LES DESSINS D'ARTAUD
Librairie-Galerie Obliques, 58 rue de l'Hôtel de Ville, Paris IVe.
Texte paru dans La Nouvelle Revue Française, N° 301, fév. 1978.
"La librairie Obliques a présenté une série de dessins, exposition faisant écho à cette autre exposition qui eut lieu en 1947 à la Galerie Pierre, quelque temps après la libération de l'interné de Rodez. C'est en asile psychiatrique, sous les injonctions du Docteur Ferdière (un des pionniers en matière d'art-thérapie...), et au sortir de plusieurs années de [prétendu] mutisme, qu'Artaud se [re]mit à dessiner. Terme bien impropre quand on se représente la frénésie, le paroxysme, la chirurgie corporelle et mentale auxquels correspondent ces griffures, ratures, écorchures, coupures, incisions. Il n'est en aucune façon question d'art ("Sorti d'une claustration de 9 ans, j'ai vu tomber devant moi toutes les œuvres écrites ou peintes"), mais de la production désespérée et magique d'un double corporel. Lieu et système de toutes projections, le dessin fonctionne comme ces poupées fétiches utilisées par les jeteurs de sort. Mais, ici, le démiurge agit sur sa propre image qu'il s'agit de refaçonner et de reconstruire, comme le fit Van Gogh, cet autre suicidé de la société, se livrant "sans désemparer à l'une de ces opérations d'alchimie sombre qui ont pris la nature pour objet et le corps humain pour marmite ou creuset". Aventure parallèle au "théâtre de la cruauté", participant à la même recherche exacerbée d'une voie où dé-situer le corps pour le faire crier, le dessin déconstruit l'homme mal fait, "pas fait du tout", en le remettant "sur la table d'opération pour lui refaire une bonne fois pour toutes une anatomie", tant il est vrai - ainsi que l'affirmait Van Gogh - qu'"il vaut mieux travailler dans la chair que dans le plâtre".
L'œuvre, loin de se détacher de l'organisme qui l'a engendrée, se substitue à lui et en tient lieu. Faut-il donc voir en Artaud un précurseur du Body Art ? Si le corps et la souffrance physique constituent dans les deux cas la matière de l'œuvre, c'est de façon diamétralement opposée. Là où le Body Art opère directement sur un corps qu'il façonne et transforme en signe (le corps est un produit, comme l'œuvre ; il est, en ce sens, assimilable à n'importe quel support que l'on peut gratter, déchirer, exposer), Artaud, lui, agit sur un medium, prolongement retourné et renvoyé en miroir de son propre corps, symbole plus essentiel, plus vrai que le corps réel. La démarche du Body Art apparaît donc redondante dans la mesure où elle insiste, montrant du doigt ce qui constitue en fait la matière ultime de toute production artistique : le corps.
Ventres, sang, suée, excréments, fragments d'organes, corps tronçonnés, torturés, dévissés : les dessins d'Artaud renvoient à une fantasmatique dont il serait trop de dire qu'il s'agit du corps morcelé, car de l'intégrité du corps il n'est plus question depuis longtemps dans ces affres d'asiles, de tortures, d'électrochocs où macère le corps d'Antonin Artaud - né pourtant (comme tout un chacun) le 4 septembre 1896. Corps embaumé, momifié dès sa conception, parcellisé et démembré dès la matrice. Déchet. Excrément : "Cela sentait la merde sur mon cœur, cette caisse avec mon tronc dedans, mais c'était moi l'excrément." Artaud aurait-il - ce faisant - inauguré une esthétique du déchet ? Le détritus se porte bien aujourd'hui dans les milieux artistiques : merde d'artiste en conserve, poubelles d'Arman, tampax usagés de Gina pane. Sublimation de tous matériaux, mais surtout désacralisation de l'œuvre d'art, vécue comme perte et comme déchet. C'est bien là que voulait en venir Artaud : toute trace - graphique ou autre - est de nature excrémentielle : "Ce que vous avez pris pour mes œuvres n'était que les déchets de moi-même, ces raclures de l'âme que l'homme normal n'accueille pas."
Silencieux, quotidien, le travail de mort attaque, décompose et quoi de plus excrémentiel que la mort ! Le crayon sur le papier analyse, fouille, dissocie, dissèque chaque membre, tendon, tissu, ossature. Une touche de couleur (rouge, bleu) vient parfois rappeler que, dans l'organe opéré à vif, des veines charrient un sang précieux. Descente et remontée archéologique dans l'infini des organes commençants, ésotériques et non encore différenciés : "J'ai fait venir parfois, à côté des têtes humaines, des objets, des arbres ou des animaux, parce que je ne suis pas encore sûr des limites auxquelles le corps du moi humain peut s'arrêter." Création d'un corps cosmique, résultat d'un lent processus de dé-figuration attaquant la réalité jusqu'à la faire bouger."
Florence de Mèredieu
* Les termes entre crochets correspondent à des nuances apportées, après coup et à la relecture de l'article.
- En 1984, je publie le premier ouvrage d'ensemble consacré aux dessins du poète, Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris.
cf. www.editions-blusson.com
Librairie-Galerie Obliques, 58 rue de l'Hôtel de Ville, Paris IVe.
Texte paru dans La Nouvelle Revue Française, N° 301, fév. 1978.
"La librairie Obliques a présenté une série de dessins, exposition faisant écho à cette autre exposition qui eut lieu en 1947 à la Galerie Pierre, quelque temps après la libération de l'interné de Rodez. C'est en asile psychiatrique, sous les injonctions du Docteur Ferdière (un des pionniers en matière d'art-thérapie...), et au sortir de plusieurs années de [prétendu] mutisme, qu'Artaud se [re]mit à dessiner. Terme bien impropre quand on se représente la frénésie, le paroxysme, la chirurgie corporelle et mentale auxquels correspondent ces griffures, ratures, écorchures, coupures, incisions. Il n'est en aucune façon question d'art ("Sorti d'une claustration de 9 ans, j'ai vu tomber devant moi toutes les œuvres écrites ou peintes"), mais de la production désespérée et magique d'un double corporel. Lieu et système de toutes projections, le dessin fonctionne comme ces poupées fétiches utilisées par les jeteurs de sort. Mais, ici, le démiurge agit sur sa propre image qu'il s'agit de refaçonner et de reconstruire, comme le fit Van Gogh, cet autre suicidé de la société, se livrant "sans désemparer à l'une de ces opérations d'alchimie sombre qui ont pris la nature pour objet et le corps humain pour marmite ou creuset". Aventure parallèle au "théâtre de la cruauté", participant à la même recherche exacerbée d'une voie où dé-situer le corps pour le faire crier, le dessin déconstruit l'homme mal fait, "pas fait du tout", en le remettant "sur la table d'opération pour lui refaire une bonne fois pour toutes une anatomie", tant il est vrai - ainsi que l'affirmait Van Gogh - qu'"il vaut mieux travailler dans la chair que dans le plâtre".
L'œuvre, loin de se détacher de l'organisme qui l'a engendrée, se substitue à lui et en tient lieu. Faut-il donc voir en Artaud un précurseur du Body Art ? Si le corps et la souffrance physique constituent dans les deux cas la matière de l'œuvre, c'est de façon diamétralement opposée. Là où le Body Art opère directement sur un corps qu'il façonne et transforme en signe (le corps est un produit, comme l'œuvre ; il est, en ce sens, assimilable à n'importe quel support que l'on peut gratter, déchirer, exposer), Artaud, lui, agit sur un medium, prolongement retourné et renvoyé en miroir de son propre corps, symbole plus essentiel, plus vrai que le corps réel. La démarche du Body Art apparaît donc redondante dans la mesure où elle insiste, montrant du doigt ce qui constitue en fait la matière ultime de toute production artistique : le corps.
Ventres, sang, suée, excréments, fragments d'organes, corps tronçonnés, torturés, dévissés : les dessins d'Artaud renvoient à une fantasmatique dont il serait trop de dire qu'il s'agit du corps morcelé, car de l'intégrité du corps il n'est plus question depuis longtemps dans ces affres d'asiles, de tortures, d'électrochocs où macère le corps d'Antonin Artaud - né pourtant (comme tout un chacun) le 4 septembre 1896. Corps embaumé, momifié dès sa conception, parcellisé et démembré dès la matrice. Déchet. Excrément : "Cela sentait la merde sur mon cœur, cette caisse avec mon tronc dedans, mais c'était moi l'excrément." Artaud aurait-il - ce faisant - inauguré une esthétique du déchet ? Le détritus se porte bien aujourd'hui dans les milieux artistiques : merde d'artiste en conserve, poubelles d'Arman, tampax usagés de Gina pane. Sublimation de tous matériaux, mais surtout désacralisation de l'œuvre d'art, vécue comme perte et comme déchet. C'est bien là que voulait en venir Artaud : toute trace - graphique ou autre - est de nature excrémentielle : "Ce que vous avez pris pour mes œuvres n'était que les déchets de moi-même, ces raclures de l'âme que l'homme normal n'accueille pas."
Silencieux, quotidien, le travail de mort attaque, décompose et quoi de plus excrémentiel que la mort ! Le crayon sur le papier analyse, fouille, dissocie, dissèque chaque membre, tendon, tissu, ossature. Une touche de couleur (rouge, bleu) vient parfois rappeler que, dans l'organe opéré à vif, des veines charrient un sang précieux. Descente et remontée archéologique dans l'infini des organes commençants, ésotériques et non encore différenciés : "J'ai fait venir parfois, à côté des têtes humaines, des objets, des arbres ou des animaux, parce que je ne suis pas encore sûr des limites auxquelles le corps du moi humain peut s'arrêter." Création d'un corps cosmique, résultat d'un lent processus de dé-figuration attaquant la réalité jusqu'à la faire bouger."
Florence de Mèredieu
* Les termes entre crochets correspondent à des nuances apportées, après coup et à la relecture de l'article.
- En 1984, je publie le premier ouvrage d'ensemble consacré aux dessins du poète, Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris.
cf. www.editions-blusson.com
3 commentaires:
22 décembre 2019.
Avec le temps, je me rends compte de la situation très particulière de ce texte sur les dessins d'Artaud.
Publié en février 1978 dans la Nouvelle Revue Française, ce texte fut le premier que je publiais dans cette revue alors dirigée par Georges Lambrichs.
Mais - SURTOUT - ce texte est sans doute le premier texte "critique" ou d'analyse, publié sur les dessins du poète. Ceci serait à vérifier, mais auparavant il n'y avait que des "notations", des listes de description, mais pas de tentative d'analyse à proprement parler. On trouve déjà beaucoup des thèmes que je développerais par la suite.
Ce texte faisait suite à une exposition de dessins d'Artaud qui eut lieu en 1976 à Paris, à l'initiative de Roger Borderie.
En avril 1980, Paule Thévenin rédigera un court texte de 3 pages pour un catalogue de l'Abbaye Sainte-Croix, lors d'une exposition, aux Sables-d'Olonne, de dessins du poète. Elle termine alors ce texte par cette remarque : "Voilà, Cher Henry-Claude Cousseau, tout ce que je peux vous dire sur la production dans le temps des dessins d'Artaud". (catalogue de l'exposition)
Toujours en 1980, Le Musée d'Art moderne présentera, à Paris, "l'aventure de Pierre Loeb". Quelques dessins d'Artaud y figureront.
1978-1981 : c'est alors que je fais à l'Université quelques cours sur les dessins d'Artaud et entreprend la rédaction d'un livre sur le dessin.
En 1981, le manuscrit et le projet sont prêts. C'est alors qu'en octobre 1981, je rencontre Paule Thévenin, à son domicile, dans la Fabrique de la rue de Reuilly, et lui remets le texte de mon manuscrit.
Pour plus de détails et pour la suite, on peut consulter l'ouvrage paru en 2009 chez Fayard : l'AFFAIRE ARTAUD.
Quand je parle d'un livre "sur le dessin", il s'agit bien sûr d'un live sur les dessins d'Artaud.
Nota Bene
Google Book contient un choix assez abondant de textes permettant une bonne entrée en matière "apéritive" à cet ouvrage, "L'Affaire Artaud".
Ouvrage qui reste - aujourd'hui encore - et comme l'affirmait un critique au moment de sa parution en 2009, parfaitement"Totem et Tabou"
https://books.google.fr/books/about/L_Affaire_Artaud.html?id=BUeQBgAAQBAJ&redir_esc=y
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