qu’à l’arrière-plan des volontés et des intentions individuelles des artistes (ces êtres auxquels on accorde beaucoup sur le plan de la création, de la décision) ou des hommes politiques (Hitler), se profilaient les marques de destins particuliers, englobés eux-mêmes dans les procédures complexes de forces et de puissances collectives qui les dépassent.

Cette imbrication constante de destins singuliers dans les fils et les rouages d’une histoire devenue monstrueuse (au point de laminer les individus) s’est imposée peu à peu. De manière implacable, terrifiante et (il faut aussi le dire) passionnante. L’inquiétude, en fin de parcours, est venue de la constatation que cette histoire – et l’ensemble des processus « psychiatriques et guerriers » qui surgissent et se mettent en place autour de la guerre de 1914 - n’est pas close et qu’elle se perpétue de manière tout aussi monstrueuse. Mais, là, pour l’expliciter, il faudrait un nouveau livre…

* Philosophe, Jean-Joseph Goux a enseigné à l’Université de Rice (Houston, USA). — Derniers ouvrages parus : Le Trésor perdu de la finance folle (Blusson, 2013), Fractures du temps (Ed. Des Femmes, 2014). Et aux Editions D-Fiction, deux e-books, La valeur sans images et Téléscripteur Willam Burroughs (2015).

NOTES.
1. Texte repris dans Antonin Artaud, les couilles de l’Ange, Paris, Blusson, 1992.
2. Sur l’électrochoc, le Cas Antonin Artaud, Paris, Blusson, 1996.
3. J’effectue une description assez précise de ces lettres dans la biographie publiée en 2006, C’était Antonin Artaud, Paris, Fayard, pp. 675-723.
4. Gaston Bachelard, qui est, lui aussi, un survivant des tranchées, évoque, dans La philosophie du non, un exemple de courbe continue sans tangente obtenue par une construction géométrique simple, la courbe de Koch, mathématicien suédois qui l'a conçue en 1904. Ces courbes continues sans tangentes (ou indérivables en termes algébriques) sont tellement fracturées (avec des fractures dans les fractures, etc.), qu'elles sont de longueur infinie entre deux points. J'avais, quelques années avant que Mandelbrot parle de « fractales » pour désigner ce type de courbes, essayé de montrer l'intérêt philosophique de cette « anomalie » mathématique, dans un article paru dans la revue Critique (n° 272) en 1970 : « Dérivable et indérivable ». Cet article avait beaucoup intéressé Deleuze qui m'en avait parlé de vive voix, alors qu'il était en pleine élaboration d'un nouveau livre qui allait devenir L'Anti-Œdipe I : il le mentionne dans ce livre. Cette notion d'indérivable jouera un grand rôle dans la perception des choses de Deleuze, en particulier la notion d'un plan d'immanence, à partir duquel peut se donner une différentiation infinie.
5. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, idées, nrf, Paris, Gallimard, 1968, p. 144.
6. Ibidem, p.146.
7. Ibidem, p.148.
8. Ibidem.
9. Ibidem, p. 195.
10. Ibidem, p.146.
11. Vincent Van Gogh Antonin Artaud Ciné-roman Ciné-peinture, Paris, Blusson, 2014.
12. Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, 1977.
13. À tel point que, dans certaines dictatures, la psychiatrie fut et demeure systématiquement utilisée ou « détournée ».

Le livre Artaud dans la guerre

Le Livre Artaud Van Gogh, ciné-roman, ciné-peinture

Artaud / Van Gogh, ciné-roman, ciné-peinture.
(Blusson, 2014).

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