Bourse du Commerce | Fondation Pinault.
Photo ©FDM, 2021.
« OUVERTURE »
Exposition inaugurale, jusqu’au 31 décembre 2021.
« Réaliser ses sensations » (Paul Cézanne)
Dans le documentaire consacré par Arte aux coulisses de la transformation de La Bourse du Commerce en Musée du XXIe siècle, Tadao Ando précise que chaque pas du visiteur l’entraîne dans un autre univers, les perspectives et points de vue changeant à chaque déplacement.
Ceci est certes vrai de toute architecture - et pourrait se dire aussi de toute sculpture. Ce principe est toutefois poussé ici au centuple… ou à l’infini, la coque de béton disposée en structure hélicoïdale au centre du bâtiment constituant un système de plateaux évidés successifs que soulignent et raccordent les uns aux autres quelques escaliers situés sur son pourtour.
Cette coque de béton étant elle-même entourée d’un autre dispositif préalable [le bâtiment initial], lui aussi circulaire et multipliant les « points de vue », fenêtres et lieux d’où « voir et être vu » (en particulier en hauteur, sous la grande fresque du XIXe siècle de 1400 m2 peinte sous la verrière), la multiplicité des points de vue devient vertigineuse.
Et telle est bien la première impression qui s’empare du visiteur quand il commence à déambuler dans l’espace et regarder. Chaque déplacement suscite un nouvel aperçu, une vision différente.
D’où la sensation de perdre à chaque instant les repères dont on venait de se doter. Le point de vue architectural (comme l’a tant de fois expliqué Tadao Ando) est celui d’un « vivant ». Soumis comme tel à d’incessantes métamorphoses.
C’est - au premier chef - la vision qui devient absolument polymorphe, plurielle. Et mue. Et Change. Et se renouvelle.
Ce processus est d’autant plus étrange que le bâtiment originaire, cette Halle au blé transformée au cours de son histoire en « bourse du commerce », étant circulaire et percée d’un ensemble de fenêtres régulières, ouvertes sur le dedans, l’espace ainsi délimité semblait pouvoir satisfaire une forme de maîtrise totale de la vision.
Cette vision panoptique (qui fut le modèle privilégié du système carcéral imaginé, à la toute fin du XVIIIe siècle, par Jérémy Bentham) est ainsi totalement, incessamment et à chaque pas, déjouée et perturbée. L’introduction au cœur de la Halle de ce cylindre de béton évolutif change totalement la donne.
Toute maîtrise visuelle instantanée de la totalité ou de l’ensemble est devenue impossible. Et c’est bien cette peau et membrane de béton qui en s’élevant dans le ciel du bâtiment réalise cette splendide impossibilité. La perception architecturale devient la somme d’une foule de rencontres et de « points de vue » perturbés.
La réussite du projet tient dans cette subversion radicale. La mémoire seule peut alors synthétiser l’ensemble, en enfilant des points de vue qui se substituent et se déjouent en permanence les uns les autres.
Tout au long du parcours - de la marche et pérégrination - de chacun, les œuvres des artistes sont distribuées comme autant de vues à l’intérieur d’autres « vues » et de nouvelles perspectives.
Et lorsque vous sortez des salles d’exposition, distribuées tout autour des anneaux concentriques des étages, pour vous retrouver au centre du bâtiment, de nouveaux "points de vue" sont tout aussitôt créés. C’est alors au travers des fenêtres qui entourent la coursive - dans le jeu des reflets et des superpositions - que les œuvres deviennent à leur tour changeantes et comme vivantes. - Transformées par la puissance de l’appareillage conçu par Tadao Ando.
C’est bien d’une machinerie optique qu’il s’agit. D’une structure conçue pour modifier la vision et rendre l’aventure perceptive particulièrement excitante. Ce qui n’est pas sans rappeler - tout en étant très différente et autrement complexe - la « tavoletta » de Brunelleschi (1415), cet ingénieux système optique qui permit au florentin de multiplier et d’imbriquer les uns dans les autres le baptistère de Florence, les reflets et les nuages.
Ce nouveau Musée apparaît bien (en lui-même) comme un « chef-d’œuvre » et un extraordinaire « opérateur de perceptions ». Il vient ruiner toute idée d’un espace muséal figé, total et concentrationnaire. Le système de Jérémy Bentham se trouve ici cassé, détruit, transformé en son contraire. L’hélice de béton de l’ouvrage constitue la colonne vertébrale d’une vision et perception libre et en devenir.
L’œil épingle bien chacun des mondes traversés mais, l’instant d’après, le pas du visiteur l’a mené sur un autre versant perceptif. La lumière y joue autrement, les ombres muent. Le visiteur est ici comme Cézanne qui à l’aide du cône et du cylindre peut voir autrement - et autant de fois que possibles - différentes versions (différents « états d’être ») de la Sainte Victoire.
Parmi toutes les œuvres présentées de la collection Pinault, nous prendrons comme seul exemple, mais - de par sa position « centrale » - il est significatif, la sculpture d’Urs Fischer (Untitled Giambologna, 2011). Cette sculpture de cire qui se consume et fond peu à peu - très lentement - est ici visionnée de tous les points de vue : d’en haut (on pourrait y ajouter la vision d'un drone ou celle d'un aéronef traversant la coupole), d’en bas, de côté et de travers, de près, de loin et de manière fragmentaire à chacune de ses apparitions au détour d’un escalier, au travers d’une fenêtre, etc.
Se détruisant elle-même, comme la vision qui l’accompagne, elle fond et se dissout, renaît d’elle-même en de multiples fragments épars dans l’espace central. - Le béton, la coupole, la lumière, les ombres lui servent tour à tour de fond et de support. - Elle se situe au centre de toutes les attentions et intentions, mais fond et se dérobe. Tourne et se dissous.
Site de la Bourse du Commerce | Fondation Pinault
Documentaire sur ARTE
Billet sur Chroniques d'Architecture
Bourse du Commerce | Fondation Pinault.
Photo ©FDM, 2021.
1 commentaire:
"OUVERTURE"
Et les œuvres exposées, me direz-vous ? Quelles sont-elles ? - Sélectionnées par François Pinault, qui endosse ici le statut du "commissaire d'exposition", elles tournent quasiment toutes autour de la figure et de la représentation humaine. - Parmi celles qui me restent en mémoire, les visages et têtes de mort (EN GROS PLAN) de Marlène Dumas (noircis, charbonneux, expressifs et prégnants) apparaissent en premier. La série des "Chaises" de Tatiana Trouvé, baroques, singulières. Quel rapport me direz-vous avec la figure humaine ? C'est tout bonnement qu'une chaise est précisément faite pour qu'un humain puisse s'y asseoir; cet ustensile fonctionne d'emblée comme une sorte de "moule" et de réceptacle du corps qui doit l'occuper.- Suivront un ensemble de photographies : les 24 heures de la vie d'une femme ordinaire. Mais - là - je suis déçue de ne rien avoir d'autre de la trajectoire si particulière de celui qui représenta le meilleur du body art dans les années 1970-1980. Ces photographies seraient à percevoir dans l'ensemble de l'œuvre. Cela montre la difficulté d'exposer des "œuvre précises" sans en avoir le contexte.
Découverte en bas d'un mur, la minuscule souris animatronique (et "animée") de Ryan Gander amuse et interloque. Car comment évoquer l'humain sans, tout aussitôt, projeter sur l'animal un ensemble de sentiments.
D'autres images me restent, bleues, étoilées, noires, blanches, poétiques. Et bien sûr, me restera en mémoire - longtemps après qu'elle ait (presque totalement ?) fondue - la sculpture de cire d'Urs Fischer, entourée de ses fragments, débris et demi-membres épars…
Enregistrer un commentaire